Callac-de-Bretagne

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JEAN MEYER
Un témoignage exceptionnel
sur la noblesse de province
à l'orée du XVIIe siècle :



Les "advis moraux " de René Fleuriot



Le document intitulé « Advis moraux » que l'on lira ci-dessous provient des archives de la famille Fleuriot. Ce document nous a été aimablement communiqué par M. le comte Fleuriot de Langle, grâce à l'obligeance de J. Delumeau. Qu'ils en soient vivement remerciés. Tirés des Archi¬ves départementales des Côtes-du-Nord (série 2 E, n" 145). les advis moraux font partie d'un ensemble complexe, où figure un journal sommaire de la vie de René Fleuriot. publié voici bien longtemps, par Anatole de Barthélémy (1). Les « advis moraux » — témoignage capital de la mentalité nobiliaire bretonne au début du XVIe siècle — se trouve inclus dans un petit cahier groupant deux ensembles, rédigés tête-bêche : les advis moraux adressés par un père à son fils aîné et à l'ensemble de sa famille, et d'une espèce d'autojustification, que l'auteur, René Fleuriot, sieur de Coat-guenou, intitule de la manière suivante : « C’est issy le Livre où je marque les affaires de conséquence que je eu avecque touttes sortes de gens depuis que je nie mesle de commercer parmy le monde que je voulu issy rédiger pour esclairer par un chacqun la véritté de ce quy c’est passé en mes affai-res particulières que je me permet de reconnaître par autant que ce qui se trouve écrit issy qui est la véritté Entière en ma foi et conscience et ay signé ceci pour servir d'instruction à mes héritiers ». L'intérêt de ce dernier document, qui consiste en la très classique énumération des procès et de quelques dettes. est d'être signé du 2 janvier 1609. A ce petit livre s'ajoute toute une série d'autres papiers.

Citons, entre autres, un livre de gages de domestiques, qui révèle un maître très humain, s'occupant de près des frais de maladie de ses valets et de ses servantes ; une série de procès des fils et petit-fils du rédacteur —qui marquent combien les advis moraux ont été peu respectés. — Malheureusement, les advis moraux s'arrêtent brutalement au milieu du livre, car il y manque plusieurs feuillets, cinq ou six, probablement, à en juger par le format de l'ensemble.

Nous avons donc là, la possibilité, grâce à la publication antérieure d'A. de Barthélémy, (le toucher de très près la mentalité d'un homme de la fin des guerres des Ligues et du début du mouvement de la réforme catholique.

De quand date ce document ? Nous disposons de plusieurs repères. Le relevé des procès, qui accompagne les « advis moraux », est daté de 1609, mais comporte des procès s'échelonnant de 1608 à 1625. Ainsi, ce mémento a été rédigé au fil des principaux événements. Les advis moraux sont un peu plus tardifs. Se présentant comme une espèce de testament spirituel, leur début de rédaction se situe à l'orée de la vieillesse, mais la rédaction a pu être reprise, comme en témoigne la mention du mariage de son fils aîné, inscrite en marge du texte primitif. Celui-ci, Claude Fleuriot, sieur de Kerlouët et de la Saudraye, s'est marié le 19 novembre 1623 avec demoiselle Fiacre Le Bahezre, mariage au surplus de courte durée, puisque la dame de Kerlouët est morte (lès 1626, et que Claude Fleuriot s'est ultérieurement remarié avec une de Coëtlogon. Ainsi, les advis moraux peuvent avoir été écrits, pour l'essentiel, avant 1623.

Leur interprétation suppose, cependant, la consultation préalable du troisième document, le Journal déjà évoqué. Celui-ci permet de mieux cerner la personnalité de l'auteur, le texte étant rédigé, pour l'essentiel, avant 1610. En effet, l'intitulé de ce journal mérite d'être relaté : « issy après est enregistré le temps que j'ai épousé damoiselle Margueritte de Chef-du-Bois. ma femme ; ensemble la naissance de ses enfants... avec plusieurs autres choses mémorables advenu tant pendant les guerres de la Ligue... que depuis la paix, le tout soubz le règne de Henry quattriesme... à qui Dieu veille prolonger la vie pour le bien et le repos de son peuple et de son Etat. » On peut donc reconstituer la manière de procéder de René Fleuriot. Il a commencé trois écrits principaux : le relevé des procès en 1609, son Journal vraisemblablement au même moment (en reprenant sans doute des notes antérieures), puis, plus tard, les « advis moraux ». Mais cette rédaction .,'..;t prolongée, par la suite, par le relevé des principaux événements ultérieurs. Le Journal s'achève seulement 20 mars 1624, date de l'entrée en religion de sa fille. Comme René Fleuriot est mort entre 1635 et 1637, sans que l'on puisse préciser davantage, il faut admettre que la mort de sa bru l'a découragé de continuer son triple récit. Rete¬nons une dernière indication. L'auteur note dans son journal « que le 15' janvier 1623, au 56"an de mon age, je fuz attaqué de la gouste au pied droict » ; or, plus -haut, il relevait, en 1616, la mort du gouverneur de Guingamp, « après avoir esté travaillé de la goutte dix ou douze ans ». L'accident de 1623 n'est-il peut-être pas étranger au premier mariage de son aîné, survenu au cours de la même année (ce qui rendait les « advis moraux » en partie inutiles). Commencé avant les tractations de mariage (qui, à cette époque, durent un certain temps), donc vers 1622, les advis moraux ont été légèrement remaniés après novembre 1623, René Fleuriot estimant désormais inutile de prolonger son œuvre éducative écrite.


En 1622, René Fleuriot a 55 ans. Il est issu d'une famille noble possessionnée dans les environs de Guingamp et près de la Roche-Derrien. Il appartient à cette noblesse catholique qui, en dépit de la profondeur de ses sentiments religieux, n'a jamais abandonné le parti royal. A vrai dire, cette prise de position ne lui avait pas tellement réussi. Il est fait prisonnier une première fois, par le parti de la Ligue au siège de Guingamp ; niais la capitulation de la ville lui permit de s'en tirer à bon compte, sans bourse délier. Il est repris, une seconde fois, en septembre 1594 et put, une nouvelle fois, s'en tirer par un échange de prisonniers.

A peine revenu dans l'armée du maréchal d'Aumont il est repris une troisième fois, dès le mois de mars 1595, et, cette fois, la note fut lourde : 2 750 écus au total (dont 250 pour son « logement » dans le château de Dinan pour une durée d'à peine un mois). L'épisode illustre bien les heurs et les malheurs de la noblesse française lors des guerres de la Ligue. Il est infiniment regrettable que ce gentilhomme catholique et royaliste ne nous ait pas fait part de ses sentiments intimes. Il reste que les liens de famille ont joué un rôle important dans sa décision politique. Il servit, en effet, dans le parti des « Royaux », « sous son beau-frère », c'est-à-dire sous le commandement de Claude de Kerguezay », gentilhomme ordinaire de la chambre du roi, « capitaine de 50 hommes d'armes des ordonnances ». Ainsi transparaît le rôle des clientèles et des parentés, qui a certainement été pour beaucoup dans la formation et le développement de ce tiers parti qui devait permettre à Henri IV de conduire le pays à l'apaisement.

Peut-on dégager un portrait moral de l'homme qui s'adresse à ses enfants au seuil de ce qui, à l'époque, est déjà la vieillesse ? Le journal permet de dresser un premier bilan préliminaire. Sur les 57 paragraphes dont il est composé, cinq seulement ont trait à des épisodes précis de la vie du narrateur : son mariage, ses captivités sous la Ligue, la goutte dont il fût victime en 1623, la construction de son cabinet-pavillon (1617). et dont il ne nous laisse quitte d'aucun chiffre :« 60 livres de fasson, 60 livres de charpente, 21 livres de couvertures, 7 livres pour la terrasse, les fenêtres et les portes collant 12 livres », soit, au total une centaine de livres. René Fleuriot n'étale guère ses sentiments, et liquide ces questions personnelles de la façon la plus expéditive possible. Le gros du journal est réservé aux. événements familiaux : naissance, et, éventuellement mort des enfants, morts d'amis ou de parents, entrées en religion etc..., soit 28 mentions (40 % au total). Le tout est brièvement relaté sans la moindre effusion sentimentale, avec une précision sèche, remarquable pour l'époque par sa netteté et, plus encore, l'exactitude des relevés d'âge et de date.

Nous sommes ici dans une famille qui, suivant l'excellente formule de Lucien Febvre, a déjà passé de l'âge de l'à peu près, à celui de l'exactitude. Détail piquant, la naissance des enfants est presque toujours accompagnée de la mention de l'heure précise et de la lunaison : « le 17 may 1599, au décours de la lune, fust nay... vers huit heures du matin, ma seconde fille », ou encore : « le 18 juing 1600, au croissant de la lune, sur les huit heures du matin ». ou aussi : « le 12e jour (le septembre, sur les onze heures du soir, au plain de la lune » etc. Le détail permet d'abord d'affirmer que ce relevé repose, à tout le moins, sur des notes précises (il apparaît peu vraisemblable que notre gentilhomme ait conservé longtemps de mémoire des données aussi différentes d'enfant à enfant).

