Callac-de-Bretagne

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LES GRANDS-PARENTS CLAQUEMURÉS


Que le lecteur se rassure ! En Argoat, ou Bretagne centrale, les jeunes générations ne claustrent pas les vieillards ! Ceux-ci, dans la mesure où leur santé le leur permet, demeurent libres de leurs mouvements. Mais quand l'âge vient, avec son cortège de rhumatismes, de pertes de mémoire, d'oppression, de troubles sensoriels, les grands-parents se claquemurent, volontairement, non point entre les murs rectilignes de leur salle de séjour, mais entre les limites polygonales: talus, haies, murets, de leur enclos domestique. Au sens latin des termes domus et domesticus, l'enclos domestique est à la famille ce que l'enclos paroissial est à la communauté. La maison en est l'église, le jardin le placître, les arbres le calvaire, le puits la fontaine. Vient l'âge où les vieux de l'Argoat, hommes ou femmes, ne peuvent plus "aller au bourg". A défaut, aussi longtemps que leurs forces les y autorisent, ils feront quotidiennement le tour du domaine familial et familier, fût-il restreint. Sans en avoir conscience, ils rendent à ce milieu ambiant un culte quelque peu païen, ce qui n'interdit nullement qu'ils le complètent de nobles préoccupations métaphysiques. Outre Dieu, si ce n'est à son insu, ils célèbrent la terre d'où germent fleurs et arbustes; la pierre que le lichen ne doit pas ronger; l'eau dont ils veillent à la pureté; l'air qui ne saurait être que serein et vivifiant; et le feu qui dévore avidement les déchets de la consommation.
Didactiques, nourris de proverbes, les grands-parents prodiguent des conseils, certainement judicieux, à une descendance qui n'en a cure. "De mon temps, c'est pas comme ça qu'on s'y prenait !" - "Oui, Grand-père ! Mais de votre temps, quels résultats obteniez-vous Des récoltes dérisoires, des troupeaux rachitiques !... Aujourd'hui au contraire, on est contraint de freiner la production. De votre temps nul n'était soumis aux quotas. Les déclarations fiscales requéraient à peine le certificat d'études. C'était l'Age d'or: bourse plate et cœur joyeux !"


Désireux de faire plaisir à leur entourage, les grands-parents acceptent de se soumettre, avec plus ou moins de conviction, à diverses thérapeutiques médicales ou magiques, médicamenteuses ou naturelles, destinées, sinon à les rajeunir, du moins à stopper ou retarder la déchéance.
Ils rabâchent leurs souvenirs. Evoquent le bon vieux temps, où l'on trimait, certes, mais où l'esprit, l'âme et le cœur s'ébattaient plus librement qu'aujourd'hui. Personne ne les écoute. Parfois un collecteur de tessons culturels leur demande d'interpréter à l'intention d'un magnétophone quelque ancienne complainte. Un his¬torien les convie à conter leurs mémoires de guerre. Les derniers poilus de 14-18 sont nonagénaires. Les anciens prisonniers de 39-45 septuagénaires. Il est plus que temps d'enregistrer leur témoignage. Bien peu d'auteurs songent à questionner la grand-mère qui, des années durant, a tenu seule au milieu des pires difficultés, une ferme, un foyer tout en élevant ses enfants. Quand personne ne les observe en leur enclos, il arrive que nos vieillards contemplent avec étonnement et fierté leurs mains calleuses et rabougries et leur adressent un discours inaudible. Dans le champ de leur regard opacifié par la cataracte passent des silhouettes confuses, un instant renaissantes: mendiant, chanteuse de foire, lutteur de pardon, fermier braillard, hobereau dédaigneux. Parfois même entrevoient-ils la silhouette de l'Ankou, cette mort personnifiée qui déambule par les chemins dans une charrette grinçante que tirent deux chevaux, un maigre, un gras.
Et pourtant ces vieillards ne meurent jamais. L'un d'eux disparaît - sans qu'on sache vraiment où il s'en est allé - qu'il est aussitôt remplacé par un autre, planté à une lieue. Les vieillards, comme les menhirs, sont indéracinables. Et l'on rencontre¬ra toujours en Argoat, malgré le dépeuplement qui a mené la densité de certaines communes à moins de vingt habitants au km2, des grands-parents claquemurés.


