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Callac-de-Bretagne |
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Je me souviens de l'omelette de Mme de Wendel[1] .
Ami
dominicain du couvent de Nancy, mon mari et moi, revenions d’une virée
en février 1986 dans le sud de la France. Oppède le Vieux, Montmajour,
les trois sœurs cisterciennes, les coopératives vinicoles du Gard et du
Vaucluse nous avaient enchantés.
Plus nous nous rapprochions de la Lorraine, plus la température
baissait. Moins 20° C. Et nous allions aller dormir dans un
presbytère où le chauffage ne fonctionnait pas, le presbytère du père
Serge Bonnet[2], éminent spécialiste du mouvement ouvrier, de la
sidérurgie, des religions populaires.
Nous étions fatigués. Nous avions froid et faim. Qu’allions-nous manger ?
• « Je vous ferai une omelette, nous dit Serge
Bonnet. L’omelette de madame de Wendel. Lorsque je suis allé
travailler sur les archives au château d’ Hayange, un soir qu’il était
très tard et qu’il n’y avait plus personne dans les cuisines, madame de
Wendel m’a préparé une de ses spécialités. Vous m’en direz des
nouvelles ! J’espère que je la réussirai aussi bien qu’elle. »
Je salivais. La gourmandise
n’est pas le moindre de mes péchés véniels. Je m’imaginais le
château des maîtres de forges, les nombreux domestiques astiquant les
cuivres et l’argenterie, le chef cuisinier faisant l’inventaire des
chambres froides, caves, celliers, armoires, le chef saucier fouettant
un beurre-blanc, le maître-queux rôtissant oies et faisans.
Très certainement allait-il
nous préparer des œufs brouillés - mets préféré de Giscard – avec
un caviar Petrossian que madame de Wendel mère lui aurait offert ou
râperait-il quelque truffe noire du Périgord qu’il gardait
précieusement dans un bocal au milieu des œufs, ou verserait il sur les
œufs moussants une louche de bouillon de poule chaud et du citron, ou
allait-il – à l’italienne - nous la servir cette omelette avec un
vieux parmesan fraîchement râpé. J’envisageais aussi quelques lamelles
de saumon fumé jetées négligemment ou mieux – un mets pour lequel je me
damnerais - des cèpes que lui aurait donnés un des nombreux jardiniers
de la propriété de Wendel. Sûrement pas une vulgaire omelette au
lard ou aux pommes de terre.
Et nous arrivâmes à Morley[3], dans son presbytère, effectivement
glacial. Dès l’entrée, on ne pouvait que frissonner davantage par une
gravure rappelant l’Inquisition et ses bûchers au 13e siècle.
Nous gardâmes
manteaux, écharpes et gants. Dans la cuisine, nous nous agglutinâmes
autour du seul poêle au bois Godin qui finit par ronfler puis
ronronner. Afin de nous honorer et nous faire oublier le froid de la
maison, Serge Bonnet commença par ouvrir un muscat de Beaumes de
Venise qui nous mit à tous les trois des étincelles dans les
prunelles.
Mais toujours rien à manger…
Je lorgnais vers différents endroits de la cuisine. Des livres, oui.
Des dossiers, oui. D’ailleurs, des étagères pliant sous les livres, des
bibliothèques remplies aux cinq quarts, il y en avait dans toute la
maison, dans toutes les pièces, depuis la porte d’entrée, jusqu’au
grenier dont le plancher menaçait de s’écrouler sous le poids du
journal le Monde que le frère prêcheur recevait depuis la fin de la
guerre. J’aime les livres, mais en cet instant-là, j’aimais encore plus
mon ventre dont je contenais difficilement les gargouillis dus au vide
abyssal qu’un jeûne inhabituel avait creusé.
Après le « Beaumes de Venise
»[4], le père descendit dans sa cave. Il en revint, une bouteille dans
chaque main : un « Vinsobres [5] » et un « Chusclan[6] ». « Pour
les chambrer », prévint-il. Je ne pus m’empêcher de l’entendre lors
d’un sermon de mariage « Ne pas voir du péché partout. Le péché est un
refus d’amour. Trois conditions requises pour pécher : matière grave,
pleine connaissance, totale liberté. Pécher n’est pas à la portée du
premier venu. »
Mais toujours rien à manger...
