Callac-de-Bretagne

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                           Le voyage de M° Nicolas TUGDUAL à Rennes en 1925.

                               « M° Tugdual saisit par la débauche … »




Maitre Tugdual avait fait à Rennes ses études juridiques entre 1898 et 1901. Il s'était fait ensuite nommer notaire à Landouar, vieux bourg moussu, incrusté sur les contreforts du Méné. Il y vivait depuis 25 ans, ne revoyant guère Rennes qu'entre deux trains, de loin en loin. Sa profession, d'ailleurs, lui laissait peu de loisirs, car, par économie, il n'employait pas de clerc ; Madame Tugdual faisait les copies.

A ce foyer, qu'il avait créé, voici seize années, l'habitude était devenue une seconde nature. Les mêmes paroles s'y prononçaient au cours de 365 jours de l'année : parfois, aucun bruit ne troublait sa maison, que le grincement de la plume de Madame Tugdual sur le papier timbré, et le crépitement des bûches dans l'âtre.

Les mêmes menus alternaient aux mêmes intervalles, coupés du pot-au-feu dominical ; les vacances ramenaient les quatre enfants, placés dans les collèges voisins. Et la vie déroulait on écheveau uniforme sans que M° Tugdual se rende compte que les années fuyaient, et que le fil diminuait dans la bobine, et que bientôt l'amour même ne serait plus qu'un souvenir.

Un soir d'avril, après avoir ruminé tout le jour la façon de s'y prendre, M° Tugdual dit soudain à Olympe, sa digne moitié :
 
"Chère Olympe, il faut absolument que je me rende à Rennes.
- Et pour que faire, Nicolas ?
- La Foire-Exposition bat son plein : j'y ai affaire.
- Par exemple ! Tu n'es ni commerçant, ni agriculteur ! Je ne vois pas bien...
- Quand je dis que j'y ai affaire, c'est au sujet de la succession des mineurs Le Bihan, tu sais, dont M° Pruneau, avoué, s'occupe trop lentement, à mon sens ; il est nécessaire que je lui parle. -Écris-lui.
- Non, par écrit, on s'exprime sèchement, l'affaire est trop compliquée.
- Veux-tu que je t’accompagne ?
- Inutile, ma chérie, ce n'est qu'une course, au aller et retour ; et tu as plusieurs grosses à copier, celle des Thomas entre autres, un bail à huit ou dix rôles...
 - Je comprends, tu veux faire le jeune homme...
-Olympe !
 
M° Tugdual fronça les sourcils : Olympe jugea prudent de se taire, le notaire ayant pris, au contact des Pandectes , des manières autoritaires qui en imposaient à sa digne moitié.



Et puis, elle ne l'avait jamais vu faire de fredaines. C'était un homme si rangé ! Toute la commune avait confiance en lui, et les beautés rustiques le laissaient indifférent. Olympe acquiesça donc au voyage. Le lendemain, M° Tugdual prenait le train ayant pour se donner une contenance, pris une serviette en maroquin, qu'il portait, solennellement, sous un bras recourbé en anse d'amphore. Lorsqu'il se trouva enfin casé dans un compartiment de seconde, le notaire donna libre cours aux profonds pensé qu'il tenait en réserve au tréfonds de son âme. Oui! Il en avait assez de la vie d'ermite qu'il menait dans le bourg de Landouar, depuis plusieurs lustres. Il avait obéi, en se rendant à Rennes, au seul désir de s'émanciper quelques heures, de remettre ses pas dans les pas de sa jeunesse frivole, de revoir les lieux de plaisir où il avait ébauché tan d'idylles, les hostelleries qui puaient le graillon, et les chambrettes où il avait travaillé, et les bonnes maisons accueillantes où il avait laissé au départ, il y avait 25 ans, des visages amis qui lui criaient :

-"Si vous revenez à Rennes, venez nous bonjourer (sic), hein?"

Il avait promis, puis il n'y avait plus pensé. Et voilà que subitement la fringale le prenait de revoir tout ce passé, qu'il croyait bien mort. Pourquoi ces sentiments éteints s'étaient-ils éveillés pour troubler la sénérité de ses 50 ans, et éveiller les susceptibilités endormies d'Olympe ? Une force aveugle le poussait par les épaules, et lui disait :

- "Pars ! Retourne à Rennes ! Elles voudraient te revoir ! Ils t'attendent à la Foire-Exposition !".

Elles ! C'étaient ces petites filles d'auberges aux charmes ingénus ; ces belles-de-nuit fraîchement débarquées de Dingé ou d'Iffendic, et qui n'étaient certes point si exigeantes que les poules de luxe qui fréquentaient les Galeries du Théâtre ; Ils, c'étaient tous ces amis d'études, aujourd'hui épars en Bretagne, magistrats, médecins, apothicaires, professeurs, et qui y seraient tous, à la Foire, mus par le même désir secret que lui-même, Tugdual, de refaire, avant de rentrer définitivement dans la cellule sociale, une bombe carabinée...

