Callac-de-Bretagne

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François LE MEN, le médecin malgré l’âge, à 91 ans, il exerce toujours. Soixante ans de médecine qui autorisent ce généraliste à porter un regard amusant sur la surconsommation de médicaments. Visites guidées dans le bocage breton !

 

« Odette? Victor ? » Tensiomètre au fond de la sacoche avachie, le docteur François Le Men se faufile dans la cuisine sans frapper. «François est un familier de la maison.  Avec lui, on peut discuter », sourit Victor, qui l'appelle par son prénom et l'a invité au mariage de ses enfants et petits-enfants. Le médecin, droit comme un menhir, le soigne depuis son installation en 1949. Il a mis au monde ses aînés à la ferme. Il a suivi toute la nombreuse famille de Victor. Surtout, il lui a « sauvé la vie » : « Deux fois ! Sa principale qualité, c'est de savoir faire un bon diagnostic. » La dernière fois, en 2005, un réanimateur de l'hôpital a téléphoné au docteur Le Men: « Votre patient, c'est un homme usé. Il faut vraiment que je l'intube ? » Le généraliste a insisté et, après une brève convalescence, Victor a pu renfiler son bleu de travail. « Il y a des fautes médicales épouvantables. Et une tendance générale à trouver que les vieux gênent », soupire François Le Men.

Le médecin de Callac, chef-lieu de canton rural de 2.400 habitants, se moque bien de déranger. Il fait mine d'ignorer que certains confrères, agacés de le voir exercer à 91 ans - un record en France -, le surnomment « Géronte ». Il laisse dire sa fille, qui le supplie de s'arrêter. Depuis l'enfance, tête bien faite et poings susceptibles, il n'écoute personne. Son père, commerçant plombé par la crise des années 1930, n'a pas le sou pour lui payer une barque ? Il vogue sur l'Hyères, qui coule en bas de chez lui, à bord d'un couvercle de malle. Un prof de la fac de médecine de Rennes le contrarie ? Lui, castagne le ponte, quitte à être renvoyé quelques mois pour indiscipline. Aujourd'hui encore, quand des automobilistes anglais en goguette s'agacent de ses coups de Klaxon impatients, le vieil homme distribue des bras d'honneur. Docteur François et Mister Le Men. Le praticien empathique et l'homme ombrageux. La retraite ? « Pour quoi faire? Ma mémoire est intacte. Je suis en pleine forme. Les gens ont besoin de moi, »


« On n'en fait plus d'aussi dévoués que lui »

Chaque après-midi, parfois jusqu'à 20 heures, le vieux docteur au teint de camélia avale des kilomètres de départementale, à travers le bocage, pour rendre visite à ses patients. Âgés pour la plupart, souvent diabétiques, parfois atteints de la maladie d'Alzheimer. «II y a trois autres généralistes à Callac mais je suis le seul à me déplacer. Le soir, le week-end et même la nuit ! Les jeunes médecins ne veulent plus faire les urgences. C'est pour cela que l'hôpital explose ! » «II pratique la médecine à l'ancienne. On n'en fait plus d'aussi dévoués que lui », abonde Carole Le Jeune, la maire de Callac, qui cherche en vain à remplacer deux médecins récemment partis à la retraite. « Aucun ne veut s'installer à la campagne », se désespère cette élue communiste d'un (relatif) désert médical. L'un des généralistes du bourg confirme : « Les jeunes femmes médecins, majoritaires, rêvent de salariat et d'un congé maternité digne de ce nom, impossible en exercice libéral. Elles préfèrent un poste à l'hôpital de Guingamp ou de Saint-Brieuc. »

Il suffit qu'Angélique voie poindre le capot de la 404 rouge grenat - modèle 1966, à injection directe - pour se sentir mieux. François Le Men, costume-cravate et casquette de toile, en descend d'un pas assuré. Il y a trois ans encore, il faisait du vélo. Pas 250 km à fond sur les pédales dans les monts d'Arrée, comme autrefois, mais de belles balades au milieu des genêts. « J'ai dû arrêter à cause de vertiges », grimace-t-il, seul indice avoué de fatigue. « Comment ça va, Angélique ? Cette glycémie, elle baisse ? Non? Si ce n'est pas mieux la prochaine fois, il faudra essayer un nouveau médicament !

