Callac-de-Bretagne

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  Le Département des Côtes-du-Nord  par le sieur Joseph LA VALLÉE, 

           marquis de BOIS-ROBERT en 1794

 

  L’auteur.


 

Joseph  la VALLÉE[1], naît vers 1747 près de la ville de Dieppe au pays de Caux en Normandie, dans une famille de petite noblesse. Il se destine jeune à une carrière dans les armes et obtient un peu plus tard une charge d’officier au régiment Bretagne-Infanterie[2] ; position qui lui permettra de bien connaître ce pays.

      Dans ses périodes de repos, il lui arrive de taquiner la muse et ne tarde pas à se distinguer parmi les jeunes poètes qui publient dans « l’Almanach des Muses » [3] ; puis s’enchaînent différents écrits :  romans, libelles, mémoires et commentaires…

  Ayant donné sa démission de son régiment, il s'établit à Paris et devient bientôt l'un des membres de la société philotechnique[4], dont il fut longtemps le secrétaire. LA VALLÉE joignait à beaucoup d'esprit naturel une instruction solide et variée; il parlait la plupart des langues de l'Europe et avait fait une étude approfondie de la théorie des arts. Ayant le travail facile, il concourut à la rédaction d'un grand nombre d'ouvrages, tels que : « Cécile, fille d 'Achmet Ill, empereur des Turcs..., La Vérité rendue aux lettres par la Liberté, ou de l'Importance de l'amour de la vérité dans l'homme de lettres…,, Le Nègre comme il y a peu de blancs…, L'Orpheline abandonnée dans l'île déserte ou la Nature et les sociétés… » . Puis dans la chronique qui nous concerne, il concourut à la rédaction du« Voyage dans les départements de la France »[5], voyage dont nous donnons ici quelques extraits sur notre département en 1794, les Côtes-du-Nord.

 

       Réflexions sur l’auteur et son oeuvre.

 

La parution de ce texte n’eut pas l’honneur de plaire aux lecteurs bretons mais l’époque, la Convention et la « pacification » de la Vendée, ne se prêtait guère aux querelles intellectuelles et ce n’est que plus tard au milieu du 19° siècle, puis au début du 20° que les critiques se firent jour.

  La « Biographie Universelle » publiée à Paris entre 1811 et 1828 par les frères MICHAUD[6] , indique que  LA VALLÉE avait, de fait, « le travail facile » en raison de sa connaissance du pays mais que la rédaction de son article avait été rédigé un peu trop vite, entraînant bien des erreurs matérielles sur les lieux décrits et une « exagération la plus outrée des principes républicains ».

  En 1852, dans la « Nouvelle Biographie Générale » , publiée chez FIRMIN DIDOT[7] Frères, les rédacteurs s’inspirent des remarques de la « Biographie Universelle » et  notent que l’ouvrage de LA VALLÉE est « rédigé avec trop de précipitation, renferme de nombreuses erreurs et porte le cachet de l'exagération révolutionnaire.. ».

  En 1912,le marquis de Bellevue[8] écrira dans la Revue de Bretagne qu'il est" tristement curieux et instructif de voir comment cet ancien officier et ce zélé républicain traitait, ou plutôt maltraitait, notre province et ses gloires... ».

Le moins que l'on puisse dire, de fait, est que ce texte de La Vallée ne fut pas du goût de tous... Ce dernier n'écrit pas pour vanter ou encenser les puissants du jour ou d'autrefois : »papes, ducs et rois, basses créatures »... et il n'est pas plus tendre pour la noblesse. Il songe au « peuple», au « pauvre», aux » malheureux», et voudrait faire table rase de l'ancien monde, pour que se fonde la république, "ce nouveau monde», étant bien entendu qu' « on ne construit pas un vaisseau neuf avec les débris de mille vaisseaux pourris» .

 

Il a dans ses emportements (qui, contre le clergé, parfois trahisse l'obsession..) un style déroutant, superbe par endroits, ailleurs affreusement et parfois savoureusement alambiqué, à désoler le plus aimable des grammairiens. Un style tantôt classique, tantôt romantique, ici et là . très pur et bien mordant… »

 

 

DEPARTEMENT DES COTES-DU-NORD

 

           -Une vaste solitude, des déserts immenses, un tombeau...[9]

 