   Rasé de frais, les tempes pommadées pour que le cheveux blancs s'aperçussent moins, la moustache courte, en brosse, la canne à crosse d'argent au bras, M° Tugdual, conquérant, débarquait à Rennes à 22 h 15, au milieu d'une foule compacte, qui s'éparpillait dans toutes les directions. Il pensait bien y rencontrer une figure de connaissance : Yves Toulgoat de Morlaix, ou Louis Morin de Quimperlé, ou Jean Droumaguet, son confrère de Toulanaod, d'autres encore ! Petite déception : dans cette foule, il ne reconnut personne.

-Bizarre, se dit-il. Que diable, les quelques milliers de types que j'ai connus pendant mes trois ans de Droit ne sont pas tous morts et enterrés ? Un tel est à tel endroit : tel autre fait tel métier. J'ai vu leur nom dans des journaux : ils existent, ça m'étonne bien... J'ai le temps ; allons à l'hôtel de Brest, là à droite de la gare.
M° Tugdual monologuait tout en déambulant. L'Hôtel de Brest : il y avait pris pension en 1899. Alors, à chaque printemps venu, on sortait les tables sur le trottoir, et l'on reluquait, après déjeuner, les ouvrières qui se rendaient à la fabrique de brosses, tout à côté. Le patron avait nom Goûté, c'était un gendarme à la retraite, Madame Goûté portait une quarantaine opulente et charnue, elle cuisinait bien, mais il y avait des punaises dans les chambres.

-"Allons-y quand même, se dit le notaire. Je veux mettre mes pas dans mes pas ".
M. Tugdual entra par l'estaminet comme quelqu'un qui connait les lieux. Il s'adressa à une dame pâle, aux cheveux en bandeaux, aux yeux bistrés, jument de retour, qui paraissait en avoir vu de toutes les couleurs. Il demanda une chambre.

"-Le 14 pour Monsieur ! Sosthène, fais voir le 14 à Monsieur, Eulalie, prenez la sacoche à Monsieur, "

Sosthène, ventripotent, s'élança. C'était le mari de la maigre hôtesse, qui lui servait aussi de valet de chambre et de caviste. Eulalie, le bec pincé, prit la valise et tous deux précédèrent le notaire.

"-C'est bien changé ici, pensait-il, tout est ripoliné, plus de rideaux, ni de teintures : c'est du Touring-Club !".

 Il eut bien voulu commencer son escapade par pincer les fesses d'Eulalie, mais celle-ci s’éclipsa, le laissant seul avec Sosthène Pommelon.

-"Vous avez succédé à M. Goûté, sans doute ?" hasarda Tugdual.
-«  M. Gouté, je ne l'ai pas connu. J'ai acheté ce fonds à M. Peignon, qui le tenait de Madame Pottier- Laquelle le tenait des Gouté, car le vous parle d'il y a 25 ans.
 - 25 ans ! Un quart de siècle ! L'Hôtel de Brest a changé plusieurs fois de propriétaire depuis ! En tout cas, je n'ai jamais ouï parler de M. Gouté? "

Sosthène salua et se retira.
- "Vingt-cinq ans, c'est donc si vieux qu'on ne s'en souvienne plus à Rennes ! Ronchonna le notaire.
–« A Landouar, on se transmet les souvenirs de génération en génération. Un siècle même n'efface pas les détails dans la mémoire des habitants, et ici un lustre éteint tout souvenir. "

Un peu déçu dans ses projets de voyage, qui comportaient la rencontre d'un tas de vieilles connaissances, le ressassement des souvenirs anciens, Tugdual ferma la porte de sa chambre à clef, mit la dite clef dans sa poche- car c'était un notaire méfiant - et sortit de l'hôtel d'un pas menu, qu'il s'efforçait de rendre jeune et alerte, afin d'attirer les regards des jolies femmes, sans guère de succès d'ailleurs. Il descendit l'avenue de la Gare, longea le quai de l'Université, remonta la rue de Rohan, et atteignit la place de l'Hôtel-de-Ville. Sous les arcades du Théâtre, brillaient les ampoules demi-watt de plusieurs grands cafés. De son temps, il y avait le gaz, mais à part cela, le coup d'œil était invarié. Le plus rupin de ces cafés des Arcades était "Le Coq". Il y avait maintes fois soupé, d'huitres et de champagne, vers les trois heures du matin, après d'impossibles randonnées, dans d'innombrables garnis, et des arrière-boutiques demeurées ouvertes à l'insu de la police. C'est donc au "Coq" qu'il entra. Il s'assit et commanda un café fine. Son isolement lui pesait à vrai dire : tout ce monde de buveurs était par deux, trois par trois : la plupart étaient flanqués de demi-mondaines que M° Tugdual reluquait d'un œil d'envie, derrière le nuage opaque d'un cigare.