 Il permet aussi d'envisager l'hypothèse d'une possible référence à l'astrologie. Quant aux événements politiques généraux. ils n'ont droit qu'à sept paragraphes, à savoir, le 28 niai 1598 la conclusion de la paix « entre le Roy et Monseigneur de Mercure (sic) à Angers » ; le 27 septembre 1601, la naissance du Dauphin à Fontainebleau « au grand aise et contenttement de toute la France dont furent faicts les feulx de joie » ; la découverte, enfin, au cours du mois de juin 1602, de la conjuration du maréchal de Biron « et du comte d'Auvergne par le sieur de la La Noce, contre le Roy. le Dauphin de l'Estai, dont ensuivit la punition dudit maré-chal qui eust la teste tranchée à la Bastille à Paris. et le sieur ( La Fontenelle. cadet de Beaumanoir Eder, fust rompu viff sur la roue convaincu d'avoir participé à ladite conjuration ». Le mot revient à plusieurs reprises sous la plume du gentilhomme : mot-réflexe qui pourrait bien être la clef (le son attitude politique. Il est d'autant plus curieux que la mort de Henri IV est relatée avec la sécheresse la plus absolue : « fust tué le roy Henry dans un carosse, d'un coup de couteau près le simetière Saint Innocent, par un nommé François Ravaillac, fils d'un avicat d'Angoulême ». Mais René Fleuriot est aussi peu favorable aux insurrections de la minorité du règne de Louis XIII. qu'il l'avait été aux tentatives de la Ligue.
 
L'arrestation de Condé (octobre 1616) est assaisonnée de la remarque suivante : « prisonnier au Louvre... d'où l'on espère pas qu'il sorte de longtemps, crainte qu'il ne trouble l'Estat ». L'assassinat du marquis d'Ancre (24 août 1617) lui fait dire que sa « mort apporta la paix... et osta tout le maniement de l'Estat à la reine-mère ». Au total, un gentilhomme royaliste, peu porté à suivre les incartades des Grands, soucieux du bien de l'Etat : encore un trait de remarquable modernité.

Mais la politique extérieure est très lointaine de la péninsule bretonne. Un seul paragraphe du Journal y fait allusion, lors de la guerre de Henri IV contre le duc de Savoie, expliquée en un remarquable raccourci : « pour le recouvrement du marquisat de Salusse usurpé par ledit duc en l'an 1589, lorsque la Ligue commença à lever les armes contre le roy Henri 3e ; enfin la paix fust faicte par l'entremise du pape, parce que le duc bailla la Bresse au roy en échange dudict marquisat ». En dépit de la concision de ces remarques, on ne peut pas dire que le gentilhomme breton se désintéresse du sort du pays, bien au contraire, et l'on croit pouvoir discerner sous le masque d'impavide sérénité une inquiétude constante. Mais ses préoccupations les plus immédiates sont tournées vers l'écume des jours, les menues et les grandes difficultés de la vie quotidienne. Chertés des grains, pluies, cas d'exception météorologiques, événements survenus dans le voisinage, nous rapprochent des « advis moraux ». Détails importants, car les notations de ce genre n'abondent pas en Bretagne. En 1596, « il y eust une grande cherté par toute la France, et particulièrement en Bretaigne où le boisseau de fourment vallut jusqu'à 4 et 5 escu ». En 1608, la hausse des prix débute au mois de mars, s'accroit à la suite des pluies de septembre et d'octobre « qu'il se pourrist grande quantitté de bléds », et s'aggrave enfin par « les grandes groues (gelées) qu'il fist l'hiver ». En 1602, la neige est. précoce, puisqu'elle débute le 26 novembre « qui deura bien 15 jours sur la terre, et fust sy haulte qu'on y allaict jusqu'au genou ». La semaine de Pâques (mars) 1606, la tempête « fist perdre grande canditté de maisons à Lannion et par tout ailleurs ».

En 1608 enfin, le froid déclenche son offensive au mois de janvier : « une forte groue qui portaict charettes et chevaux et dura bien 3 mois ou environ ». Notons au passage que ces descriptions coincident avec les analyses du rapport des isotopes 0 18 et 0 16 des carottes glaciaires du Groënland pour caractériser la première décennie (au XVIIe siècle comme une période très froide par rapport à l'époque des guerres de la Ligue. En dépit des accidents de 1596 et de 1608, la hausse des prix des grains devient très faible, preuve de récoltes suffisantes. Politique avisé, — et intéressé — notre gentilhomme est surtout un bon gérant de ses biens, qui relève tout ce qui peut favo¬riser ou défavoriser le bilan de son entreprise familiale. D'où l'inquiétude qui le prend en février 1604, quand, pour répondre à la taxe de 30 % décrétée par le roi d'Espagne, les autorités françaises répliquent par l'interdiction « de trafiquer » avec la péninsule ibérique et les Flandres, ce « sur peine de vie ». C'est que le propriétaire disposant (l'excédents de grains les vend, d'ordinaire, aux marchands de Lannion qui les écoulent en Espagne. On comprend que René Fleuriot accueille avec soulagement la levée de l'interdit prononcée le 29 novembre de la même année. Même satisfaction quand les Etats de Bretagne réunis à Saint-Brieuc abolissent, le 19 octobre 1605, la « pancarte de dix-huit livres par tonneau de vin qui avoict esté misse pour entretenir gens de guerre de l'an 1592 » ; pancarte plus ou moins remplacée par un impôt indirect : « un soult pour pot de vin qui se débitteroit aulx tavernes pour raquitter le domaine du roy alliéné en Bretaigne » — en effet la mesure favorise les privilégiés.

Politique, intérêts matériels se mêlent aux préoccupations morales. Si notre gentilhomme relate d'abondance les malheurs du voisinage, la morale, qui sera celle des « advis moraux » affleure. En 1617, l'un de ses voisins, le seigneur de la Rochejagu, est victime d'une espèce de guet-apens dressé par ses propres enfants, ce qui lui inspire la réflexion suivante : « cela est fatal en secte maison aulx enfants d'emprisonner leurs pères et mères sur le décours des ans ». Tous ces traits vont se retrouver dans les advis. moraux qui ne sont donc nullement une oeuvre tardive, mais bien une réflexion nourrie de l'expérience méditée de-toute une vie.


L'homme étant ainsi cerné, autant que faire se pouvait, à qui s'adresse-t-il ? L'aîné, Sébastien Fleuriot, est né le 6 juin 1594 à Guingamp. Il avait donc, au moment de la rédaction de ce texte, quelque 26 à 28 ans. Mieux que tout commentaire, ce simple fait traduit la puissance du « pater familias » capable de s'adresser encore à cet homme fait sur le ton qui est celui des « advix moraux ». D'après le portrait moral implicite qu'en dresse le père, le fils serait un bon fils, qui, des vices abhorrés par ses parents, ne serait guère enclin à autre chose qu'à la passion pour le jeu, et ne serait pas trop porté aux exercices spirituels. Mais le discours s'adresse tout autant aux autres enfants, à Marguerite, née en 1599, Marie née en 1600, Toussaints, né en 1604, et Marc, né en 1607. Quatre autres enfants étaient morts en bas âge : Maurice, à 15 mois, Louise, à 4 ans, Florimonde, à 7 ans et Renée, à 16 mois. Le couple a donc eu 9 enfants, dont 5 survivent : proportion honorable à l'époque où la mortalité infantile et juvénile fauche la moitié des enfants. Les intervalles des naissances sont très irréguliers : respectivement 11, 24, 18, 14, 12, 15, 32, 19 et 42 mois, ce qui implique une imbrication de deux types d'intervalles inter génésiques très exceptionnels pour l'époque et la région considérée.
 Ici encore, nous sommes dans le cas d'une famille nettement à part. S'il en fallait une démonstration supplémentaire, elle est apportée par la recommandation du père faite au sujet de son travail : « je ne désire pas que ces rapsodies soient seules ailleurs qu'en mon cabinet, seullement par vos frères et soeurs ». Visiblement, René Fleuriot a conçu cette cinquantaine de pages de très petit format comme un travail important, à la fois par sa portée morale, mais aussi par la somme de travail qu'elle lui a coûtée : « une peine et un labeur ». En soi, l'écriture est assez cursive, témoignant d'une incontestable aisance dans le maniement de l'écrit, quoique comportant des passages de lecture incertaine.
 La graphie, comme il est logique en ce premier tiers du XVIe siècle, est — on s'en est déjà aperçu à la lecture de quelques extraits proposés ci-dessus — très phonétique. La ponctuation fait à peu près totalement défaut. Les majuscules se répartissent absolument au hasard. Du point de vue linguistique, la phrase, souvent longue, est à mi-chemin entre celle de la fin du XVIe siècle, encore paysanne d'allure, et la langue révisée, logique, que Lucien Febvre décrit dans son « Rabelais » (2).

