La mort du Père Serge Bonnet, Dominicain du couvent de Nancy
Serge BONNET (*)
Les
conseils que donnait le père Serge Bonnet le 24 août 1975. Aujourd'hui,
23 décembre 2015, il sera inhumé après une messe concélébrée par
ses frères, les Dominicains du couvent de Nancy, en l'église
Saint-Charles de Sainte-Menehould, dans le petit cimetière de cette
ville de la Marne, au côté de ses parents. Je suis sûre qu'il écrira de
Là-Haut une chronique pleine d'humour.
Conseils au Pape et à quelques autres gouvernants À
la veille de la rentrée politique, nous allons beaucoup entendre parler
de remaniement ministériel. Avant de se déterminer, le responsable
suprême de notre actuelle République et les hommes qui nous gouvernent
seront sans doute heureux de parcourir quelques extraits d’un recueil
de lettres adressées par Bernard de Clairvaux au Pape Eugène III. Au
total, cinq lettres furent écrites entre 1148 et 1152. [Républicain
Lorrain du 24 août 1975] Au Moyen Âge, contrairement à ce que l’on
enseigne encore dans quelques écoles, les inférieurs ne craignaient pas
toujours de dire brutalement et totalement ce qu’ils pensaient aux
supérieurs, et même au Souverain Pontife. Oserions-nous, aujourd’hui,
nous adresser avec autant de véhémence à Ford, Brejnev, Giscard
d’Estaing ou même à notre percepteur, à notre curé ou à notre député ? La
liberté du ton ne mérite pas seule de retenir l’attention. Ce que
Bernard de Clairvaux, il y a plus de huit siècles, a crié au Pape est
peut-être susceptible d’éclairer et d’aider les hommes qui sont
comptables du bonheur des peuples. Les responsables d’une usine, d’un
syndicat, d’une commune, d’un couvent, d’un régiment ou même d’une
modeste poignée d’employés de bureau peuvent méditer utilement ce
qu’écrivait au Pape, Bernard de Clairvaux, ce moine que nous appelons
aussi saint Bernard.
La modestie du chef.
Le
chef ne doit tirer aucune vanité de sa fonction. Les hochets de la
gloire sont ridicules. Bernard de Clairvaux interpelle le Pape : Détruis
les illusions de ces honneurs d’un jour ; éteins le faux éclat de cette
gloire ! Cela fait, tu pourras considérer à nu ta propre nudité.
Étais-tu en naissant coiffé de la tiare ? Étais-tu ce jour-là brillant
de joyaux, chamarré de soieries, couronné de plumes ou couvert d’or ?
L’inconsistance de ces sortes de choses me fait penser à ces brumes du
matin qui, sitôt formées, sont entraînées par l’air et s’y dissolvent. Le
pouvoir engendre en effet beaucoup d’illusions. On se croit tout
puissant ; la vie se charge de vous détromper. On se croyait maître des
âmes, des mœurs, des lois ou bien des prix et du taux de croissance.
Bernard de Clairvaux ironise : Combien
de fois veux-tu, mais en vain ? Combien de mouvements fais-tu sans rien
mouvoir ? Combien de fois entreprends-tu sans aboutir ? Combien
d’efforts fais-tu sans enfanter ? Combien de tentatives avortées ? À
peine as-tu commencé qu’il faut que tu abandonnes ; à peine as-tu fait
le premier pas que l’on te coupe les jambes ! Les
échecs ne doivent pas amener à se croiser les bras. Il y a des moments
où il ne suffit plus de parler, mais d’agir pour de bon. À
l’œuvre donc ! Sache que le moment est venu pour toi de tailler dans le
vif, étant admis que celui de la méditation l’ait précédé. Si,
jusqu’alors, tu n’as remué que ton esprit, il faut maintenant que tu
remues ta main. Le
vrai chef finit par apprendre qu’il ne peut pas tout faire par
lui-même. Il ne convient pas que le chef perde son temps à changer les
cantiques ou l’hymne national ; il doit savoir déléguer ses pouvoirs à
des ministres capables. Les experts qui font faillite.