Le pire, c'est que plus il retrouvait son Rennes moins Rennes, moins Rennes le retrouvait. Il était là comme un étranger. Il persistait à penser que 25 ans, somme toutes, c'était une paille dans la vie d'un homme ; il revoyait, en fermant les yeux, cette fin d'année 1900, où il avait connu Emmanuel Le Blanc et Henry de la Moutardière. Tous deux l'attendaient là, chaque soir, pour l'apéritif ; des Pernod Fils à 0 fr, 30... D'autres amis occupaient ces tables à jeu, et affichaient leurs amies de la semaine, boniches émancipées, très fières de  se voir au bras de ces fils à papa.

Et le notaire, en mâchant son cigare, attendit là jusqu'à minuit, fixant la porte, espérant l'entrée d'un visage connu ; mais soit qu'il soit devenu méconnaissable, soit que ses amis de jeunesse, frisait la cinquantaine, eussent eux-mêmes changé au point d'être différents, il resta obstinément  seul. Il n'eût même pas le désir de l'une de ces midinettes auxquelles sa prestance laissait deviner un châtelain de campagne : très grave, le tabellion paya, sortit, et regagna sa chambre de l'Hôtel de Brest, où il dormit mal, ayant l'habitude du même lit, depuis un quart de siècle !

Le lendemain, M° Tugdual passa la matinée à visiter les stands de la Foire-Exposition, au Champ de Mars. Il s'arrêta  devant les marques de machines agricoles les plus connues, dégusta diverses eaux-de-vie de cidre, en connaisseur, se fit expliquer le fonctionnement d'une lessiveuse automatique, pour le répéter à Olympe, puis vers midi, il se dirigea vers la lointaine Place des Lices, où il connaissait certain petit boui-boui tenu en 1900 par la mère Dorval, dite " la Mère des Charpentiers" et qui possédait une adorable fille prénommée Marie, qu'il cultiva longuement, et réussit même, un dimanche, à emmener en partie de bateau sur la Vilaine, à l'insu de la vieille. Cette prise de corps lui avait demandé de longs mois d'efforts et de patience : il avait su employer des ruses de sioux pour tromper la méfiance maternelle.    
L'année suivant, Marie épousait un brave menuisier du Champ-Jacquet, et voici que Tugdual voulait revoir cette Marie Dorval. Une fantaisie ! Il entre : la même salle est toujours là, les mêmes tables luisantes de graisse accumulée et frottée, et les mêmes chromos au mur. Il s'assied : il frappe ; une servante frisée accourt, qui lui rappelle comme une sœur certaine Amélie surnommée " Les Nichons Noirs" que son groupe se passa de mais en mains, au rude hiver de 1901.

-" Comme les types se renouvellent tout en restant les mêmes ! «
 
Philosopha le notaire. La brunette lui servit un byrrhe citron. Alors, il s’enquit timidement :
 
-C'est ici Madame Dorval ? "
-" Non, Monsieur, Madame Dupuis, la fille de Madame Dorval. " -C'est vrai, je n'y pensais plus."

Comme il achevait ses mots, une grosse dame se montra dans l'embrasure de la porte à clairevoie qui séparait l'estaminet de la cuisine. Les manches retroussées, le chignon grisonnant en désordre, le tablier graisseux, Madame Dupuis, car c'était elle en personne, préparait le dîner des compagnons charpentiers qui n'allaient pas tarder à arriver. Elle était le portait craché de sa défunte mère au même âge : poitrine flottante, croupe large, double menton, et elle avait jusqu'à cette petite façon de placer les mains sur les hanches, qui était la pose familière de Madame Dorval...
C'était donc cela la belle fille de vingt ans, au sourire frais, au teint de muguet, au corps bien proportionné, qu'il avait, un jour lointain, aimée? Etait-ce possible ? Et si ce désastre irréparable s'était produit chez cette personne, qu'était-il donc, lui, devenu aux regards d'autrui ? Une glace au même instant lui renvoya son image. Il aperçut ses traits durs, ses pommettes osseuses; son teint couperosé, et son crâne, qu'uns calvitie patiente dénudait par le sommet, et menaçait de polir totalement avant trois années.



Pour la première fois, M° Tugdual se vit tel qu'il était. Ayant payé sa consommation, donné un gros pourboire à la bonne étonnée, salué Madame Dupuis, qui ne le reconnu pas le moins du monde, le notaire gagna la rue, et descendit du côté de la Halle aux Toiles, où grouillait une foule de visiteurs endimanchés, paysans cossus en blouse, paysannes en petite coiffe triangulaire ; puis il remonta par le boulevard de Guines et se trouva au boulevard du Colombier, devant le numéro 10, qu'il avait habité en garni pendant deux ans. Là demeurait la mère Flocon, veuve d'un retraité des chemins  de fer, qui avait alors 55 ans. Tugdual calcula : 55 + 25 = 80.