TEXTE.

p. 1/    Mon fils mon amy, je croirois avoir esté inutille au monde pour vous et pour le surplus de ma famille si je ne vous traçois un formulaire de vivre aultre que celluy que je vois en pratique parmy la jeunesse (le ce temps que je remarque adonnée à touttes sortes de desbauches, signeunent au Jeu, à l'ivrognerie, à la paillardise et aulx blasphèmes du nom de dieu ; pour le premier, auquel vous axés quelque inclination, attire une mauvaise habitude que l'on ne peult quitter aisement et, la continuant, elle causse de grandes despances quy dégénère en prodigallitté et quy bouleverse les meilleures
p. 2/ et plus riches / familles et les les réduisant à un estat pitoiable et plain de misère quy redonne en suitte sur la postéritté quy simili et entasse misère sur misère, quy les convie de fulminer mille malédictions contre leurs pères et mères pour les avoir engendrés pour vivre en une vie (le misère, aussy je vous convie de quitter absolument le jeu de (lez et de cartes, sy ce nest pour passer le temps que vous jouiés un escu ou deulx au plus sans vous piquer au jeu. Pour les trois aultres visses, qui est la paillardise, l'ivrognerie et les blasphèmes, je né pas recogneu que vous y soiés / adonné, mais il fault prandre garde de ne sy adonner par mauvaise hantisse, estant trois grands visses quy attiret sur nous l'ire de dieu et sa malédiction, comme dit l'ecclésiastique que la plaie de dieu ne sortira jamais de la maison du blasphémateur. Voilla pourquoy jes jugé à propos de vous avertir d'évitter ces visses corne infâmes et odieux à dieu et au monde et quy conduiset ceulx quy en font ordinaire profession aulx paines eternelles. Sy je voullois vous raporter des exemples, je vous citterois quattre ou cinq maisons en nostre pais quy ont faict nauffrage pour avoir pratiqué ces visses,
p. 4/et de nos proches parents, les Noms desquelz je veulz taire par honneur. Il est bon du mal dautruy faire son aprantissage et de ne faire corne les taupes quy nouvret les yeulx qu'àprès la mort ; ainsi font le prodigues quy naperçoives leur ruine quilz ne sont réduits à une honteusse mandisitté. Je sensure daultant plus critique-ment ce visse que je le vois estre plus commun parmy la jeunesse de ce temps. J'en diré encore quelque chose : à la suitte de ces advis que je vous donne en père plain d'attention et de désir de vous voir, corne aussy vos
p. 5/        frères, suilvre le / train de la vertu, estant la voie quy
conduict les hommes aulx sieuls et les rand recomman¬dables au monde. Je ne désire pas que ces rapsodies soient seues ailleurs quen mon cabinet, seullement pour vos frères et soeurs, à quy je les donne tome à vous, pour preuve de l'amour que je vous porte. En général, sy vous en tirés proffict, ma paine et mon labeur, ce seu-ront ce contantement dë navoir esté inutille et sans fruict ; y aussy vous en faictes mespris, ne douttés point que dieu ne punira vostre arogance et esloignera ces bénédictions de vous.
p. 6/        Prévoiant les grandes animosittés quy naissent aulx
familles sur la division des biens que pères et mères delaisset à leurs enfants à leur déscès et les grands proçès quy s'engendret entreulx, qu'ils randet imor-tels par la matisse et des aisnés et des cadets, l'un votif-lant de mauvaisse foy cacher et latiser (?) les biens de la succession et les aultres voullant extorquer plus que leur légitime ; pour à quoy obvier et désirant nourrir la paix et la concorde en ma famille, je voullu faire le partage et la dimission des biens, tant meubles qu'im¬meubles, que ma femme et moy posedons à présant, et
p. 7/        pour y parvenir, je / mis par ordre dans une liasse de
papier relié le gros du bien de lad. sucession, scavoir l'ancien patrimoine de la maison de céans avecq ce
 
que je en départage de la maison de mon aisné, que je partage deulx parts et tiers ; après, je sépare les acquets que jé faicts pour entre partagés, scavoir les acquets nobles noblement et les acquets roturiers par esgalles porsions entre l'aisné et les cadets, ayant aporté tant de l'égalitté en ce partage, que mes enfants seroit par trop dénaturés s'ils voulloient contrarier par procès ce que j'ordonne entre eulx, ayant gardé en bon père à chascun son droict, sans affection particulière aulx uns
P- 8/        plus qu'aulx aultres, et corne tel / jé tenu la ballante
en main le plus juste qui) ma esté possible. Ainsy dong, je conjure les uns et les aultres de garder de point en aultre tout ce que je prescript et ordonne entreulx pour leur partage, à paine de désobeissance et de malé¬diction à celluy qui contremandra.
P- 9/        Ayant censuré les visses du temps, je creu qu'il estoit
(le mon debvoir de vous dire quelque chosse sur le suiebt de la pietté, en quoy je vous ai recogneu un peu tiède, quy ma obligé de vous dire un mot sur ce suiebt pour vous convier destre plus ardant à 'advenir à servir dieu et ne laisser passer un seul jour, quelques affaires que vous puissiés avoir, que vous ne fléchissiés le genout en terre devant dieu, pour implorer sa grasse et sa miséricorde de tout vostre coeur et vostre pançée, et
non à la    seulement que sy vous préférés
les plaisirs et voluptés à ce quy est de son culte,
p. 10/ corne / font les libertins du siècle, ne douttés point qu'il ne vous tourne le dos, quy vous fera trébucher dabisme en abisme corne les enfants diniquitté. Il y a plus, c'est que les habitudes quelon prand en la jeunese destre pieulx ou irréligieux, réglés ou débordés, seront compa¬gnons de vostre vie jusqu'à la fin, synon ceulx que vous quitterés par impuissance ou quy vous quitterons. Voillà pour quoy, il est à propos d'eslir la meilleure voie puis quelle conduict à salut et fuir l'aultre quy mène à perdition.
p. 11/        Après la piété suilt la charitté, l'une nopérant rien
sans l'aultre, la dernière nous estant tant recommandée toutte lescripture, tesmoign ce queu dict ce bon et grand roy david au psalme 40 « beatus vir qui intelliget super Egenum et pauperem In die mala Liberabit Eum domi-nus » ? Ainsy dong soiés charittable et miséricordieulx en l'androict des pauvres et leur départés de vostre bien libérallement, au moins du superflu. Vous ne ferés qu'imitter vostre mère et moy, quy avons eu toujours cella en singulière recommandaison. Aussy dieu a bény nostre travail et mesnagé et multiplié nos biens corne