Abus de prescriptions, fausses révolutions thérapeutiques, passage sous silence des effets secondaires par les visiteurs médicaux... Les polémiques actuelles sur la surconsommation de médicaments ont le don d'amuser le praticien nonagénaire. Lui ouvre grand son cabinet - l'ancien magasin d'engrais de ses parents - aux VRP de Big Pharma. « La principale avancée en soixante ans de médecine générale ? Les médicaments ! Les antibiotiques ont élargi l'arsenal thérapeutique des médecins et sauvé les patients. On a oublié que, avant les vaccins, les maladies infantiles emportaient les gamins ! Et les ulcères à l'estomac ? Plus besoin d'opération, des cachets suffisent !

Il faut juste prescrire à bon escient : ni trop ni trop peu. »


L'ulcère au premier coup d'œil

Le renouvellement de l'ordonnance mensuelle offre l'occasion de soutenir le moral, fragile, des personnes isolées. Il y a ce sexagénaire, fatigué par son diabète et quarante ans de maçonnerie. « Tu t'occupes comment? Ça te ferait du bien de sortir un peu », lui lance le docteur Le Men. Moue boudeuse du monsieur : « Si tu ne prends pas ta retraite, François, c'est peut-être que ton métier n'est pas aussi fatigant que le mien ! » Il y a cette dame déprimée à laquelle Le Men ne s'adresse qu'en breton: « Il aime son métier, il s'occupe bien de nous, il est gentil. » « Elle y tient, à son médecin bretonnant », confirme son fils. Ou cette autre patiente qui lâche en douce : « Comment je vais faire s'il meurt avant moi ? »

Hypermnésie et soucieux de prouver que ses compétences sont intactes, le docteur Le Men exil-fut-te avec -force détails ses plus beaux diagnostics : l'ulcère, premier coup d'œil, l'hépatite C décelée grâce à une banale toux avant prise de sang, la petite fille sur son lit de mort ressuscitée par une piqûre... Son dernier fait d'armes remonte à quelques jours : une pancréatite aiguë ayant échappé à la vigilance d'un confrère.

Mais l'essentiel du travail, aujourd’hui comme il y a soixante ans, est plus banal.

« La prévention, c'est une des missions du généraliste. Moi qui ai arrêté de boire en 1962 et de fumer en 1963, j'aide mes patients à faire la guerre à l'alcool et au tabac. Je donne des conseils d'hygiène de vie: bien manger, faire du sport... » Et du travail, sur ordonnance, pour mieux durer ? Le Men récite souvent ces vers de Vigny (La Mort du loup): « Gémir, pleurer, prier, est également lâche/Fais énergiquement ta longue et lourde tâche [...]/Puis après, comme moi, souffre et meurs sans parler. » Le secret de sa jouvence est peut-être gravé sur le monument aux morts de Callac. En lettres jaunes sur le granit, le nom de son cadet adoré, résistant disparu en déportation à Ravensbrück. Un chagrin inconsolé, deux cœurs battant sous le stéthoscope.

 

DISCIPLE DE PASTEUR ET DE FLEMING

 

FRANÇOIS LE MEN A SEPT ANS, en 1928, lorsque Fleming découvre la pénicilline. Mais c'est dans les années 1950 et 1960 que les principaux antibiotiques arrivent dans son cabinet de Callac. Pasteur figure aussi en bonne place dans son panthéon médical :
pour la plupart mis au point dans les années 1920 et 1930, les vaccins, antiviraux et antibactériens, qui suscitent aujourd'hui une défiance croissante dans la population, aident le praticien à prévenir la diphtérie, le tétanos ou la polio.

