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Maurice
Le Lannou (°1906 Plouha-1992), a été professeur au Collège de France et
un géographe de grand talent. Dans les années 60, très intéressé par le
monde paysan breton, je recherchais ses articles qu’il avait l’habitude
de proposer aux medias et surtout dans le journal « Le Monde ». Je
conservais précieusement ses chroniques, dont celle-ci qui traite du
destin du bocage breton ; elle date de près d’un demi-siècle, mais
aujourd’hui, en pleine période de problèmes d’environnement, elle n’a
pas perdu de sa
pertinence…
LE DESTIN DU BOCAGE
Le Monde, 21 novembre 1965
Si
j'ai peu de goût pour la géographie dite appliquée, il m'arrive de
m'enthousiasmer aux succès d'une géographie utile. En voici une
ramassée dans les soixante pages d'une jolie petite revue occidentale-
elle porte un nom breton signifiant « le bout du monde- qui s'occupe de
la nature et de sa protection dans les régions de la péninsule
armoricaine. Ce numéro est consacré à l'étude du bocage, non point dans
sa totalité quelque peu abstraite, comme l'ont fait trop de curieux des
structures agraires, mais dans son constituant élémentaire, de pierres,
de terre et de plantes, qui est le talus.
Ces merveilleux kleuziou de mon enfance (le breton dit en effet « fossé
» pour talus, car celui-ci est en principe longé d'une douve) ne sont
pas un mince objet. Que de savants naturalistes s'y appliquent ne
suffirait pas à rendre compte de leur puissante réalité. Il y a fallu
le talent de maitre d'œuvre d'André Meynier, à qui doit beaucoup cette
géographie simple et nette dont les démarches sont indispensables à
l'intelligence des paysages et de leurs finalités. Nul exemple ne
pouvait mieux témoigner que le géographe n'est personnel et utile qu'en
sollicitant les rassemblements et en restituant les ensembles.
Depuis
une vingtaine d'armées, la tendance est à l'arasement des talus
et à l'élargissement des mailles du bocage. L'avantage recherché est
moins le désir de regagner une place perdue que de constituer des
parcelles plus vastes et mieux formées, accessibles aux machines et
offrant le cadre économique le cadre économique le plus exact à leurs
évo lutions. Cette recherche du meilleur « îlot de productivité » n'eût
guère été possible, tant la masse de ces clikur.es plantées est énorme,
si le bulldozer n'avait pénétré dans cet occident rural, par les
villes, à la faveur - si l'on ose dire - de la reconstruction. Une
autre circonstance agissante est le relatif élan donné, après des
décennies de résistance, au remembrement des exploitations.
Et
les pouvoirs publics ont aidé à cette accélération d'un mouvement
qui, dans ce cadre architectural massif et robuste, prend
l'aspect d'une révolution brutale. Si, dans un premier temps,
l'arasement est laissé à l'initiative privée, la politique d'action
régionale mise en œuvre à partir de 1955 prévoit primes et subventions,
tandis que l'admi¬nistration est habilitée à coordonner des actions
collectives menées soit par les communes, soit par les associations
foncières de remem¬brement. Mais les textes montrent déjà que les
autorités qualifiées - services agricoles, génie rural -ne tiennent pas
la destruction du bocage pour absolument salutaire : ils ne mentionnent
pas l'arasement des talus, mais la « suppression des obstacles à
l'utilisation rationnelle du sol ». C'est laisser intacte la question
de savoir si, dans certaines conditions, l'atteinte à l'édifice bocager
ne risque pas de porter des effets redoutables.
Le
paysan breton ne s'est pas précipité à l'assaut de ses talus. Sa
prudence se marque dans les résultats jusqu'à présent acquis : en
Finistère, 6 pour 100 seulement de leur longueur ont été effacés ; les
autres départements d'Armorique sont moins avancés encore dans l’œuvre
de destruction. Il est certain que, malgré les aides officielles,
l'entreprise coûte cher et est, le plus souvent, bien au- dessus des
moyens du cultivateur. Mais je suis persuadé que la limite est avant
tout posée par les psychologies, et que l'on se trouve en présence du
grand fait - il intéresse présentement beaucoup de sociologues - de la
résistance au changement. Routine ? Ce n'est point si sûr, et le mot
est un de ceux qui ont fait le plus de mal aux études d'économie
rurale. Je pense, pour ma part, qu'il faut donner plus de crédit aux
sommes confuses de l'expérience paysanne.
A ma connaissance, on ne
s'est point préoccupé de connaître dans quelles tranches d'âge se situe
l'engouement pour l'arasement des talus. J’imagine que les jeunes chefs d’exploitation ont conduit
l’entreprise avec infiniment plus de vigueur que les anciens, On
verrait ainsi s'opposer un degré d'instruction nouveau, fondé sur des
notions d'économie aux thèmes simplistes de la productivité, et la
tradition du paysan peu instruit, mais riche de connaissances
naturalistes profondes aux logiques obscures.
C'est
cette tradition d'empirisme que les savants spécialistes groupés par
Penn ar Bed éclairent aujourd'hui. On nous montre que les talus, loin
d'être de simples clôtures uniformes et sans densité dans leur
disposition linéaire, sont « des milieux biologiques plus riches
que les champs qu'ils entourent ». Ils assurent ainsi l'équilibre d'un
bocage où les conditions écologiques (nourriture et abri) favorisent la
reproduction et le maintien de très nombreuses espèces animales dont
les effectifs restent toujours mesurés par la concurrence. Cela vaut
mieux que les zoologies simplistes des grandes plaines d'openfield : la
continuité de ces peuplements animaux denses, mais sans proliférations,
des talus armoricains est tout à l'opposé des ruptures brutales qui
caractérisent les populations des rongeurs des campagnes découvertes,
où l'alternance saisonnière des abondances et des disertes, peu
favorable à la reproduction continue d'espèces nombreuses, l'est au
contraire dangereusement aux pullulations de certaines d'entre elles,
comme le campagnol, redoutable ennemi des cultures.