p. 12/ Il fera aussy / Les vostres, nous imitant ou faisant mieulx et ne détournés l'oeil de sur le pauvre, la veuffve et l'orphelin quy mandiront vostre secours ; ains assis-tet les de vos biens et de vostre conseil et de vostre fabveur, soict en justice ou ailleurs ou tu voirras que Ion le veult opresser injustement, et vous ferés euvre agréable dieu, naiant rien quy expie tant ny espargne la paine du péché que la charitté. Ainsy dong, je la vous recommande, non seullement aulx vivants mais aussy aulx morts, desquelz vous possédez les biens et, par conséquent, obligé de faire prier dieu pour eulx. Ce
p. 13/ n'est pas assez / de donner un morceau de pain it la porte corne on feroit it un chien, il fault faire rechercher ou il y a des pauvres malades et vieilles gens, impuis¬sants de pouvoir plus travailler ny gaigner leur vie et les faire nourrir de bons vivres, car les malades et les vieillars ne peuvet saccomoder à touttes sotes de vivres. Ne soiés aussy faché dabiller tous les ans une dousaine de pauvres, au moins ces pauvres orphelins et aultres vieilles gens indigents et necessiteulx ; ce faisant, vous préparerés le chemin pour monter au siel et neu serés pas plus pauvre au bout de lan.
p. 14/    Je vous recommande aussy l'honneur et le respect et
l'obeissance dei)._ à vostre mère, corne f la personne à quy vous estes obligés de l'estre et, de la fortune ne pouvant espérer nul bien au monde que de sa libéra-litté, tout le bien luy appartenant, soict par donnaison, my acquest qu'aultrement ; laquelle donnaison je faict a deulx fins, l'une pour ne dépandre en rien de vous, sy dieu meust faiet survivre vostre mère, et l'aultre pour vous obliger de luy randre touttes sortes d'honneur et
p. 15/ d'obeissance et, en un mot, dépandre / entièrement entièrement delle, La recognoissant sy bonne quelle ne vous laissera manqué de comoditté, luy randant l'hon¬neur que luy debues. Je vous recommande aussi Lamour de vos frères et seurs et leur avancement au cas, que dispose de vostre mère et de moy avant que de les pouvoir marier, ny avancer en dignitté éclésiastique et offices ; et sur tout, gardés vous bien de les chasser (le la maison paternelle qu'ilz naiet rencontré fortune, car ce sont vos frères, engendrés de mesine père et mère que vous et nia que la primogéniture qui vous donne avantage sur eulx.
p. 16/    Je yen en mon voesine deulx ou trois aisnés quy ont
mal traicté leurs cadets et mesme chassé de leurs maisons, mais (lieu, quy est juste et quy voict nos iniquittés, ne les a laissés long temps inpunnis et réduits y misé
rables quilz ont été forçés de mandier laide et le secours de leurs cadets. Ce pauvre misérable Runegoff traicta ainsy ces frères et seurs, les ayant chassés de la maison de leur père incontinant après sa mort ; il ne fust pas long temps sans en estre punny et n'est pas le seul de
-p. 17    ma cognoissance quy a reseu pareille punition / pour pareille faune. Ainsy dong, servés leur de père et de frère s'ils demeurés impourveus de fortune après nous ; oultre l'obligation qu'ils vous en auront, dieu vous bénira et touttes vostre postérité. Je vous recommande aussy de vivre avecq vots voesins en bonne intelligence sans proçès ny querelle, comme je faict ; sy vous les avés pour ennemis, ce seront aultant d'espions auprès de vous. J'é, grasse à dieu, passé le meilleur de mon age sans avoir eu koigne ny querelle avecque eulx, au moins
p. 18/ que fort peu et / men suis bien trouvé ; fuiés dong les
occasions de navoir proçès ny litige avecques eulx sy ce n'est avecq causse legittime et pour la conservation du vostre. Je fuis toutte ma vie le proçès, mais je esté sy malement que je rencontré des parties sy rebour-ses (?) quilz mont toujours obligé de pléder contre nia volonté et en me deffandant. Que sy par nécessitté vous estes contrainct de pléder, donné vous garde de vous servir de faulx actes ny de faulx témoins ny d'aultres méchante invention quy est ù présan commun parmy le monde /
-p. 19/    Pour la conversation, quy est une partie requisse pour
le commerce du monde, je ne vous en dis que peu, reco-gnoissant que ce n'est pas la plus faible partie que je remarque en vous, quy me retiendra de ne vous en dire grand chosse. Il ne fault que voir ce queu a dict charon au traicté de la Sagesse en la préfasze de son premier livre ou je vous renvoie pour lumeur de nostre pais
nous haions les humeurs altières et fuions leur conversation, nous aimons la franchisse et les humeurs complaisante it chascun, sans faire le retenu ny par trop le sérémonieulx :    hurleur de nostre pais. /
p. 20/    Je loue dieu de vous voir marié avant ma mort et davoir sy bien ren¬contré, ayant une    Du mariage.
Il se rencontrera peult estre que je serai mort avant que vous soiés marié Aussy, le cas adve¬nant, je voullu vous en dire mon advis pour vous servir mais que femme sage et quy a vous soiés sur ces avenues. Lors du bien. Gardés den dong que vous voudrés vous ma¬faire mespris à cause rier, regardés de prendre une quelle porte de l'âge bonne alliance et d'une rasse quy vous vous. Sy dieu ne soit point tachée d'aucun vous en donne li¬ visse hérédittaire comme lèpre, gnée, ce ne seront épilepsie ou mal caduc, bosse, pas les plus pauvres folie ipocondriaque et plusieurs enfants de leur pais; aultres maladies, qui sont corne mais sur tout, don¬ héréditaires en sertaines famil¬nés ordre de vivre les, que l'on doibt fuir, quelque
p. 21/ sans debtes, car, tan comoditté que lon / y rencontre,
dis que vous en au- qu'il fault un siècle pour purger rés, vous serés en une rasse de ces maladies qui inquiétude perpé¬ passés de père en filz. Il y a
tuelle.    plus : c'est que ces rasses ainsi
tachées ne sont pas désirées par alliance. Il est aussi à désirer que la fille que lon désire en mariage soict engendrée (l'une sage mère, car il advient souvant qu'elle leur raporter et dumeur et d'action et. estant d'une mère insouciante, elles loget souvant leurs maris au signe du Capricorne. Il y a un aultre mal quy suilt : test qu'elles disposet le bien en affiquets et boubances, tellement que mal fault du bien ; tout va en désordre quy aporte
22/ en suilte la ruine des bonnes / et riches maisons. Il y
en a en nostre pais quy ont faict nauffrage par le mau¬vais gouvernement que les femmes ont faict et des biens et de leurs personnes ; voillà pour quoy, quand il vous prendra envie de vous marier, choisissez une bonne alliance et d'une rasse non tachée, corne je dict sy devant, et tachés sy possible de recognoistre l'humeur de celle que vous désirés faire compagne de vostre vie et fortune ; mais, ayant faict rencontre d'une femme
13- 23/ sage et bonne, donnés vous garde de la mesprisser / ny
vous adonner à la putaserie ny à la desbauche des garses, de peur que vostre femme, recognoissant cella, elle ne prenne l'essore à vostre imitation et, à beau jeu beau retour. Je ne vous dict pas cella sans causse car je
cogneu de mon temps trois ou quattre gentilz hommes signallés et de maison, quy avoient de belles, sages et chastes femmes, lesquels néantmoins tenoint des garses en leurs maisons contre tout respect et honneur debu à leurs femmes. Qu'en est il advenu : leurs femmes, irri
p. 24/ tées du mespris queu faisoient leurs maris, ilz ont / faict banqueroutte à leur honneur pour aller au• change,
  en sorte que ces familles ont esté diffamées d'honneur et mesme de biens ; et le plus grand mal, cest qu'il s'est trouvé qu'ayant des filles grandes et en age, elles ont suivi la piste de leurs mères, quy a esté le comble de toute sorte d'infamie aux maisons ou cella est avenu, et quy sont des meilleures de nostre pais, tant en l'esvéché de Tréguier que St Brieuc, dont par honneur je veulz taire leurs noms. Faictes dong vostre proffict de la faulte d'aultres.
p. 25/        11 est aussi à propos de / ne prandre pour feme
d'aultre religion que la vostre, de peur que les enfants provenant de ce mariage n'engendreraient (lu divorse entre vous, l'un voullant nourir à sa religion et l'aultre à la sienne. Je ne vous dis pas cella sans suiebt car j'en ay veu l'expériance en quelques familles de ce pais. Prenés aussy garde en vous mariant que la beaulté ne vous transporte de telle passion que vous nauriés pour tout dot quun beau nez car, en la saison ou nous sommes ou le luxe est sy grand, il fault avoir du bien pour
p. 26/ paroir parmy le monde. / Vos cadets tireront de vostre maison dousse cents Livres de rante ; sy la feme que vous espoussées ne vous aporte aultant de bien que cela, vostre maison ira en reculant au lieu de l'avancer : cest pour quoy, ne vous laissés pas piper aulx apats d'une pauvre beaulté car, en trois mois, la plus belle femme est inportune et à charge sy le bien est en défissit. Je ne vous conseillerois pas aussy de prandre une trop laide pour ne pas faire de vostre maison un
p. 27/ purgatoire. Il y a plus : c'est que les / laides sont quel¬que fois aussy diformes de l'esprit que du corps, quy n'est pas une petitte genne à ceulx quy font de telles rencontres. Prenés dong garde à vous, lorsque vous serés aulx termes de vous marier, car les faunes que lon y faict sont irréparables et sans ressource.
Je ne vous conseillerois pas de vous allier La hault ny hors vostre pais, par ce que ces femmes ne scavet rien au mesnage d'ailleurs, que l'air de ce pais ne leur plaict nullement, ne trouvant point de personnes de
p. 28/ conversation ny de compliment quy est le talent des / femmes de la hault nourries aulx villes. Il v a un aultre inconveniant : cest quelles sont de grandes despances en affiquets, baguetelles, brillands, dantelles et aultres espèces de hardes comme cella, quy couste grandement, tellement qu'il fault emploier un tiers (les deniers dottaulx pour satisfaire ces despances, quy est charger d'aultant vostre bien ; oultre tout cella, il fault, pour
 
imitter madame d'un tel lieu, avoir aussy un carosse, quy sont deulx cents escus de espance tous les ans, ce
p. 29/ que suputte sonnant. Voilla dong / l'importance due cest d'avoir des femmes de la Hault quy ne se souciet de donner ordre ny à la despance ny à ce quy depant du mesnage, tellement que, laissant touttes chosses à la discretion des servitteurs quy sont pour laplupart larons, tout ce consomme et se dépérit ainsi. Il est très nécessaire que la femme aye l'oeil à ce quy regarde la despance de la maison, à paine den courir ruine, car il n'est pas de la bien séance aulx hommes de mettre le nez à cella, quy regarde entièrement le debvoir de
p. 30/ la femme. Il y a quelques aultres chosses / quy sont de la charge du mary, que je remarqueray sy après en l'endroit de l'économie, corne sont les grosses provi¬sions, vin, beuffs, heure et ce qu'il fault de viande fresche pour la semaine ; du reste, c'est à la femme dordonner de faire boulanger et ce qu'il fault de viande pour le disner et le souper. Je veu des grandes dames ordonner toutes les despances, néantmoins, s'il avient que la femme fasse mespris de cella, il fault que l'home y suplee à paine dencourir ruine./
p. 31/    De l'économie de la maison.
Vous ayant dict mon advis sur vostre mariage, je juge estre nécessaire de vous prescrire la forme que vous debvés observer en la despance de vostre maison au désir du bien que vous laisseray. S'il acroit par vostre mariage, vous pourez l'acroitre à la proportion ou bien le mettre en réserve pour l'emploier en fonds ou en bastiment ou en rante constituée, celluy que vous juge-rés estre le plus utille. A l'entrée dong de vostre mes-nage, soiés soigneulx de régler vostre despance à la
p. 32/ proportion / et à lesgal de vostre bien, et ne faictes pas corne un tas de jeunes évantés que je cogneu, les¬quels je veu depandre la meilleur part de leur bien avant que de l'avoir recogneu, et après, estre sy misérables qu'il falloict devenir sergent, tavernier ou nottaire pour passer en misère le reste de leurs jours. Je vous en nomerais de ma paranté un ou deulx et aultant de mes voesins, dont les Sr de Keruerret et de Runegoff sont du nombre, l'un mon cousin, l'autre mon nepveu quy
p. 33/ consomma en deulx / ans, avecq l'aide de sa femme, trante mille tant de Livres de conte, fait et aretté en présance de plusieurs de ces parans. Je eu deulx aultres voesins quy ont aussi consommé en ivrognerie et aultres mauvais mesnage chacun deulx mille Livres de rante, l'un le sieur de Isles, l'aultre le Sr du Tranbeuff, que je veu depuis contraincts de mandier. Il me fauldrois un grand volume pour enroler nombre d'aultres quy ont suivi la piste de ces pauvres misérables prodigues, quy mangent en trois mois ce quy leur debvoit durer un an,
p. 34/ tellement qu'il falloit / s'attacher au fonds pour vivre le reste de l'année, quy ne rapporte plus de fruict depuis qu'il est aliéné et aussi, de presse en presse, l'on réduit le bien à rien. Pour évitter donqà cella, il vous fault des provisions pour la despance de vostre maison, corne beuff, lart et vin quy sont les grosses provisions qu'il fault faire, chascune en sa saison, ou les achetter au double, venant du jour à la journée, comme font
p. 35/ plusieurs grands seigneurs de nostre pais et d'ailleurs / quy par ce moien consommet les grands biens et sont toujours en arrière. Il fault dong faire sa provision de beure depuis la my may jusqu'à la fin de juillet, corne estant la saison de l'année quil est à meilleur marché pour le cautum (?), je vous en diré mon advis avant finir ce chapittre ; pour les beuffs, il les fault achetter à la fin de juillet ou à la my aust, par ce que cest la séson de l'année qu'ils sont aussi à meilleur marché, joint que vous pouvés les faire engresser dans la regaign de vos prairies jusqu'à la Toussaints ou la my novembre.
p. 36/ quy est la séson propre pour faire les tuaisons ; / pour le lart, il fault avoir le soign de faire nourir des pour-seaulx au logis, la canditté que vous jugerez estre requis pour lentretien (le vostre maison. Sy vous en tués quat-tre par an, tant de plus que de moins, il fault en nourir au double de ce que vous tuerés pour en avoir les uns soubz les aultres. Sete nourriture ce peult faire, corne je dict, à la maison à peu de fraiz, sy non lorsqu'il les fault engresser, mais cest à la femme davoir ce soign,
p. 37/ ou le comettre à une servante ou gouvernante / quy sy acquitet fidellement. Il fault avecq cella donner ordre aussi• que le foin, paille ny avoine ne manquet jamais, quy font aussi partie des grosses provisions car, s'ilz manquent corne en plusieurs maisons que je cognois en nostre pais à nouel ou au mois de febvrier ou mars, il faudroit les achetter au double, voire quelque fois au triple. C'est pour quoy, soiés prévoiant à faire touttes ces grosses provisions, quy sont de vostre charge, corne à vostre femme de les distribuer en temps et en séson. De vous prescrire la cantitté, ny combien de chascune
,p. 38/ espèce, / il m'est difficile ; cella se doibt regler à la proportion de ces comodittés. Je vous diré néantmoins
 