• Mireille… Ne me dites pas le contraire, je sais que
vous avez faim, dit-il en éclatant de rire et en sortant d’un
placard une énorme poêle bien noire, bien patinée. Du beurre, d’abord,
ne pas lésiner sur le beurre, et du pain.
Il fit alors frire des petits croûtons qu’il tailla dans
un pain rassis d’au moins une semaine et nous prépara son omelette,
l’omelette de madame de Wendel que je dévorai goulûment. Oubliés les
cèpes, les truffes et autres brimborions[7] de mycologue ! Pour le
couple d’athée et d’agnostique que nous sommes, le père Serge Bonnet
n’avait ni récité le Benedicite ni ne s’était signé. Peut-être dans le
secret de son âme, murmura-t-il ma prière préférée d’avant repas : «
Donnez du pain à ceux qui ont faim et faim à ceux qui ont du pain.
»
Je crois, que cette nuit-là, mon mari et moi, avons mangé la
meilleure omelette de notre vie : douce comme le bleu de ses yeux,
généreuse comme ses mains perpétuellement ouvertes, salée à point comme
ses articles, croquante comme ses traits d’esprit, simple comme ses
pantalons de velours, originale comme ses livres et nourrissante comme
ses prédications.
Le « Vinsobres » nous avait
mis le rouge aux joues, le « Chusclan », la langue en émoi et
nous n’étions guère pressés d’aller nous coucher, les chambres étant
tellement glaciales et le vin nous ayant revigorés. Alors, nous
passâmes une bonne partie de cette nuit de février 1986 autour du poêle
qui ronronnait à écouter cet homme qui ne parlait que pour nous. Nous
l’entourions jalousement. Ce n’est pas tous les jours qu’un grand
prédicateur, un intellectuel qui avait eu pour directeur de thèse,
Raymond ARON[8] , déployait toute sa pensée… et sa malice devant deux
petits profs. Les sujets de conversation ne manquaient pas à quelques
jours de la première cohabitation. Et ce que nous ne savions pas à ce
moment-là, c’est que, quelques jours plus tard, il allait participer au
gouvernement de Jacques Chirac, aux côtés de François GUILLAUME[9],
ministre de l’agriculture, son fidèle ami. Il avait pourtant voté
Mitterrand en 81. Il nous l’avait confié. Et comprenne qui voudra, il
avait écrit dans une page intitulée :
« Ne pensez pas que le couvent de Nancy, comme tant d’autres,
soit à gauche. Il n’est pas non plus à droite. (…) Les situations chez
nous sont plus complexes que la distribution droite-gauche à partir du
perchoir. La vie politique ne nous obsède pas. Lors des élections,
chacun choisit sa couleur ou s’abstient selon sa conscience et sans
n’en référer à personne.
Nous ne sommes pas non plus de ces Français qui chargent invariablement
leur chef d’Etat de tous les péchés d’Israël. Elus « supérieur » de la
communauté pratiquement à tour de rôle, nous savons qu’il faut beaucoup
d’abnégation pour s’occuper de l’intendance, arbitrer les tensions
entre la cuisine et la porterie, soigner les malades, calmer les
sanguins et encourager les fatigués. (…) »
Je terminerai mon hommage à Serge Bonnet par une phrase latine
énigmatique inscrite sur la rambarde du pont de fer qui permet
d’accéder à la Porte de France à Longwy : « Nec poenarum mercedem
recipient » : ils ne recevront pas le salaire de leurs peines ! Serge
Bonnet l’avait relevée et notée dans la préface de son livre « Automne,
hiver de l’homme du fer » en pensant bien évidemment à toute celle
belle humanité de la mine et des usines qu’il a étudiée, aimée et
servie et qui disparaissait après tant de bons et loyaux services.
Aujourd’hui âgé de 90 ans, cet
intellectuel, ancien directeur de recherches au C.N.R.S. ne sait plus
ni lire, ni écrire, ni parler, ni manger seul, ni parler. Crucifié par
une maladie d’Alzheimer.