Décisif
dans l'équilibre du milieu vivant, le rôle du talus l'est aussi dans
celui des conditions climatiques. Historiens et géographes sont à peu
près d'accord pour assurer que les monumentales clôtures champêtres de
l'Armorique ont été édifiées dans l'intention de marquer la possession,
mais il est certain qu'elles sont aujourd'hui agissantes comme
brise-vent. Les bioclimatologistes de l'Institut national de la
recherche agronomique en donnent la savante démonstration. Le vent
augmente l'évapotranspiration potentielle des plantes et diminue ce
qu'il est commode d'appeler la « réserve facilement utilisable » en
eau, essentielle à leur croissance : toutes choses égales d'ailleurs,
cette perte d'eau utile est nettement plus importante sur une plaine
venteuse que dans le bocage occidental. Mais on saisit ici l'étonnante
complexité des faits naturels associés en combinaison géographique : si
le brise-vent au niveau de la plante indi-viduelle, les pertes
par évaporation et transpiration, il augmente, parce qu'il est planté
d'arbres dont les racines peuvent utiliser des
réserves profondes, l'évapotranspiration réelle de toute une région, et
il entretient ainsi un milieu frais dont on peut supposer qu'il
conditionne toute la production agricole actuelle dans son
caracté-ristique équilibre entre l'herbe, la rave et la céréale.
C'est
surtout cette rédaction des pertes en eau dans des terroirs beaucoup
moins arrosés et mouillés qu'on ne le croit d'ordinaire qui rend
positif le bilan des avantages et des inconvénients de la structure
boca¬gère. Certes, le talus dérobe à l'agriculture, par lui-même et par
l'ombre qu'il projette, une place notable. Peut-être, en augmentant
l'humidité de l'air, retarde-t-il les maturations et favorise-t-il
cer¬taines maladies des plantes à grains, mais il reste que l'économie
laitière, qui est- avec le blé - une pièce essentielle de la
poly¬culture bretonne, s'accommode des fraîcheurs du bocage, et d'autre
part la haie et le talus améliorent le séjour du bétail dans des
parcelles où il passe le plus clair de l'année. A cela s'ajoutent
d'autres avantages : la protection contre les dégâts mécaniques cau¬sés
par les rafales, la limitation du déplacement de certains insectes
nuisibles, comme les pucerons, la défense contre l'érosion du sol par
le ruissellement et par le vent.
On
devine que l'ensemble du système agronomique de l'Ouest français,
compte tenu des données économico-techniques et des pré¬cisions
apportées par les sciences naturelles, gagnerait à un éclaircissement
mesuré du bocage. Quelle passionnante recherche que celle de l'exacte
mesure ! Il ne s'agit pas d'un simple calcul de longueurs, même si
l'économie rend souhaitable la constitution de parcelles au moins deux
fois plus étendues que le champ moyen actuel. Les talus étant avant
tout des brise-vent, il est nécessaire de conserver ceux qui sont
correctement orientés et protègent des souffles dominants de
Nord-Ouest et de Sud-Ouest.
Il
importe aussi de considérer la nature de
l'obstacle et son degré de perméabilité. L'écran total n'est nullement
souhaitable : la profonde dépression qu'il crée du côté protégé
provoque des tourbillons plus dangereux que le vent lui-même ; un
brise-vent trop parfait peut, d'autre putt, déterminer au printemps des
gelées nocturnes. Enfin, si le but recherché est d'augmenter la surface
des parcelles, le talus et son couronnement végétal apprécié dans
son degré correct de perméabilité doi¬vent avoir une hauteur accrue, en
général double de ce qu'elle est actuellement, si l'on veut doubler la
plus grande dimension de la pièce de terre. C'est dire que des arbres
convenablement espacés y sont nécessaires. Mais voilà un nouveau
problème : le paysan armoricain a depuis longtemps cessé d'être un
forestier, même dans le dispositif simplifié et linéaire du bocage ; et
le traitement coûte de l'argent et de la peine, pour un rendement peu
appréciable, puisque le bois noueux des têtards a perdu toute valeur.
Les
forestiers de l'équipe de Penn ar Bed proposent des solutions capables
de redonner du prix au bois des clôtures bocagères. Ils suggèrent
l'introduction de nouvelles espèces, peupliers ou mélè-zes, épicéas et
thuyas, voire pins noirs d'Autriche dans les atmo-sphères littorales
chargées de sel ; ormes et frênes peuvent égale-ment donner de très
bons brise-vent. La création d'un rideau de peupliers, dans les cantons
soumis à remembrement, coûterait quatre fois moins cher que l'arasement
d'un talus d'égale longueur. Beau travail, et belle géographie en
action que cette entreprise d'aména-gement où entrent tant de données
enchevêtrées ! L'œuvre est plus étendue encore si l'esprit de la
géographie totale y préside. Les programmes de remembrement et
d'arasement, tendus vers la mise en valeur de la totalité des sols,
peuvent englober en zone rurale de vrais plans d'urbanisme - puisque
aussi bien les bourgades armoricaines sont en train de s'urbaniser et
de s'étoffer - par la constitution de réserves foncières aptes à être
viabilisées en vue du remaniement ou du regroupement des zones bâties,
ou à devenir des espaces forestiers. La ville et la forêt sont en passe
de régénérer le bocage. Et cette mutation implique des solidarités et
des communautés d'efforts qui pourraient bien tempérer jusqu'au
traditionnel individualisme des régions de l'Extrême-Occident.
Joseph
Lohou (mars 2011 )