corne je vescu : au commansement, de mon inesnage, je me passois avecq trois et quattre cents livres de heure et deulx vaches grasses ou un beuff et six bariques de vin ; depuis, aiant paié mes debtes et acquis quelque bien, je. augmenté ma despance en sorte qu'il me fault à présant cinq à six cents livres de beure, deulx beuffs de vin(g)t et quattre et cinq escus le couple, et quelque vache
p. 39/ grasse, deulx tonneaux de vin / et quattre pour céans, qui est une despance assez bonne pour un home de-six à sept cents escus de rante, pour veu quelle soit despandue avecq économie, car le gouvernement et la distribution des provisions faict la meilleure part de l'epargne ; quelques grandes provisions que fassiez ne vous suiliroient point sy on les anal gouverne. Pour le vin, il fault faire vostre provision depuis nouel jusquà pasques et faictes que vostre vieux vin vous dure jusqu'à
p. 40/ nouel et ne faictes pas corne aulx / grandes maisons ou l'on ne boit jamais, ou peu souvent, de bon vin par¬ce qu'ilz ne le prenet qua mesure qu'ilz en ont besoign, de fasson que, le charoiant en may juign ny les aultres_ mois séquants, le vin ne s'épure jamais de lie et devient grass. Passé dong le mois d'avril, ne prenés plus (le vin pour la provision et, quand vous en prandrés une barique ou deulx plus qu'il n'en fault pour vostre provi¬sion, vous ne ferés que bien, de peur que quelque pièsse
p. 41/ ne se pousse / ou aigrisse ; sy cella n'arive, vous pourés toujours vous en défaire à un tavernier pour du vin nouveau. On a proffict, le vin estant ordinairement cher sur l'arrière séson. Pour en avoir bon conte et au pris du marché, il faut vous entretenir aulx bonnes grasses des marchants de Pontrieu quy vous le baille¬ront au mesme pris qu'il leur coutte, les paiant contant corne je faics, car il ne seroit pas raisonable de vous
p. 41/ bailler leur marchandise au pris du marché et / retenir-leur argent huict et dix mois, tant du plus que du moins. Voilla ce que j'avois à vous dire pour les provisions de vostre maison, auxquelles vous debvez pourvoir aulx sésons prescriptes. Les faisant corne cella, vostre des-pance parroitra et despanderés peu, pour veu que ceulz quy en ont la charge les distribuet lidellement ; et sera à propos de faire surveiller la despancière ou aultres quy en auront la charge car, quelques fois, ils ont des
p. 42/ gens affectés aulx / quels l'on baille vin, viande et aultres provisions en cachette, et signament, sy elles ont de l'amour pour quelque servitteur ou pour quel¬qu'un du dehors, quy le même par dariolettes (?) car
 
à celles la on faict largesse. Pour évitter à cella, il est requis de semer la discorde entreeulx car, pour lors, un chascun découvrira son compagnon : c'est la meil¬leure invention que je trouve pour découvrir les larsins de mes gouvernantes, servitteurs et servantes. /
p. 43/        Ayant ordonné des provisions requises et nécessaires
pour vostre maison, je veulx vous dire aussy un mot pour ce qu'il fault pour l'entretien de vos chevaulx et combien vous en debvez tenir d'ordinaire en l'escurie. Quand vous aurez trois chevaulx en l'escurie, scavoir deulx pour vous et une haquenée pour vostre feme et deulx hongres aux champs, l'un damble pour porter une demoiselle et un aultre pour porter une valisce et
p. 44/ aultre bagage au besoign / et trois ou quattre cavales pour servir à la charette et pour porter poulains ; elles sont de peu de despance, et néantmoins de grand proffict et de servisse, naiant besoign de leur bailler ny foin, ny avoine, sy non lorsqu'elles travaillent ou qu'il fasse de la groue ou de la nège, pour ceulz qu'il fault entre¬tenir en l'escurie. Il fault pour l'entretien de chasque cheval cinquante bouesseaulx davoine, à ne leur bailler
p. 45/ que trois mesures / par jour, les vin(g)t et quattre fai¬sant le bouesseau, ou quattre mesures à trante deulx au bouesseau. Il fault quattre charettées de foin et deulx de paille pour chasque cheval, ou trois de chascune sy pour le moins vous leur donnés de la paille tous les jours. Il vous fault dong, pour lentretien de vostre escurie à trois chevaulx, dousse charettées de foin et huict charettées de paille et, pour vos cavalles et hon¬gres et aultre bestail corne vaches, aultre dousse cha-rettées de foin et dix de paille, que vous pourez cueillir
p. 46/ en vos / prairies, les bien mesnageant comme je faicts en mon temps. Pour la paille, vous en pourez avoir à suffire, tant de vostre méttairie que de la disme de Pabu et Bihan, que je eu toujours en ferme du recteur pour cinquante bouesseaulx fourment par an. Pour lavoine, il vous en fault deulx cents bouesseaulx, scavoir : cent cinquante bouesseaulx pour l'ordinaire de vos trois che-vaulx et cinquante pour les survenants, et pour faire de
la bouillie aux laboureurs et servitteurs de la    
(la suite manque)
L'analyse de cette exhortation paternelle soulève de nom¬breux problèmes. La composition est très cohérente, quoi¬qu'il y ait quelques chevauchements et quelques retours en arrière. Quatre parties principales s'en dégagent : une intro¬duction en forme d'admonestation spirituelle, admirable exemple de ce que pouvait être la morale familiale ; puis, —d'ailleurs imbriquée dans la partie précédente — la mise en ordre de la situation familiale : partage, situation privilégiée de la mère de famille en cas de veuvage par rapport aux enfants (dont certains, ne l'oublions pas, ont dépassé l'âge légal de la majorité) ; ensuite, un long passage sur le choix de l'épouse idéale à l'usage de l'aîné ; et, enfin, la dernière partie, malheureusement inachevée, portant sur l'économie domestique.
Ce texte repose sur une morale précise.

