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LA BATAILLE DE DUAULT LE 12 juin 1944.
1. RÉCIT DU LIEUTENANT SAS ANDRÉ BOTELLA
Le lieutenant André Botella (1913-1991), ayant rejoint les
Forces Françaises Libres en Angleterre, se porte volontaire pour servir comme
parachutiste dans le Special Air Service. Après avoir reçu une formation
intensive au camp de Fairford, il se tient prêt à partir. Le but: former de
petites équipes avec des missions de harcèlement; constituer deux bases, l'une
dans les Côtes-du-Nord, à Duault, l'autre dans le Morbihan, à Saint-Marcel,
pour centraliser l'organisation de la Résistance. L'officier chargé de diriger
la base de Duault, le capitaine Leblond, a beau protester, la mission reste
inchangée. Il s'agit de précéder les Alliés qui doivent arriver en Bretagne peu
après le débarquement, le 6 juin ... À 0 h 45, l'équipe du lieutenant Marienne
est parachutée au-dessus de Plumelec dans la Morbihan ...
Le commandement nous libère de nos angoisses.
Par la trappe je regarde défiler la campagne bretonne. Ce
village, c'est Locarn, et aussitôt après le carrefour tant de fois repéré sur
la photo aérienne.
« -Go! » Il est 1 h 15.
Je maîtrise mal mon élan et mon casque heurte violemment la paroi
avant de la trappe. Le cœur serré et le front endolori, j'attends le choc à
l'ouverture. Ouf! Ça y est! Après le vacarme des quatre moteurs du bombardier,
c'est le calme d'une nuit claire.
Devant moi, j'aperçois nettement les coupoles des parachutes
de mes hommes se découper sur le ciel lumineux. Je ne suis pas seul à les voir:
de toutes les fermes avoisinantes un concert de hurlements monte vers nous.
Des dizaines, des millions de chiens aboient vers ces globes
étranges qui descendent mollement sur eux. Ces sacrées bestioles vont nous
faire repérer. J'ai l'impression que toute la Wehrmacht me tient dans son
collimateur. Je largue mon » legbag » (sac de jambe) qui me précède à grand
fracas dans d'épais buissons qui me lardent d'épines.
Décidément, la lande bretonne n'est guère accueillante pour
ses libérateurs. Il est impossible que tout ce vacarme n’ait pas été entendu.
Le cœur battant, j'arme précipitamment ma mitraillette. Mais
tout est calme, sauf, dans une ferme toute proche, des chiens qui se démènent
et hurlent comme des forcenés. Il est temps de dégager les lieux. Je camoufle
mon parachute sous les broussailles, extirpe quelques épines de mes fesses et
m'oriente. Si les aviateurs n'ont pas fait d'erreur, la forêt de Duault est à 2
ou 3 km au nord-est. Le point de ralliement de mon stick est un ponceau (petit
pont) à l'ouest des gorges du Corong.
Je pars, tous les sens en éveil. Dans un chemin creux, vers
Lopuen, d'après ma carte, je suis chargé par deux molosses particulièrement agressifs.
J'essaie de les amadouer en alternant douceur, persuasion et sévérité. Je
sacrifie quelques biscuits de mes rations. Rien n'y fait.
Ils refusent de manger le pain amer de l'étranger et restent
toujours aussi hargneux. J'ai du mal à protéger mes mollets.
Voilà un danger bien réel sur lequel nous n'avions pas été
renseignés à Fairford. Les Allemands, d'accord. Et les chiens, alors? Je
poursuis mon chemin avec de fréquentes volte-face pour repousser les deux « pétainistes ».
J'arrive à un ruisseau dont je suis le cours. Le ponceau doit être là.
J'entends un froissement de broussailles. Faites, mon Dieu, que ce ne soit pas
encore des chiens. Je siffle les premières notes d'une vieille ballade écossaise
qui est notre signal de ralliement. Pas de réponse, sinon que les deux clébards
arrivent au grand trot, cette fois très amicaux.
Ils apprécient donc les airs écossais. Un bag-pipe m'aurait
été plus utile qu'une mitraillette. Je siffle à nouveau. Cette fois, une
réponse en bon français :
- Arrive, eh, con! On est du stick Botella.