« SI le département d'Ille et Vilaine conservait encore quelques vestiges de cette richesse agricole que l'industrie française a semée sur toute la surface de la République, s'il présentait encore à nos regards quelques lambeaux de cette draperie superbe dont la France semble s'enorgueillir aux yeux des autres nations : ce charme de l'agriculture dont l'étonnante variété délasse le voyageur et fait couler dans son âme cette douce mélancolie qu'enfante l'active paix des campagnes, cette aimable magie a tout à fait disparu pour nous. C'est une vaste solitude, ce sont des déserts immenses que nous croyons parcourir. Ici les plaines nébuleuses des airs, que le corbeau traverse lentement en signalant les tempêtes, sont de loin en loin frappées par le son aigre de la musette rustique, dont les accents aigus arrivent en gémissant jusqu'à l'oreille attentive; elle écoute, le silence succède. Il semble que la mort a suspendu le souffle, et vainement alors le cœur demande des êtres vivants à la nature. L'œil se prolonge sous l'horizon; la pensée portée sur les ailes du regard, s'élance au loin sur les routes blanchâtres qui se déroulent dans les vallons. La grisâtre bruyère, ou les bois ténébreux, ou les mornes étangs qui baignent de leur onde fétide les glaïeuls qui vacillent sur leur surface, l'attristent dans sa course. Le temps s'écoule, le soleil roule sous les cieux, le char du voyageur fournit sa carrière, nul homme ne se présente: et l'on dirait que d'un village à l'autre c'est un tombeau de trois lieues que vous venez de parcourir.

 

             - Un luxe et un bonheur champêtre...

 

En effet, moins habiles, moins actifs, moins industrieux, les habitants de ce département se montrent moins jaloux qu'ailleurs du luxe champêtre. Si le soc quelquefois y trace les sillons, ils se couvrent de sarrasin dont le vert sombre ne rappelle jamais l'abondance des moissons. Ici l'oreille n'est point frappée du tumulte intérieur des manufactures, et le bruit des métiers n'invite pas le génie du commerce à se fixer dans ces asiles. Mais gardons-nous de blâmer les habitants de ces cantons: peut-être portent-ils le bonheur dans leur sein. Souvent notre imagination, plus brillante que raisonnable, demande aux champs plutôt un bonheur romantique qu'une félicité champêtre. Nous aspirons plutôt les décorations de nos théâtres que les sites de la nature. Les campagnes de la Crète, ou les rives d'Alphée[10], se sont peintes sur le rideau de cette imagination. Quand la main de la vérité le tire, et que nous voyons les champs tels qu'ils sont, nous croyons que le vol fugitif du bonheur l'entraîne loin de nous: ce n'est que la réflexion qui nous ramène lentement aux pieds de la vertu rustique, où nous trouvons ce bonheur que nous croyons éloigné pour jamais. Oui, le bonheur est ici, car il est par-tout où les besoins ne sont pas.

 

               -Une exception, le chef-lieu Port-Brieuc[11]...

 

 

Saint-Brieuc, cathédrale St Étienne.
(Collection Jean Bourel)

 

Cependant il ne faut pas croire que ce département soit totalement inculte. Le territoire de Port Brieuc, ci-devant Saint-Brieuc, qui en est le chef-lieu, rapporte du blé avec une sorte d'abondance; et peut-être même les habitants n'auraient qu'à vouloir pour qu'il disputât de fertilité avec d'autres cantons célèbres à cet égard dans la République. Mais la routine, cette éternelle proscription de l'industrie, la routine, dont le sceptre coagule tous les arts, et semble surtout décrire. autour des habitants de la campagne un cercle qu'ils frémissent de franchir, la routine amortit ici plus qu'ailleurs le génie, repousse les conseils et glace les facultés. Nos pères, vous disent-ils, ont travaillé de la sorte, ils n'ont défriché que ce champ; nos pères en savaient plus que nous, nous devons faire comme eux. Ainsi, le respect pour la vieillesse, mal interprété, devient pour les enfants un brevet d'absurdité. Ils ne conçoivent pas que les inventions humaines meurent, si elles cessent de grandir, et que là où l'on fixe un terme à l'art de l'agriculture, on creuse le tombeau de ceux qui professent cet art. L'homme ne commence à vivre que quand il cesse de grandir; les arts quand ils cessent de croître, commencent à mourir.

 

        -Le commerce des toiles et fils, une entrave à l'agriculture...

