Callac-de-Bretagne





L'espiègle chroniqueur de langage qui signe du détestable pseudonyme "Zapf" dans le journal belge "L'Avenir du Luxembourg" évoquait l'autre semaine l'importance du vers blanc à propos du dernier ouvrage de Jean d'Ormesson : C'est une chose étrange à la fin que le monde. Il faisait remarquer que ce beau titre est un alexandrin emprunté à un poème d'Aragon... Qu'est-ce qu'un vers blanc ? -Un vers tout seul, qui véhicule un sens autonome et flotte librement hors contexte- Il n'a pas de compère pour rimer avec lui. (Tiens ! en effet.) Le vers blanc est précieux pour les aphorismes. Il est idéal pour les proverbes : Rien ne sert de courir, il faut partir à point. En principe il n'est pas obligatoire qu'un vers blanc soit un alexandrin ; mais il faut bien reconnaître que l'alexandrin, par son rythme et ses jeux de syllabes brèves et longues, se distingue mieux qu'un autre - la césure au sixième pied fait ressortir la cadence. Et puis les douze pieds ont quelque chose de magique : n'y a-t-il pas douze apôtres, douze œufs, douze escargots, douze huitres, douze heures dans la demi-journée ?

Ce n'est pas par hasard si au XVI° siècle, ce moment de la Renaissance où la langue s’est latinisée et comme étalée dans ses sonorités, l'alexandrin a pris la place de l'octosyllabe, le vers traditionnel de l'ancienne langue. L'octosyllabe était sans doute mieux adapté aux rudesses de ton et aux caprices rythmiques de l'ancien français. L'alexandrin traduit mieux la musique intrinsèque de notre langue, c'est pourquoi il a aussi superbement, et sans doute exagérément réussi au siècle suivant. Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage ; écoutez la symétrie, le balancement : 2+4/4+2... 

C'est pourquoi il est difficile à l'oreille de repérer les vers blancs dans un texte en prose ou tout simplement dans les phrases de la vie courante- c'est un jeu qu'il est amusant de développer. Or si l'on connaît des octosyllabes célèbres : La concierge est dans l'escalier, avec aussi  essuyer vos pieds s'il vous plaît,  par sa douceur, son élégance, malgré la trivialité des sujets qui nous empêche de prendre conscience que nous avons affaire à un vers blanc. Il est parfait dans les injonctions polies :Merci d'attendre ici qu'un guichet se libère
 ( 2+4-3+3). Les sentences ont aussi recours à lui, et en prennent de la gravité : Tout condamné à mort aura la tête tranchée, ou le slogan que serine Adjani dans le film La journée de la jupe : Les insultes racistes sont punies par la Loi. Mon excellent confrère de la province du Luxembourg à qui j'emprunte quelques-unes de ces saillies, a même reçu un vers blanc inattendu "dans les toilettes d'un restaurant français": Avant de nous quitter veuillez tirer la chasse.  Poésie, quand tu nous tiens ...

Claude Duneton (Le Figaro Littéraire)



 



 


            


 

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