Ce sont Schermesser et Urvoy qui ont oublié notre signal de
ralliement, tant de fois répété à l'entraînement cependant. Il m'en reste
encore six à récupérer, plus le stick Deschamps dont j'ai perçu le largage vers
1 h 30. Nous traversons le ponceau et nous engageons dans le sentier qui monte
vers la forêt. Je suis en tête, Schermesser et Urvoy me suivent et, en serre
file, trottinent les deux chiens qui, après des préliminaires réticents,
paraissent s'être ralliés à la Résistance. [ ... ] En chemin, nous récupérons
le reste de mon stick et le stick Deschamps.
Il ne manque le sergent-chef Litzler qui, blessé à
l'atterrissage, nous rejoindra en fin de matinée.
Vers 8 h, nos guetteurs nous amènent un jeune garçon blond,
imberbe, vêtu d'une capote feldgrau de la Werhmachtqui lui descend jusqu'aux
chevilles. « Je suis Georges Ollitrault, du maquis de Callac », nous dit-il, «
j'ai appris le débarquement à 7 h et je viens me mettre à vos ordres. » Nous
apprîmes et constatâmes plus tard que ce Jojo à visage d'ange était une véritable
terreur à la gâchette facile et un redoutable tueur d'Allemands. Il est suivi
par un grand gaillard blond qui ne parle pas le français, ce qui s'explique
car il est Allemand.
C'est Georges Niemann. Son père a été fusillé par la Gestapo
et il a rejoint le maquis en 1943. C'est un combattant d'élite qui appartenait à
la 5ème Division parachutiste allemande, la fameuse division « Kreta ». Mon
radio, Julien Devize, haut fonctionnaire des Finances dans le civil et excellent
calculateur, en déduit que la Résistance française comprend 50 % d'Allemands.
Ce calcul se révèle inexact car, un peu plus tard, nous sommes rejoints par Charles
Moreau dit « Charlot», commandant le maquis de Callac. Il est accompagné par un
groupe hétéroclite et pittoresque mais qui paraît décidé à en découdre. Charlot
nous affirme que nous pourrions rapidement rassembler l'effectif d'un
bataillon.
Deschamps et moi n'en revenons pas. Il y a donc bien une
Résistance en Bretagne. Le commandement opérationnel l'ignorait-il -ou
feignait-il de l'ignorer? Nous envoyons un message au Tactical Command et
faisons l'inventaire des effectifs et des besoins.
L'armement de plusieurs centaines de résistants ne pose pas
de problème. Nous sommes assurés de recevoir par parachutage tout le
nécessaire. Reste l'encadrement et l'instruction. Comment surmonter ces
difficultés avec nos faibles moyens? Une levée en masse face à ; un
adversaire redoutable aboutirait à des massacres en masse. Nous décidons donc
de ne pas précipiter les choses.
D'autres résistants nous rejoignent, Dathanat et Le Cun de
Guingamp, Le Hégarat dit « Marceau» de Saint-Brieuc et beaucoup d'autres, dans
un enthousiasme indescriptible. Nous demandons d'urgence des renforts.
À partir du 8 juin, mes deux sticks restés en Angleterre
sont parachutés, puis la 2e compagnie du 4e bataillon S.A.S.commandée par le capitaine
Leblond. Le reste du bataillon saute dans le Morbihan. Le 10 juin, le caporal
Fernand Meunier est tué à l'est de Locarn.
C'est le premier parachutiste tombé dans les Côtes-du-Nord.
Le 12 juin, une patrouille allemande surprend quatre
parachutistes de la compagnie Leblond descendus à la ferme Kerhamon malgré les
ordres. Après un bref combat, les parachutistes sont tués. Les Allemands se
replient mais reviennent avec d'importants renforts. Les attaquer serait
compromettre le secret de la mission et le capitaine Leblond s'y oppose à juste
raison tout d’abord. Je lui fais observer que, venus en libérateurs, nous ne
pouvons, sans compromettre notre prestige, laisser massacrer les fermiers de
Kerhamon. Leblond cède finalement, mais à condition que nous n'engagions que de
faibles effectifs afin de ne pas dévoiler l'importance de la base.