L'Argoat des Côtes-d'Armor, pays des bois, des bas-fonds tourbeux, des manoirs ruinés, des villages figés et des bourgades muettes derrière leurs rideaux inquiets, est lui-même un aïeul claquemuré. Quatre frontières l'isolent. Au nord les murailles du château de Guingamp et quelques crêtes insulaires de l'Arrée. A l'Est les vallées du Trieux et du Sulon, la frontière linguistique. A l'Ouest le haut cours du Guic et de l'Aulne, séparés par la forêt de Beffou. Au sud le sarcophage du canal de Nantes à Brest. A le contempler sur la carte, on perçoit tout de suite que notre Argoat est un bonhomme de haute taille, maigre et cagneux. Sous sa casquet¬te de nuages élimés, il ressemble à un Irlandais, moins loquace, tout aussi fier. Enclin même à plastronner devant ses frères et sœurs bretons: Trégor, Cornouaille maritime, Léon, Pays Gallo. On devine son propos: "Moi qui vous parle, je demeu¬re, seul - presque seul - l'authentique Bretagne. C'est que mon hérédité est pure: rien que du celte sauvage... Vous, vous êtes plats comme des limandes. Je suis cagneux, rugueux, hirsute, tout à la fois loup, bélier, sanglier. Vous pérorez, je me tais. Vous vous dispersez. Vous vous éclatez, comme on dit aujourd'hui. Je me concentre, je me ramasse, je me pétrifie. Vous vous évanouissez dans les fumées industrielles. Tel un dolmen, je fais front. Vous êtes flasques et dociles. Je suis inflexible et rebelle".
 
 
Il témoigne. C'est qu'il en a connu, des événements et des plus sanglants: les razzias de La Fontenelle, la Révolte des Bonnets Rouges, la Chouannerie. Et la Résistance ! Deux des maquis bretons les plus entreprenants— Duault et Coatmal¬louên, avaient pris pied dans ses bois où ils livrèrent d'héroïques combats. Que nul ne s'avise de vouloir imposer à l'Argoat des lois ou règlements qui n'auraient pas l'heur de lui convenir: que ce soit à propos du remembrement, du prix du lait, d'une expropriation, les manifestants surgissent de chaque fourré, barrent les routes et for¬cent le pouvoir à faire machine arrière.
Si la conjoncture est plus calme, l'Argoat aime à se remémorer les jours d'autrefois. Il se voit encore gagnant le marché hebdomadaire en char à bancs, car¬riole ou petit train. Battant le blé noir au fléau, broyant l'ajonc pour nourrir chevaux et vaches. Et l'école ! Que de peine pour y apprendre le français ! Que de coups de règle s'il était surpris à parler breton ! Combien de fois le Maître lui a-t-il fait porter le "symbole" ?

Si vous le poussez dans son retranchement, l'Argoat finira par reconnaître qu'un de ses fils a, ma foi, assez bien réussi, certes pas dans l'agriculture, mais dans le commerce et l'industrie. Il se nomme Guingamp. Voilà un Monsieur qui a de la prestance, du charme, malgré ses tempes grisonnantes. Il faut le voir humer le vent dans les rues piétonnières, admirer sans lassitude l'élégante rigueur d'un porche Renaissance, esquisser un pas de dérobée. Qui plus est ce Guingamp demeure un valeureux sportif, connu de toute la France, non point pour des succès en lutte bre¬tonne, mais dans une sorte de jeu de soule modernisé qu'on nomme football. Il fut un temps où l'Argoat ne manquait pas un match guingampais.


Aujourd'hui l'Argoat est vieux. Les pouvoirs publics, les édiles locaux ont tenté de le rajeunir en lui injectant quelques cellules agro-alimentaires. Les résultats furent décevants. Quand les douleurs ou les soucis le tenaillent, l'Argoat courbe l'échine, marmonne, puis se redresse, prend le ciel à témoin de ses déboires, sans recevoir d'autre réponse qu'une bourrasque, voire un cyclone comme celui du 15 octobre 1987 qui le disloque, le brise, mais ne l'abat pas. Il en a pris son parti. Il ne déteste pas la solitude. A peine jette-t-il un regard sur le petit écran. Qui oserait sou¬tenir que les feuilletons américains et les publicités affriolantes peuvent ragaillardir cet être revenu de tout qu'est l'Argoat ? Il s'en moque. Il n'est pas riche. Il sait qu'il n'est plus capable, s'il l'a jamais été, de nourrir ses enfants qui doivent s'expatrier. Mais que vienne l'été, ceux-ci ne manqueront pas de rendre visite à l'aïeul bourru, accompagnés d'amis qu'il va d'abord jauger sans complaisance. Quand il aura vu s'allumer dans le regard du visiteur les étincelles de la franchise et de la sensibilité, il se résoudra à l'inviter, ouvrant pour lui un passage entre les énormes blocs de granit qui protègent son enclos claquemuré.

Texte d'Edmond REBILLÉ en exergue dans son livre "L'Argoat secret autour de Guingamp"-Publié en 1993 chez Keltia Graphic.
Publié ici avec son autorisation.










   J.lLohou  (Sept. 2011)

















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