 On aimerait connaître, à ce sujet, quelle a ét•4 la formation intellectuelle et spirituelle de René Fleuriot. A-t-il été à Paris avant son mariage, comme ses liaisons familiales auraient pu le lui suggérer ? S'est-il, en dehors des guerres de la Ligue (pendant lesquelles il n'a pas quitté sa Bretagne natale), laissé entrai-ner à quelque voyage ? Si cela a été le cas, ces séjours extra-provinciaires ont certainement été de très courte durée. Ils n'ont, en tout cas, laissé aucune trace dans son « Journal ». L'analyse interne de notre document permet de préciser un certain nombre de points. René Fleuriot est un lecteur averti de l'Ancien Testament, ce dans le texte latin (le la Vulgate. Il cite, en effet, p. 11, le premier verset du psaume 40 : « Heu¬reux qui pense au pauvre et au faible : au jour de malheur, Yahvé le délivre ». On pourra objecter qu'une citation uni¬que ne signifie pas grand chose, et qu'elle peut, à la rigueur, être tirée de la liturgie courante (ce qui, d'ailleurs, suppose¬rait, de la part de René Fleuriot, précisément, une certaine habitude de cette liturgie). Mais ce premier renseignement est corroboré p. 3 par une allusion explicite de l'Ecclésiasti¬que. Or, la lecture comparée des « Advis moraux » et de l'Ecclésiastique fait apparaître bien autre chose qu'une sim¬ple citation d'emprunt. En fait, la morale de René Fleuriot est à très peu de chose près, celle de l'Ancien Testament. La citation explicite concerne le chapitre XXIII, verset 7 à 11 : « N'accoutume pas ta bouche à faire des serments, ne prends pas l'habitude de prononcer le nom du Saint... un homme•
 
prodigue de serments est rempli d'impiété... celui qui jure et invoque Dieu à tort et à travers ne sera pas exempt de fautes ». Au-delà de cet exemple évident, il suffirait de tra¬duire les advis moraux en un tableau et de lui accoler les citations correspondantes du livre de la sagesse de Jésus Hen Sira. Même morale de respect vis-à-vis des parents, et, en par¬ticulier de la mère, chapitre 3, devoirs envers les parents : « la bénédiction d'un père affermit la maison de ses enfants, mais la malédiction d'une mère en détruit les fondations etc. » ; mêmes recommandations au sujet des femmes, IX, 1 à 8 : « ne te livre pas aux mains des prostituées : tu y per¬drais ton patrimoine » ; même méfiance vis-à-vis des hom¬mes occupant des situation trop élevées, III, 17, et surtout VIII, 1 à 2 : « ne lutte pas avec un grand... ne te querelle pas avec un riche » ; même insistance sur la charité et sur la manière de donner, IV, 1 à 10, et VII, 32 à 36 : « que la générosité touche tous les vivants... etc. » et, plus encore, XVIII, 15 à 18 : « Une parole ne vaut-elle pas mieux qu'un riche présent ? Mais l'homme charitable unit les deux » ; même désir de ne fréquenter que ses égaux (ensemble du chapitre XIII : « quand un grand t'appelle, dérobe-toi ; ne te précipite pas, de peur d'être repoussé ; ne te tiens pas trop loin, de peur d'être oublié » ; même désir d'éviter les procès avec les voisins, XXV, 1 à 2 : « II y à trois choses que mon fune désire... l'accord entre frères, l'amitié entre voisins, un mari et une femme qui s'entendent bien ; » mème souci de prudence matérielle et de prévision économique, XVIII, 25 :
quand tu est dans l'abondance songe à la disette, à la pau¬vreté et la misère quand tu es riche » ; même souci, enfin, (le la responsabilité paternelle, XXII, 3 à 6. En dehors de ces convergences précises, l'état d'esprit général est également très ressemblant. Sans doute plus d'une de ces recomman¬dations pourrait se situer au confluent des sagesses popu¬laires les plus classiques. Néanmoins, la superposition des citations de détail, la coïncidence de l'ensemble l'aveu explicite, enfin, font, que nous sommes en présence, non d'une démarcation littérale, mais bien d'un esprit tellement pénétré du vieux livre qu'il en a assimilé l'esprit. Le fait est
 
d'autant plus surprenant qu'on ne trouve, dans les divers documents du dossier Fleuriot aucune mention du Nouveau
Testament. Religion d'efficacité, nourrie de l'Ecriture (un aspect que l'on n'est pas tellement habitué à trouver, du moins à cette date, sous la plume d'un laïc catholique), elle est d'abord une morale adaptée aux besoins précis des en¬fants, fussent-ils adultes. Elle porte sur trois points essentiels : la piété envers Dieu, caractérisée par l'obligation faite de faire son « culte » quotidien, quelles que fussént les cir¬constances ; la « charitté » — qui n'opère rien sans piété — ;
enfin un jugement sur l'attitude morale de la jeunesse de ce xvième siècle commençant. On ne peut qu'être frappé par l'insistance mise sur le devoir de secours du prochain, que ce soit par une aide devant la justice, que ce soit en conseil,
que ce soit surtout « en vos biens ». Cette charité ne peut se contenter d'être passive : il n'est pas question de tendre
son pain au pauvre sur le pas de sa porte « comme à un chien ». Il faut, au contraire, une charité active, qui présup¬pose la recherche de l'aide à fournir. On retrouve ici la pas
torale du « pauvre honteux » si caractéristique des xvile et
xvine siècles, qu'illustrent les testaments, les donations de deux siècles. Issu du concile de Trente, cet aspect de la pas
torale a été, jusqu'à présent, très peu étudié par les historiens ; or, elle est l'une des pièces essentielles de la « Contre-Réforme ». La présence de cet aspect du renouveau religieux
dans notre document témoigne de la pénétration dans le
monde laïc des courants de la pensée religieuse. La descrip¬tion des « visses de ce temps » est beaucoup plus classique :
jeu, ivrognerie, paillardise, blasphèmes, et, pour reprendre les termes de René Fleuriot, « les progrès des libertins » le mot, ici, met plustôt l'accent sur l'impiété.
Par delà cette morale, il est intéressant de noter la moti¬vation assez originale de ces « advis moraux ». Il y a, sans doute et ce dès la première page, la référence « aux peines éternelles ». Mais René Fleuriot n'y insiste guère. En revan¬che, il est une idée à laquelle, visiblement, il tient beaucoup : c'est celle de la rétribution immédiate, dès cette vie terrestre. Le vice, est par soi-même, « odieux au monde » ; il est, de
 
toute façon, puni ici-bas. Tout au long de ce texte, presque chaque cas est illustré par des exemples concrets, choisis
dans le voisinage immédiat, si ce n'est dans la famille même.
Ces exemples, d'abord pudiquement anonymes, sont expli¬cités en toutes lettres dès qu'il s'agit de donner un exemple
de mauvaise gestion de fortune. La pratique de la charité aboutit à la bénédiction divine, et sans fausse modestie, l'au¬teur se réfère à la réussite de sa propre famille. Cette religion,
ici encore, est directement issue de l'Ancien Testament. En dépit de l'aversion marquée par René Fleuriot vis-à-vis des
inariages mixtes protestants-catholiques (condamnés, au sur
plus, pour une raison très pratique de désaccord sur l'édu¬cation des enfants), on peut se demander dans qu'elle mesure
cette lecture assidue de l'Ancien Testament n'est pas, en partie, le résultat des contacts avec des gentilshommes calvi¬nistes. Il n'en manquait pas dans les armées royales, et il en existait même dans le Trégorrois.
Famille et religion sont intimement liées dans l'esprit du rédacteur. Le but essentiel de sa vie réside dans la trans
mission à ses enfants de la morale ainsi définie. C'est au « pater familias » de veiller, à la fois, au salut éternel de sa tribu, comme aussi de conserver et d'augmenter la fortune du clan. Le respect des parents, d'essence religieuse, se
traduit, concrètement, par l'obligation de respecter aussi les réglementations qu'ils ont édictées au sujet du partage de
la fortune. Ce d'autant plus, que nous nous trouvons dans une famille noble, et qui entend bien faire respecter sa noblesse, tout comme, dans l'Ecclésiastique, l'inégalité des
conditions est voulue par Dieu (XXXIII, 7 à 19). Pour éviter toute dispute entre enfants héritiers, le « pater familias » a pris deux dispositions, que renforcent — et tempèrent aussi
— ses recommandations. Le pré-partage opéré par ses soins,
est accompagné par une donation complète effectuée en faveur de la veuve survivante, garante, après la mort du père,
du respect et de la stricte observance des conditions impo¬sées. Les enfants dépendront entièrement de son bon vouloir. Sur le plan nobiliaire, nous sommes en présence du partage noble typique, suivant les règles de la Coutume de Bretagne.
 