Le
chef suprême, fût-il Pape, doit se persuader que ce n’est pas un
diplôme obtenu il y a vingt ou quarante ans qui permet de se prévaloir
du titre d’expert. Il arrive à tout le monde de se tromper. Mais ceux
qui se trompent trop souvent, même s’ils sont diplômés, doivent être
écartés quand bien même ils seraient protégés par un « syndicat » de
relations. Bernard de Clairvaux n’a pas une haute opinion de ces
personnages boursouflés qui jouent aux experts dans les antichambres de
la curie romaine (nous dirions aujourd’hui, dans les cabinets
ministériels). Pour
moi, je me demande comment tes pieuses oreilles peuvent supporter
d’entendre ces controverses d’avocats, ces joutes oratoires qui servent
beaucoup plus à ruiner la vérité qu’à l’établir. Réforme cet usage
perverti, coupe la langue à ces langues menteuses, ferme la bouche à
ces fourbes. Les voilà, ces parleurs habiles qui ont dressé leurs
langues à proférer le faux, à disserter contre la justice, à
n’argumenter que pour induire en erreur ! Leur science ne sert qu’à
faire le mal, leur éloquence ne sert qu’à outrager le vrai. Ceux
qui se trompent ont tendance à rejeter les responsabilités sur les
forces extérieures. Si les prix montent, les ministres et le
gouvernement font dire qu’ils n’y sont pour rien ; c’est l’économie
mondiale qui est cause de tout. Si les fidèles sont moins nombreux dans
les lieux de culte, les prêtres et la hiérarchie ecclésiastique n’y
sont pour rien, c’est le « monde actuel » qui en porte toutes les
responsabilités. Employé au niveau le plus élevé, il ne faut pas
espérer que l’expert puisse s’améliorer. Le gouvernement n’est pas une
école de formation. C’est l’avis de Bernard de Clairvaux quand il
conseille au Pape de bien choisir les prélats qui gravitent autour du
Saint-Siège. Que
ton choix se porte, si cela se peut, non sur des hommes ayant à faire
leurs preuves, mais sur des hommes éprouvés. Nous autres, dans nos
monastères, nous recevons tous ceux qui se présentent avec l’espoir de
les rendre meilleurs ; mais c’est le propre de ta cour d’accueillir
plus volontiers ceux qui sont bons que de les rendre tels. De fait,
l’expérience nous l’a prouvé, le nombre de gens de bien qui s’y
corrompent est supérieur à celui des méchants qui s’y améliorent. Des ministres pour le peuple. Bernard
de Clairvaux va jusqu’à écrire que les collaborateurs du pape ne
doivent pas faire trop de bruit autour du Saint-Siège. On peut penser
qu’on peut étendre le conseil à ceux qui fréquentent l’Élysée ou
Matignon : Qu’ils fassent leur entrée discrètement et ne sortent pas avec éclat ! Ce n’est là qu’un détail. L’essentiel pour un ministre, c’est d’être un serviteur. Qu’ils
ne méprisent pas le peuple, mais l’instruisent ; qu’ils ne flattent pas
les riches, mais les fassent trembler ; qu’ils n’accablent pas les
petits, mais les protègent ; qu’ils ne s’effraient pas des menaces des
puissants, mais les dédaignent !
Les
ministres d’hier n’ont pas toujours été également pénétrés de
l’importance de leurs tâches. Pour ceux qui vont entrer dans la
carrière, il est bon de rappeler quelques vérités sur ce que doivent
être les collaborateurs d’un Pape ou d’un Président de la République. Qu’ils
reviennent auprès de toi accablés de fatigue, mais non chargés de
présents ; et que, dans le même temps, ils tirent gloire, non des
objets étranges ou précieux qu’ils auront pu rapporter de leurs
voyages, mais d’avoir laissé derrière eux la paix aux royaumes, la loi
aux barbares, la tranquillité aux monastères, l’ordre aux Églises, la
discipline au clergé, un peuple agréable au Seigneur et adonné aux
œuvres de bien. Tous les chefs sont mortels. Un
Pape saint (un président de la République parfait) ne doit pas se faire
illusion sur la durée de sa charge. Bernard de Clairvaux ne craint pas
de conclure ainsi sa dernière lettre adressée au Pape : Combien
de pontifes romains as-tu vus de tes yeux mourir en peu de temps ? Que
tes prédécesseurs eux-mêmes t’en avertissent : le terme de ta charge
est aussi sûr qu’il est prochain. Que la faible durée de leur
pontificat t’annonce la brièveté de tes propres jours. Que ce soit donc
pour toi une méditation toujours nouvelle de songer à ta fin parmi les
agréments de cette gloire d’un jour : car, c’est l’évidence même, tu
suivras dans la tombe ceux que tu as suivis sur le trône.
Le
Pape Eugène III, personne n’en sera étonné, apprécia médiocrement les
conseils de Bernard de Clairvaux. Des paroles trop franches sont
quelquefois plus mal jugées que des actes délictueux. Cela se voit dans
tous les siècles, sous tous les régimes. On vient encore de le
vérifier, il y a quelques jours. Un général qui écrit ce qu’il pense
des Allemands est plus promptement sanctionné qu’un général
subventionné par les Américains. Pour écrire uniquement aux supérieurs,
il ne suffit pas d’attendre qu’ils soient morts. Il faut aussi veiller
à ce que les conseils aux trépassés ne blessent pas la susceptibilité
des vivants.
Chronique du Père Serge Bonnet [Républicain Lorrain du 24 août 1975
Notes.
[*] BONNET,Serge Bonnet, né le à Sainte-Menehoulld(Marne) et mort le à Moulins-lès-Metz,
est un prêtre dominicain et sociologue français. Au cours de sa vie, il
exerce notamment les professions de chroniqueur politique, écrivain,
universitaire et chercheur au CNRS.
Spécialiste des milieux industriels et ouvriers, il est un fervent
défenseur de la religion populaire et du rôle des laïcs au sein de
l'Église. Prédicateur de talent, il devient également une figure
médiatique dans les années 1970 et 1980.