-"Hé, hé ! Quatre-vingt ans ! Il y a de fortes chances qu'elle n'y soit plus !"

A tout hasard, il sonna, dans l'intention de bonjourer la vieille femme, qui avait été si bonne pour lui. Il se rappelait qu'elle lui apportait chaque matin au lit, deux œufs frais pondus de ses poules, en répétant comme un refrain :

-"Vous travaillez trop tard, le soir, Monsieur Tugdual ; il faut prendre du fortifiant."

C'était bien la même maison basse qu'autrefois, à la façade crépie de rose fané : le même pied de biche pendait encore à la sonnette. Va-t-il trouver la mère Flocon ? Un pas précipité, qui n'était pas le sien, (elle trottinait d'un pas feutré) et la porte s'entrebâille.

-" Que désire Monsieur ? " fit une quelconque dame.
-" Des nouvelles de Madame Flocon qui habitait ici...
-" Elle est morte, Monsieur. Nous avons acheté la maison.
-" Il y a longtemps ?
-" Avant la guerre.
-" Ah ! Excusez-moi de vous avoir dérangé. Au revoir, Madame et merci.

  La porte se referma, et Tugdual lança un regard embué d'une larme vers la fenêtre de sa chambre, où il avait vécu libre et insouciant, et où devaient flotter encore quelques molécules de lui-même, quelques fantasmes de ses rêveries...

Décidément, il n'était plus "à la page"

Au fait, que signifiait cette course à travers Rennes, ces inutiles dépenses et cette perte de temps dans sa vie affairée ?  Que faisait par là ce " revenant " ?

Tout penaud, il se hâta de prendre le train et de rallier Landouar, où l'attendait ses minutes, qui étaient ses ultimes amours.

François TALDIR JAFFRENOU.
(Illustrations de Jac Pebier)
 
Ce texte est paru dans le n° 53 de la Bretagne Touristique- Revue illustrée des Intérêts Bretons en date du 16 août 1926.




Notes.
Ex-Libris : Inscription qu'un possesseur de bibliothèque met sur les livres qui lui appartiennent. (Le Fureteur Breton- 1912. page 77)

François Jaffrennou, dit Taldir, né à Carnoët, Côtes-du-Nord, le 15 mars 1879, s’était fixé à Carhaix, Finistère en 1904, comme journaliste. Docteur ès Lettres celtiques en 1911, il reçut la rosette de l’Instruction Publique en 1931, et la Croix de Chevalier de la Légion d’Honneur en 1938, au titre de l’Éducation Nationale. Militant du Régionalisme fédératif, poète et chansonnier breton populaire, sous le pseudonyme de Taldir, il avait été élu président du Collège des Druides, Bardes et Ovates de Bretagne, affilié au Collège des Iles Britanniques. Il était aussi secrétaire de l’Union Cantonale des Anciens Combattants de 14-18 depuis 1919, et Président du Syndicat d’Initiative de la Haute-Cornouaille. Il a publié de nombreux volumes de poèmes et plusieurs d’histoire locale et des biographies, dont une Vie de la Tour d’Auvergne et une Histoire anecdotique de Carhaix.
Condamné le 6 juin 1945, par un tribunal composé de magistrats qui avaient tous prêté serment au maréchal Pétain, et sur la foi d’un témoignage unique et manifestement fallacieux, à cinq ans de prison pour « collaboration avec l’ennemi », Taldir a été gracié par décret du Gouvernement Provisoire de la République, le 5 août 1946. Comme l’avaient compris l’éditorialiste du journal" Welsh nationalist" de février 1947 : « Ses tenaces activités bretonnes furent le véritable motif de sa condamnation. » La Gorsedd de Bretagne a établi ce dossier pour la défense de l’un des siens, le troisième Grand-Druide Taldir et de ses compagnons du Mouvement culturel et autonomiste breton.





***Le barde "Taldir" en 1934. Journal "An Oaled" (Le Foyer Breton )

****François Jaffrenou en 1930. Journal "An Oaled" (Le Foyer Breton)


*****François Jaffrenou, vie et oeuvres.

******Alfred Lajat, imptimeur à Morlaix, petit-cousin par alliance à François Jaffrenou...


*******Claude Jaffrennou, capitaine au camp de Conlie en 1870

********Prosper PROUX, barde breton

*********Fanch Jaffrenou.




Amusements Étymologiques par TALDIR.

Joseph Lohou(mars 2016-mars 2017)   

















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