L'aîné reçoit les deux tiers des biens nobles (c'est-à-dire des terres nobles, des immeubles, de l'argent etc) ; le dernier tiers revenant à l'ensemble des cadets. Quant aux biens roturiers (c'est-à-dire, pour l'essentiel, les terres roturières), elles sont partagées également. On comprend, dans ces conditions, le lien étroit établi entre le mariage et le partage qui est l'une des caractéristiques fondamentales de l'Ancien Régime. René Fleuriot met d'ailleurs les points sur les i. 11 est indispensable de faire un bon mariage rentable. C'est une nécessité pour l'aîné, car il voit partir avec ses cadets et ses cadettes 1 200 livres de rente. Au mariage donc de réparer les « brèches » creusées dans la fortune familiale du « chef de nom et d'armes », pour s'exprimer dans les termes d'au¬tres textes contemporains. La femme de l'aîné doit donc, en bonne logique, apporter en ce cas précis, un capital mini¬mum de 20 000 livres. Aussi le mariage de l'aîné est-il la grande affaire, qui passe avant toute autre considération.. Et l'on comprend l'immense soupir de soulagement qui s'étale, naïvement, dans la marge de la page 20, l'opéra¬tion une fois réussie : « une femme sage et qui a du bien ». C'est là, d'ailleurs, que la comparaison avec l'Ecclésiastique se trouve en défaut. Ben Sira se borne à recom¬mander sagesse et beauté dans le choix d'une épouse, XXVI, 21 à 27 : « La beauté d'une femme réjouit le regard, c'est le plus grand désir de l'homme. Si la bonté et la douceur sont sur ses lèvres, son mari est le plus heureux des hommes ». Pour le sage de l'Ancien Tes¬tament, un pauvre en bonne santé vaut largement un riche malade. Ici, le maintien de la lignée exige la richesse, ou du moins l'aisance de l'épousée de manière à ce que « vos enfants ne soient pas les plus pauvres de leur pais ». Mais le mariage est tout autant nécessité vitale pour la survie des cadets. Individuellement, ils disposent, en effet, chacun de 240 à 250 livres de rente. En ce début du xviie siècle, ce n'est pas la misère, surtout à la campagne. Ce n'est pas, non plus, l'aisance, ni, à plus forte raison, ce qu'il faudrait pour tenir le rang. Mais, visiblement, les cadets devront se « débrouil¬ler ». Ce qui nous vaut un piquant tableau de la femme idéale. Ne poussons en effet pas le tableau au noir, la fortune, si elle justifie une petite différence d'âge, ne peut s'accomoder de laxisme moral.
La femme idéale doit être saine, issue d'une famille sans maladies héréditaires. L'énumération de ses maladies révèle, au-delà de l'anecdote, une mentalité très évoluée, puisque la folie, comme l'épilepsie sont considérées comme des maladies, dont, à la rigueur, on peut « purger » une « rasse », au prix d'un siècle d'attente... Et regardons aux parents ! La mère doit avoir été « sage ». Que la fille soit fortunée autant que possible, de même religion catholique, mais qu'elle n'appartienne pas à la haute noblesse, qu'elle soit issue du crû et comprenne l'humeur du pays, n'aimant pas — parce que ne connaissant pas les bagatelles : dentelles et bijoux —. Enfin, qu'elle mette la main à la pâte, ce au sens le plus strict du terme, puisque son devoir de maîtresse de maison impli¬que le gouvernement des petites provisions, dont la part essentielle revient à la fabrication du pain. Point laide, mais pas trop belle, ou, plus exactement, trop uniquement belle, elle doit — cela va de soi — être de bonne alliance. L'on se prend, par moments à songer à certains passages de l'école des maris qui puise au même fonds médiéval. Sous-entendu : aux cadets de faire de même. Quant à la dot, il convient — nous sommes ici très près des termes des contrats de mariage — « colloquer » ou « enfoncer » les deniers dottaux en terres, dignités ecclésiastiques ou en offices, — ou en rentes consti¬tuées. Cette partie prévisionnelle impose une double remar¬que : l'importance accordée aux offices et le rôle attribué aux rentes constituées. En effet, l'investissement en terres, en biens immobiliers, voire en prébendes est traditionnel. En revanche, la noblesse bretonne se différencie de la plupart des autres noblesses françaises par le fait que les familles d'ancienne noblesse n'ont jamais boudé l'achat d'offices, ce dès le xie siècle. A cet égard, l'attitude de cette noblesse est très proche de celle de la bourgeoisie, ce peut-être parce qu'aux x vie et xvie siècles, surtout dans la région considérée, la bourgeoisie est encore peu nombreuse et peu influente. Quant au cours du x vie siècle, comme un succédané moné
 
taire, destiné. à la fois, à palier l'insuffisance de l'argent liquide, et à créer des rentes et des revenus facilement négociables.
La gestion des biens. Les remarques très développées que nous trouvons sous la plume de René Fleuriot s'éclairent par les notations qu'à la fin du siècle, Toussaint de Saint-Lue a sur l'évolution de la richesse de la noblesse bretonne (3). On retrouve, dans les deux textes, la même inquiétude devant l'écroulement de certaines fortunes nobles, le même souci d'équilibrer, par une bonne gestion, les recettes et les dépen¬ses, la même hantise, la même peur et le même refus de pro¬céder à des emprunts, de compliquer la gestion par le rem¬boursement des dettes. Aussi le « pater familias » ne se contente-t-il plus de généralités, mais entre-t-il dans le détail de la vie quotidienne. Il ne conçoit cette gestion que sous la forme d'un partage des responsabilités entre mari et femmè. A l'homme revient le soin de procéder aux achats des gros¬ses provisions (et, implicitement, à la rentrée des revenus, voire aux dépenses des domestiques, comme le prouvent les fragments de livres de compte qui accompagnent ce texte) ; à la femme d'opérer la redistribution quotidienne et de sur¬veiller le détail des petites provisions. Ce qui explique la recommandation adressée aux enfants de ne pas choisir leurs femmes dans un milieu d'origine urbaine ou socialement trop élevé. Car si la femme ne prend pas sa part de responsabi¬lités, tout retombe sur son mari. L'image d'une noblesse insouciante et dépensière, telle qu'on la trouve couramment chez les historiens, se trouve ici totalement en défaut.
L'analyse à laquelle se livre René Fleuriot, a pour l'histo¬rien du xxe siècle l'immense avantage de démontrer
sation des mécanismes des prix agricoles. Fleuriot ne parle pratiquement pas de la hausse générale des prix qui a affecté la deuxième moitié du xvi° siècle. Cela est logique dans la mesure où les prix des trois premières décennies du xviie siècle oscillent autour du palier de hausse atteint vers 1590, du moins si l'on considère uniquement les prix nominaux en livres non « rectifiés » en valeur métal précieux. 11 y a, certes quelques pointes importantes (1603, 1608, 1617, 1625). mais rien de comparable à l'immense catastrophe de l'année 1596 (4). 11 faut attendre l'année 1630 et 1641 pour voir se rééditer dans la région de Lannion-Guingamp — en beau¬coup moins grave — un phénomène comparable à celui de la décennie de 1590. De 1600 à 1630, on peut considérer que la moyenne des prix des céréales est assez stable. Aussi le maî¬tre de maison économe joue-t-il sur les différences des prix saisonniers. 11 faut acheter à la bonne saison — celle des bas prix — les provisions dont on a besoin au courant de l'année, de manière à éviter les effets de la spéculation saisonnière : « les faire chascune en sa saison, ou les acheter au double, venant du jour à la journée ». Sur ce point, Fleuriot prend une attitude qui s'oppose aux habitudes de la haute noblesse, et s'affirme donc un cas d'espèce. Il existe cependant un moyen de contrôle : les inventaires après décès. Malheureu¬sement, l'inventaire des archives judiciaires (en Bretagne, les inventaires après décès se font non devant notaire, mais devant les juridictions locales) est loin d'être achevé, et nous ne disposons pas d'études d'inventaires après décès du début du xvne siècle. Force est de se contenter d'impressions. Or. René Fleuriot n'est pas le seul grand seigneur à faire provi¬sions de ce type; nous connaissons plusieurs cas similaires, sans que l'on puisse dire, pour l'instant, s'il s'agit unique¬ment de cas particuliers. Ces réflexions du maître s'appli-quent ici aux seuls achats extérieurs. On peut supposer qu'il a agi de même pour ses propres ventes dont, paradoxale¬ment, il ne parle pas. Le détenteur de grains (et de paille) a, en effet, un intérêt évident à ne pas vendre après la récolte, au moment où les prix sont au plus bas, mais de retenir ses grains pour les vendre au moment de la soudure, c'est-à-dire à l'époque où les prix sont au plus haut de l'an¬née. On peut, sur ce point, faire confiance au savoir-faire de l'auteur.
L'originalité de notre document réside dans le fait que
 
René Fleuriot établit un véritable calendrier d'achat. Il est dicté par l'autoconsommation d'un certain nombre de produits (grains, produits de la basse-cour et du jardin, chasse. ect.). On peut ainsi mesurer le degré de dépendance de la famille par rapport au marché. Toutefois, le calendrier, ainsi établi, n'est valable que pour les grosses provisions — qui sont, essentiellement — celles de l'hiver. La dépendance réelle est donc plus grande, car il faut y ajouter les dépenses au jour le jour : viande de boucherie, poissons de Carême, épices, pour ne pas parler du sel dont la consommation a dû être très élevée, puisque la seule salaison de 4 porcs, de 3 têtes de gros bétail et de quelques 300 kg de beurre nécessite, d'après les normes de salaison de l'époque un achat de 300 kg de sel, non inclus la consommation courante (ce qui souligne l'avantage énorme dont dispose une Bretagne sans gabelle). L'auteur suppose l'autosatisfaction des besoins en grains —peut-être à l'exception d'une partie des besoins en avoine (réservée pour les chevaux et la nourriture des domestiques : les grains sont donc en partie encore consommés sous forme de bouillies), la paille (explicitement affimée, grâce à l'apport des dîmes), et le foin, soit, au total environ 24 charretées de foin et une vingtaine de paille. Mais le grand problème est celui de la consommation de la viande d'hiver.

La combinaison adoptée est fondée sur le principe du moindre coût. Le domaine des Fleuriot n'est pas utilisé comme un domaine « naisseur ». On achète les bêtes à l'extérieur, pour les engraisser sur ses terres. La Bretagne du nord donnait donc une certaine spécialisation du travail agricole. Naturellement, l'achat des bêtes doit se faire au meilleur moment, à la fin de l'été, quand le prix du bétail baisse, quand l'herbe vient à manquer, Les boeufs acquis en juillet-août paissent donc sur les prairies du domaine pour être tués, au cours du mois de novembre. Le procédé est celui de l'embouche, utilisant l'herbe du regain, tandis que le foin de juin est sans doute utilisé comme réserve générale pour le reste du cheptel. Ce qui suppose une surface de prairies suffisante. Or, en dépit des avantages du climat océanique breton, les prairies ne sont pas très nombreuses en Trégorrois. L'un des avantapes majeurs de la noblesse réside dans le fait qu'elle possède la majorité de ces prairies.

