Lettre d’Yves Saint-Laurent
Mesdames et messieurs,
Je vous ai conviés pour vous annoncer une nouvelle
importante. J’ai eu la chance de devenir, à 18 ans, l’assistant de Christian
Dior, de lui succéder à 21 ans et de rencontrer le succès dès ma première
collection en 1958. Depuis, j’ai vécu pour mon métier et par mon métier. Je
veux rendre hommage à ceux qui ont guidé mon action et m’ont servi de
référence. Tout d’abord Christian Dior qui fut mon maître. Balenciaga,
Schiaparelli. Chanel, bien sûr.
En ouvrant en 1966, pour la première fois au monde, une
boutique de prêt-à-porter à l’enseigne d’un grand couturier, j’ai conscience
d’avoir fait progresser la mode et d’avoir permis aux femmes d’accéder à un
univers jusque-là interdit. Comme Chanel, j’ai toujours accepté la copie et je
suis très fier que les femmes du monde entier portent des tailleurs-pantalon,
des smokings, des cabans.
Je me dis que j’ai créé la garde-robe de la femme
contemporaine, que j’ai participé à la transformation de mon époque. Je l’ai
fait avec des vêtements, ce qui est sûrement moins important que la musique,
l’architecture, la peinture, mais quoi qu’il en soit, je l’ai fait. On me pardonnera
d’en tirer vanité, mais j’ai cru que la mode n’était pas seulement faite pour
embellir les femmes, mais aussi pour leur donner confiance, leur permettre de
s’assumer. Je me suis toujours élevé contre les fantasmes de certains qui
satisfont leur ego à travers la mode. J’ai, au contraire, voulu me mettre au
service des femmes. C’est-à-dire les servir. Servir leur corps, leurs
attitudes, leur vie. J’ai voulu les accompagner dans ce mouvement de libération
que connut le siècle dernier.
Je veux remercier ceux qui m’ont fait confiance. Michel de
Brunhoff qui me conduisit chez Christian Dior. Mack Robinson [.], Richard
Salomon, Pierre Bergé, bien sûr. Il m’est impossible de citer tous les premiers
et premières d’atelier qui m’ont accompagné. Pourtant, qu’aurais-je fait sans
eux ? Tous les ouvriers et ouvrières dont le dévouement admirable m’a tellement
aidé. Je veux remercier les femmes qui ont porté mes vêtements, les célèbres et
les inconnues.
J’ai toujours placé au-dessus de tout le respect de ce
métier qui n’est pas tout à fait un art mais qui a besoin d’un artiste pour
exister. Je pense que je n’ai pas trahi l’adolescent qui montra ses premiers
croquis à Christian Dior. Tout homme pour vivre a besoin de fantômes
esthétiques. Je les ai poursuivis, traqués. Je suis passé par bien des
angoisses, bien des enfers. J’ai connu la peur et la terrible solitude. Les
faux amis que sont les tranquillisants et les stupéfiants. La prison de la
dépression et celle des maisons de santé. De tout cela, un jour je suis sorti,
ébloui mais dégrisé. Marcel Proust m’avait appris que « la magnifique et
lamentable famille des nerveux est le sel de la terre ». J’ai, sans le savoir,
fait partie de cette famille.
Les plus beaux paradis sont ceux qu’on a perdus. Pourtant
j’ai choisi aujourd’hui de dire adieu à ce métier que j’ai tant aimé. Je veux
vous remercier, vous qui êtes ici et ceux qui n’y sont pas, d’avoir été fidèles
aux rendez-vous que je vous ai donnés depuis tant d’années. De m’avoir soutenu,
compris, aimé. Je ne vous oublierai pas.