Je descends donc le sentier qui conduit à Kerhamon avec un
seul stick commandé par mon adjoint, le sergent-chef Litzler. Un groupe de
résistants nous suit, Charlot et Jojo en tête.
La ferme n'est plus qu'un brasier. Subitement, nous repérons
les Allemands qui gravissent en petites colonnes dans un ordre parfait la
prairie bordant la forêt. Nous mettons aussitôt deux « bren gun » (fusils
mitrailleurs anglais) en batterie et déclenchons un feu d'enfer.
Les Allemands, qui ne nous avaient pas repérés, sont surpris
et refluent. Ils se reprennent vite et, retranchés dans le chemin creux bordant
la ferme, ouvrent le feu à leur tour. Ce ne sont pas des débutants. Litzler
s'écroule, la poitrine traversée. Une balle me fracasse la cuisse. J'ai
l'impression qu'elle a été arrachée et je souffre horriblement. La fusillade
continue à faire rage. Je me colle au sol mais reste très exposé et les balles
hachent l'herbe autour de moi. J'attends le coup qui va m'achever. Ainsi, c'est
comme cela que tout va finir? Dès le premier combat?
De notre côté, le feu a presque cessé. Les paras et les
résistants se sont mis à l'abri derrière la lisière. Tous, sauf
Charlot.J'entends sa voix amie au-dessus de moi: «Vous êtes blessé, mon
lieutenant? Je vais vous tirer de là. » Et, debout au milieu d'une pluie de
balles, il me tire derrière un talus. Comment n'a-t-il pas été criblé? La
fusillade se calme de notre côté mais reprend violemment plus au nord.
C'est le stick du sous-lieutenant Lasserre et de Robert qui
prend les Allemands à revers. Charlot arrive avec une civière et on me remonte
dans la forêt. Je croise le lieutenant Marin, un rescapé des combats de Lybie
et de Cyrénaïque qui sera tué en juillet dans le Morbihan avec le lieutenant
Marienne. Je ne vaux guère mieux.
Charlot me tend ma mitraillette qu'il a ramassée sur les
lieux du combat. « Garde-la, mon vieux Charlot, tu en auras plus besoin que moi
».
Je suis maintenant au PC de Samwest. J'entends râler Litzler
à quelques pas de moi. J'entends aussi une fusillade lointaine, vers Saint-Servais,
me semble-t-il. Ce sont des résistants qui harcèlent la compagnie allemande en
retraite.
À la tombée de la nuit, Leblond vient me voir: « La base est
maintenant repérée. Conformément aux ordres, nous devons maintenant rallier Dingson.
Tu dois comprendre qu'il est impossible de t'emmener. La mission passe avant
tout. » J'aurais dû alors répondre par ces paroles historiques qui font si bien
dans les livres. Certains auteurs les ont mises dans ma bouche, mais je ne me
souviens pas les avoir prononcées.
Je ne suis que douleur et je me fous du débarquement, de la
mission et de la Résistance. Tant pis pour la légende héroïque. Plus tard, le
lieutenant Sassoun, notre médecin, se penche sur moi: - Litzler a une
hémorragie interne. Il est fichu. Alors je lui ai fait une double morphine pour
l'aider. Toi aussi, je vais te faire une double morphine.
Les paras que je commandais viennent aussi me voir. Mon
radio Julien Devize reste un long moment près de moi. Je les vois à peine. Cela
ne m'intéresse plus. C'est un autre monde.
La nuit est tombée. Le râle de Litzler s'est éteint. De
temps en temps, un froissement de broussailles me tire de ma léthargie. Les
Allemands qui viennent m'achever? Non. C'est l'aspirant Metz, oublié en lisière
de forêt avec son « bren gun », puis des paras que l'ordre de repli n'a pas
touché. J'ai trouvé une position un peu plus confortable et je n'ai presque
plus mal mais j'ai très froid. Je sombre peu à peu dans le coma.
Un bruit de pas et de voix me fait quelque peu reprendre
conscience. Cette fois c'est la fin. Mais non. Les voix parlent français. Je vois
surgir des broussailles Robert et les inévitables Charlot et Jojo. Ils se
penchent sur Litzler puis viennent vers moi.