 

JDD du 1er mai 2013- Anne Laure BARRET.

               


A 93 ans, le Dr François le Men a pris sa retraite.





La mort dans l’âme, le vieux médecin vient de cesser son activité à Callac (Côtes d’Armor ), il figurait parmi les doyens des généralistes de France.
« C'est terminé, je ne peux plus marcher. J'ai continué à pratiquer jusqu'à l'extrême. » Le 30 décembre, le Dr François Le Men a remisé son stéthoscope après soixante-sept ans d'exercice de la médecine. « C'est avec regret que je laisse ma clientèle, mais je suis dans l'obligation d'arrêter », s'excuse-t-il presque.
Nous l'avions rencontré en 2013, aussi alerte que déterminé. « La retraite, pour quoi faire ? », répondait-il abruptement quand on s'étonnait de le voir encore en activité à 91 ans. « Je n'ai pas l'intention de raccrocher. Et ceux que ça étonne, je leur réponds : «Le vieux, il continue !» » Deux ans plus tard, les problèmes de santé auront ou raison de sa volonté farouche.
Je n'imaginais pas arrêter
Le voilà désormais contraint au repos par un cœur fatigué, lui qui sillonnait le centre Bretagne par tous les temps, de jour comme de nuit. Ses patients venaient de loin le consulter. « Dans certaines familles, j'ai suivi cinq, voire six générations. »
Il avait commencé à exercer alors que les agriculteurs ne bénéficiaient pas encore de l'assurance-maladie. « Il fallait poser un bon diagnostic. On ne faisait pas quantité d'analyses ni de scanners pour savoir de quoi souffrait une personne. » Il pratiquait parfois des accouchements, recousait des jambes tailladées à la tronçonneuse.. Des décennies consacrées à soigner, qui charrient des tonnes de souvenirs. « La médecine, c'était ma vie. Je n'imaginais pas arrêter un jour. »
Depuis l'annonce de son départ en retraite, des appels téléphoniques et des courriers de sympathie lui arrivent chaque jour. « Je suis désolé d'avoir arrêté répète-t-il, ému aux larmes. Que vont faire mes patients fidèles ? Toutes ces personnes âgées qui habitent seules, en pleine campagne ? Quand j'arrivais chez mes patients, ils mettaient l'eau à chauffer pour le café. Après l'examen, ils sortaient les gâteaux et les crêpes... »
Faux-bond
François Le Men avait pourtant prévu sa relève et le généraliste qui le remplaçait chaque été, depuis cinq ans, devait lui succéder, à partir de février, dans son cabinet du 30, rue de la Gare à Callac. « C'est un homme de 65 ans, qui habite dans l'est de la France. Il connaissait ma clientèle et m'avait dit : je suis très heureux ici, à Callac, et je peux encore faire dix ans. » Mais ce passage de témoin n'a pu finalement se faire. « J'ignore ce qui l'a fait changer d'avis : au dernier moment, il m'a fait faux bond. »
La commune de Callac compte désormais un médecin de moins. Heureusement, un nouveau généraliste s'y est installé, l'an dernier, et les quatre praticiens regroupés dans la maison médicale devraient absorber sans trop de difficultés les patients du Dr Le Men. « Nous sommes, certes, en zone déficitaire mais les besoins médicaux sont couverts, note Lise Bouillot, la maire de Callac. La question se posera au prochain départ en retraite mais, d'ici là, l'augmentation du numerus clausus en fac de médecine devrait avoir un effet positif. »
La pénurie médicale n'est cependant pas propre à la ruralité. À 30 km de Callac, la ville de Guingamp connaît une passe difficile, avec onze généralistes seulement pour 22 000 habitants. Des généralistes qui tirent la sonnette d’alarme.

Emmanuelle MÉTIVIER.
L’Ouest-France du  mercredi 10 février 2015.

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Ouest-France du 22 juillet 2017



                                                                                                       Joseph Lohou (février 2015-juillet 2017)