Quant aux porcs, l'auteur souligne combien leur élevage peut se faire à peu de frais. à condition toutefois, et la remarque est précieuse, de prévoir d'emblée un cheptel double par rapport aux besoins, de manière à avoir toutes garanties contre les aléas du sort. Peut-on aller plus loin et utiliser ces indications pour essayer de calculer ce que pouvait être la ration alimentaire carnée (le la famille ? Le résultat auquel on aboutit ne concerne que les seules grosses provisions : ce qui ne représente qu'une partie de la consommation annuelle. En 1620, la famille comporte 7 personnes (les deux parents et les cinq enfants), auxquelles s'ajoutent le domesticité. Celle-ci monte à 6 personnes (d'après le relevé fait d'après le carnet de gages de René Fleuriot). La maisonnée compte donc 13 bouches à nourrir, plus la marge indispensable pour accueillir les hôtes (le passage. Or, la provision carnée salée, comprenant le boeuf salé et le lard des porc représente au total deux boeufs, une vache grasse et quatre porcs soit, à raison de 150 kg de viande pour les boeufs et de 50 pour les porcs quelque 400 kg de viande de boeuf et de vache, un peu plus de 150 kg de viande de porc, La ration annuelle s'élève donc à un total de 40 à 45 kg de viande salée par an. Or la basse-cour est importante, le pigeonnier bien garni, les redevances seigneuriales apportent un contingent non négligeable de poules, de coqs « bons et compétents » etc. Il faut donc, au minimum, doubler ces chiffres. A rester très prudent, on peut estimer que la ration carnée annuelle se situe autour de 70 kg par personne, et probablement, nettement davantage. Encore peut-on se demander si les domestiques reçoivent réellement la même ration que les maîtres, puisqu'il est expressément spécifié qu'ils consomment des grains d'avoine. Ces rations sont, en réalité, énormes et sont fort comparables à des rations du xxème siècle.

 La famille Fleuriot disposait donc d'une alimentation très équilibrée, dans laquelle la part des protéines d'origine animale était largement suffisante. Il en va de même pour les matières grasses : 250 à 300 kg de beurre salé (quel que fut son goût au début du printemps...) représentent une ration d'un peu plus de 20 kg par personne, compte non tenu de la consommation fraîche. Ce chiffre de beurre salé peut surprendre, mais les inventaires après décès des grandes familles montrent toujours l'existence de stocks de beurre importants. Il semble que la quantité de lait exigée pour cet approvisionnement n'ait pu être obtenu sur le domaine et qu'il fallait acheter tout, ou partie, de cette provision sur les marchés — probablement de Pontrieux, comme pour le vin.

 Pareil approvisionnement ressemble étrangement à celui des navires de commerce. Pour apprécier ces données quantitatives, il importe de les situer dans le domaine géographique où elles sont valables, et qui est celui des franges agricoles du domaine maritime. La cuisine locale a pu profiter des procédés de conservation élaborés pour la navigation.

Les achats de vin réflètent, eux aussi, cette interpénétration du monde rural et du monde marin. Trait de moeurs, René Fleuriot insiste lourdement, auprès de ses enfants, pour leur suggérer de bonnes relations avec les marchands de vin de Pontrieux. L'acquisition du vin doit se faire au bon moment, de janvier à avril, en plein hiver, toujours au plus bas prix possible, c'est-à-dire en payant comptant, soit à la valeur du prix de revient. Nul doute que sur ce point, Fleuriot doit être une exception. Achat massif, qui comporte l'indispensable marge de sécurité annuelle.

Que le vin ne soit pas entièrement consommé, ou qu'il se pique, il n'y a rien de perdu. En arrière-saison, à l'automne et au début de l'hiver, le vin est si rare que, même piqué, il se vend avec bénéfice par rapport aux prix d'achat. D'où vient ce vin, de Bordeaux ou de Nantes ? On eût aimé trouver ce détail, d'autant que René Fleuriot a quelques prédispositions gastronomiques. L'achat à la bonne saison d'hiver a l'immense avantage de laisser reposer le vin, de le décanter. Nulle allusion au cidre. A cette date, le pommier à cidre, venu de Normandie, n'a encore que peu pénétré en Basse-Bretagne.

Reste un petit mystère : le « cautum ». Les dernières pages étant perdues, nous sommes privés du développement annoncé. De quoi s'agit-il ? On peut émettre deux hypothè¬ses. On peut penser à l'orthographe phonétique de coton et, en ce cas, la maison le long des veilles d'hiver, filerait le coton pour ses propres besoins. Si le fait est habituel pour la laine, le lin ou le chanvre, il l'est infiniment moins pour le coton. On serait donc en présence d'une nouvelle confirmation du modernisme relatif du maître de maison. La deuxième hypothèses tendrait à faire dériver le mot du « catun », c'est-à-dire du tabac. Faire sa provision de tabac en un seul achat massif et à bas prix serait tout à fait dans la ligne des habitudes familiales. Avouons que nous ne savons pas exactement de quoi il retourne — et qu'il y a, peut-être, d'autres suggestions possibles.

Au total, nous sommes donc en présence d'une alimentation riche, où, nécessairement, la part des grains est sensiblement réduite par rapport à la moyenne des consommateurs, comportant une part très forte en protéines d'origine animale, en graisses, riche en calories. Peut-être y a-t-il déficit en vitamines, surtout en morte saison.
 
CONCLUSION

Cette vie (l'un gentilhomme breton est, incontestablement. une réussite matérielle indiscutable. D'ailleurs, René Fleu-riot en est très conscient, puisqu'il en fait la remarque à deux reprises d'abord, au début de ses advis moraux, quand il souligne l'efficacité de la récompense temporelle de sa charité ; à la fin de son travail ensuite, quand il compare avec fierté l'amélioration du niveau de vie de la maisonnée. Ce succès lui a permis de se débarrasser de ses dettes et de surmonter les conséquences du trou financier creusé au début de son mariage par la lourde rançon de 1595 (2 750 écus), soit le revenu de 4 années. A l'orée de sa vieillesse, son aîné solidement établi, il dispose d'un train de vie de 700 livres.

Il est certes, personnages plus illustres. Sans ces « advis moraux » et son journal, René Fleuriot ne serait qu'un nom à l'intérieur d'un arbre généalogique. Mais les deux témoignages font ressurgir, à la mémoire des historiens, un homme qui, sans bruit, a fait son devoir et a su mener sa barque familiale dans une période difficile entre toutes. D'aucuns, pourraient faire observer que sa religion est, par moments, bien intéressée, certains de ses procédés, comme celui de semer la dissension dans son petit monde domestique de manière à empêcher les larçins, discutables. Outre qu'un jugement de ce genre porte témoigne prime, ces attitudes s'expliquent fort bien à une époque dure qu'est le début du xvième siècle. Au surplus, les relevés des comptes des domestiques montre l'humanité de l'homme face aux coups du sort. Constatons combien René Fleuriot est un homme de son temps, participant pleinement aux circuits économiques régionaux, dont l'indiscutable préférence pour une vie campagnarde tranquille est tempérée par le souci de « l'Estat ».

 Il est admirablement au fait des nécessités quotidiennes, des événements locaux. Une culture certaine, dont témoigne la maitrise de l'écriture et la saveur du style, va de pair avec une morale austère, imbibée de la lecture de l'Ancien Testament, voire de quelques philosophes. Quel dommage qu'il n'ait songé à écrire plus ! Quelles ont été ses lectures ? Quelle a été l'éducation donnée à ses enfants ? Autant de questions auxquelles il n'est pas de réponse.

Au-delà de cette analyse, la dernière question déterminante, est de savoir si René Fleuriot est vraiment représentatif de la noblesse trégoroise. Lui-même se considère comme un homme quelque peu à part, témoin son souci de ne pas ébruiter l'existence de ses « advis moraux », témoin encore les comparaisons qu'il établit avec ses voisins, tant sur le plan moral que pratique. Il faut ajouter que vers 1620 le nombre de gentilhommes sachant lire et écrire reste, probablement, assez faible. L'alphabétisation de la noblesse bretonne se fait surtout au cours de ce xvir siècle.

Le témoignage est donc exceptionnel à bien des égards. Encore convient-il de ne pas tomber dans le piège d'un noircissement excessif de la situation dépeinte par René Fleuriot. Il faut faire la part du genre littéraire auquel appartiennent les « advis moraux ». qui se rapprochent beaucoup du sermon. Le but poursuivi est didactique, et les exemples choisis sont volontairement déterminés en fonction de la dissuasion à obtenir.

 Ces réserves faites, il nous reste le plaisir de lire une réflexion lucide, nette, précise, véritable mine de renseignements pour l'historien, bien venue sous la plume d'un honnête homme à une époque où les documents de ce genre n'abondent pas. Pensant oeuvrer uniquement pour ses enfants, René Fleuriot apporte à l'histoire un témoignage inestimable autant que pittoresque.

Note de la rédaction.

Meyer Jean. Un témoignage exceptionnel sur la noblesse de province à l'orée du XVIIe siècle. Les « advis moraux » de René Fleuriot.. In: Annales de Bretagne. Tome 79, numéro 2, 1972. pp. 315-347;

Jean Meyer (né en 1924) est un historien français. Il fut professeur d'histoire-géographie aux lycées Clemenceau et Jules-Verne de Nantes (1953-1962), professeur à l'Université de Rennes (1963-1978), puis professeur émérite à l'université Paris Sorbonne-Paris IV et docteur honoris causa de l'université de Marbourg en Allemagne1. Il est un ancien directeur du Laboratoire d'histoire et d'archéologie maritime, seule unité de recherche du CNRS consacrée à l'histoire maritime française et étrangère



J.LOHOU (juin 2016)