- Bon. Celui-là a l'air vivant. C'est le lieutenant. On va
l'évacuer. Je ne suis pas enthousiaste. Ces abrutis vont me secouer et réveiller
ma douleur. Sans écouter mes protestations, ils m'embarquent dans un camion et
me conduisent dans une masure isolée en plein maquis de Kerchariou. J'y retrouve
deux autres paras blessés, le lieutenant Lasserre et le caporal Faucheux, en
aussi piteux état que moi. Faucheux a reçu une balle dans le ventre. La balle
qui a traversé la poitrine de Lasserre a champignonné et il a dans le dos un
trou de la dimension d'une assiette qui grouille déjà d'asticots. Georges Le
Cun et un maquisard (Mimile, je crois) restent avec nous. Pendant ce temps,
Robert, avec les éternels Charlot et Jojo et le maquis de Callac, mettent en
lieu sûr, avec des camions réquisitionnés on ne sait comment, les tonnes d'armes,
de munitions et d'explosifs abandonnés dans la forêt de Duault. Les Allemands,
qui paraissent avoir été bien secoués, ne réagissent pas.
George Le Cun, qui a pris en charge les blessés, nous amène
le docteur Lebreton de Bourbriac, puis un chirurgien, le docteur Rivoallan de
Guingamp. Celui-ci taille à vif dans l'énorme plaie de Lasserre qui, subitement
réveillé, pousse des hurlements qui me glacent. Pourvu que ce salaud ne
s'occupe pas de moi. C'est qu'il vient vers moi! Impassible, il palpe ma
cuisse, énorme, violacée et maintenant indolore.
Il va ensuite vers Faucheux. C'est encore plus rapide. Il
s'éloigne en conférant avec Lebreton qui hoche gravement la tête. Apparemment, ils
ne sont pas très optimistes. Le jour suivant, le docteur Lebreton revient avec
une grande jeune fille brune. C'est sa belle-sœur, Edith Moquet. Edith et Mme
Lemoigne de Bourbriac seront nos infirmières pendant deux mois.
Une jolie petite jeune fille brune, Yvette, nous apporte les
nouvelles de l'extérieur. Les Allemands savent que des blessés du combat de Duault
sont cachés par la population et les recherches activement avec des chiens
policiers. Mais les curés des paroisses voisines ont recommandé en chaire le
silence le plus absolu et cette consigne sera scrupuleusement suivie.
Vers le 15 juin, Robert se pointe à Kerchariou et, la morphine
aidant, je suis suffisamment lucide pour faire avec lui le point de la situation.
Elle n'est guère brillante. Robert, rejoint quelques jours plus tard par Thonnérieux,
reste le seul parachutiste dans les Côtes-du-Nord, sans aucun moyen de liaison
avec le reste du bataillon, ce qui est un élément plutôt favorable, ni avec la
Grande-Bretagne, ce qui est très grave. Nos premiers contacts avec la
Résistance nous ont quelque peu déroutés. Il nous semble que celle-ci est surtout
animée par le Parti communiste qui possède une organisation bien structurée. Il
a créé quelques groupes FTP, essentiellement à base de réfractaires au STO.
Ceux-ci ont peu ou pas d'encadrement et aucun armement autre
que celui enlevé aux Allemands. Ils survivent péniblement au moyen de
réquisitions, parfois de rapines, ce qui n'est pas très bien vu de la
population.
J'apprendrai par la suite qu'il existe d'autres
organisations cohérentes et d'allégeance non communiste, mais pour l'heure, je
ne parle que de ce que j'ai vu et seulement de ce que j'ai vu.
Malgré cette situation confuse, Robert reste optimiste: - La
base Samwest est détruite mais la mission reste puisque la Résistance existe.
Je ne comprends rien à leurs histoires de FTP ou pas FTP, mais il y a un
potentiel considérable à exploiter. Donc, si vous êtes d'accord, je reste.
Je ne puis qu'être d'accord ...
André Botella.
« Miliciens contre maquisards », Françoise Morvan, Éditions Ouest-France.
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Joseph Lohou (nov.2014-mai 2015 )