La dernière fois que je lui
ai rendu visite, accroupie devant son fauteuil roulant pour être à sa
hauteur, je l’ai obligé à me regarder : « Vous vous souvenez ?…. Vous
m’avez fait le catéchisme… Vous, vous étiez jeune… et moi j’étais une
gamine… » Eh bien cet homme – incarnant à lui seul les quatre
pauvres de l’Evangile : l’enfant, le malade, le vieillard, l’étranger,
assis dans ses couches malodorantes, un perpétuel filet de bave au coin
de la bouche, a trouvé la force, le courage et la générosité de me
prendre la main et d’y déposer un baiser. Geste qui m’a bouleversée et
me bouleverse encore. Se peut-il que sur sa croix, dans son corps et
son visage en agonie,
cet homme ait encore tous ses sentiments ? Je n’ose répondre à cette question. Et pourtant…
Une autre question me
taraude : Cet homme qui a su être « doux avec les agneaux, fort avec
les lions, superbe avec les licornes » a-t-il reçu le salaire de sa
peine ? Car – après tout – que demander d’autre à un homme public qui a
un pouvoir sur ses semblables, ses frères ?
L’agnostique que je
suis ne pourrait répondre que d’une manière lapidaire et rageuse. Je ne
le ferai pas. Je vais me retrancher derrière l’histoire suivante. Je
sais qu’elle aurait plu au père.
**********************
Le père Monnier était
déjà âgé et affligé de polypes à la gorge. Un jour – c’était à la Roche
d’Or[10] –, il dit au père Florin Callerand[11] : « Voudriez-vous
m’accompagner à la chapelle ? »
Tandis que le père Florin Callerand attendait dans les derniers bancs,
le père Monier s’avança vers l’autel, s’agenouilla devant le Crucifix,
pria, revint. « Je suis allé me plaindre. Je n’en peux plus. Je
lui ai dit : « Vous ne savez pas, Vous, ce que c’est que d’être vieux.
Vous êtes mort à trente-trois ans et Vous n’avez jamais prêché avec un
handicap pareil. »
• Il vous a répondu ?
• Oui. Il m’a dit : « Tu as raison. Je n’ai jamais
été vieux. Je n’ai jamais eu de polypes à la gorge. Veux-tu bien me
permettre d’être, à travers toi, ce vieux prédicateur malade que je
n’ai pas pu être ?
La Roche d’Or, près de Besançon.
• Mireille Poulain-Giorgi (Villerupt-54) •
***********************
Notes.
[1]La famille de Wendel est une dynastie industrielle de
maîtres de forges, propriétaire des aciéries de Lorraine…(wiki)
[2] Quand le Père Serge
Bonnet chroniquait la vie politique. Homme de foi et figure de la Lorraine
ouvrière avec "L'homme du fer" en 4 volumes, le Père Serge Bonnet fut
également chroniqueur dans les colonnes du Républicain Lorrain…
[3]Morley, commune
française située dans le département de la Meuse en région Lorraine.
[4]Le muscat de
Beaumes-de-Venise est un vin français d'appellation d'origine contrôlée produit
sur les communes de Beaumes-de-Venise et d'Aubignan, dans le Vaucluse. C'est
l'une des deux appellations fournissant du vin doux naturel.
[5]Vinsobres, L'appellation d'origine contrôlée Vinsobres étend
sa zone de production sur environ 1.000 hectares, exclusivement sur la commune
de Vinsobres, sur 7 km en coteaux, dans le département de la Drôme.
[6]Situé sur la rive
droite du Rhône, à 15 km de Châteauneuf du Pape, le vignoble de Laudun Chusclan
Vignerons s’inscrit dans les terroirs de Laudun et de Chusclan…
7]Brinborion, chose de
peu d'importance ou de peu de valeur ; babiole.
[8] ARON, Raymond, né le
14 mars 1905 dans le 6e arrondissement de Paris et mort le 17 octobre 1983 dans
le 4e arrondissement1, est un philosophe, sociologue, politologue, historien et
journaliste français
[9]GUILLAUME, François,
Né le 19 octobre 1932 à Ville-en-Vermois ( Meurthe-et-Moselle, ministre de
l’Agriculture sous Jacques Chirac en 1986.
[10]La Roche d’Or, Lieu de retraite spirituelle. Lieu de
silence, de prière ou de ressourcement, Besancon 25000 Doubs Franche-Comté.
Foyer Communauté de la Roche d'Or.
[11] CALLERAND, Florin,
Né le 17 juillet à Maîche, dans le Haut Doubs, Florin CALLERAND y passe toute
son enfance. En 1928, il entre au petit séminaire de Maîche, puis poursuivra
ses études à Faverney, et enfin, au grand séminaire de Besançon en 1936.
Directeur de La Roche d’Or en 1954.
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