 

Les toiles et les fils sont le principal commerce de ce pays, et sont peut-être une entrave de plus à l'agriculture. Lorsqu'un champ de lin promettra à une famille l'existence, que cet espoir enchaînera l'homme au bout d'un métier, la femme en face d'un rouet et les enfants autour des fuseaux, et qu'ils pourront, avec l'argent que cette occupation leur rapporte, aller dans les marchés chercher le blé nécessaire à leur nourriture, il est clair qu'ils n'iront pas la demander à la terre, et que les entours de la maison du tisserand se tapisseront de landes et de genêts, sans que l'on puisse accuser la nature d'injustice. Il n'est pas sans doute du génie républicain de contrarier aucun genre d'industrie, mais peut-être serait-il de la sagesse du gouvernement d'ordonner qu'un seul homme par chaque famille de paysans s'occupât du défrichement, et de consacrer ainsi dans chaque foyer champêtre un autel à l'agriculture.

  Ces toiles qu'on fabrique, et ces lins que l'on file dans le département des Côtes-du-Nord, n'ont pas la même destination. Les toiles ne sont pas pour le compte de la République; elles s'exportent presque toutes en Espagne, par le commerce de Port Malo, qui va les déposer à Cadix d'où elles passent aux Indes: et c'est sur la consommation qui s'en fait ainsi dans les possessions espagnoles, que l'on règle chaque année leur plus ou moins de valeur. Les fils prennent un autre débouché; ils se vendent dans les marchés du pays, à Port Brieuc, à Moncontour, à Lamballe, etc. d'où ils passent aux fabriques de Léon: et cet excédent même de matières premières suffit pour prouver que l'industrie est ici au-dessous des productions de la nature.

 

       - Le cidre et l’intempérance traditionnelle des bretons...

 

Le cidre est la boisson commune des habitants de ce département, et les arbres fruitiers s'y trouvent avec assez d'abondance. Les vins de Bordeaux de qualité inférieure y sont ceux que l'on y trouve fréquemment, parce que le voisinage de la mer y rend leur arrivage plus facile et moins coûteux. Nous avons déjà remarqué ailleurs que l'ivresse est plus commune dans les cantons où la vigne est étrangère que dans ceux où on la cultive. Ici, nos observations nous ont confirmé dans cette opinion: mais elles se sont portées plus loin; c'est que le caractère moral de l'ivresse reçoit des nuances diverses de la qualité de la liqueur. L'ivresse met en délire la faculté de l'homme, et transforme en cahots toutes les affections que la main de la raison s'était plue à classer, si l'on ose le dire, par rang de taille. Ainsi, dans un homme ivre l'on n'est point étonné de voir la colère et la tendresse se tenir sous le bras, l'indifférence et la sensibilité marcher en compagnie, et la folie et la fureur du raisonnement se disputer le pas. Mais ce groupe de contrariétés, toujours uniforme dans l'homme que le vin égare, ne marche pas cependant sous le même dais. Là, il s'avance follement sous le pavillon de la gaieté bruyante; ailleurs, il semble marcher avec la gravité de la réflexion sous l'étendard de la mélancolie. Ainsi, les vins de Champagne et de Bar font un peuple de fous du grave Hollandais et du Belge pesant; ainsi, les vins de Porto font un assemblage de brutes de l'ouvrier anglais, tandis que le Bourgogne fait un peuple de silphes des maladroits milords; ainsi, le Bordeaux, indigeste et froid, fait un monde d'automates du Breton ouvert et franc. Le philosophe excuse les jouissances que les plaisirs indiquent, mais il gémit des plaisirs qui n'indiquent pas des jouissances, et l'ivresse est de ce nombre. Peut-être ne se présente-t-elle pas ailleurs sous un aspect plus révoltant que dans la ci-devant Bretagne. La déraison, la fureur, la soif du sang, le carnage, découlent ici de la coupe des Ménades[12]; et le Breton, si franc, si loyal, voit son caractère se noyer dans les humides rubis du Bordeaux décevant: et si les victimes manquent à l'égarement de sa raison, c'est sur lui-même que sa rage s'exerce, et l'air gémit souvent des coups effrénés que sa tête en délire assène contre les murailles insensibles.

 

-Le régime monarchique responsable de l’intempérance des  bretons...

 

      Le régime monarchique avait dû incruster à la longue la passion de l'ivresse. Il faut des instants d'oubli à l'homme que les tyrans fatiguent. Le sommeil n'est pas toujours un délassement dans l'esclavage: les rêves avertissent souvent des maux de la journée. Où donc chercher le repos ? Dans le simulacre de la démence, et le plus grand crime des despotes fut d'amener l'homme à renverser le trône de sa raison pour oublier que le trône des rois était debout. Espérons que les jours des mœurs républicaines rendront au vin son aimable chasteté. Il était pardonnable qu'en sortant des temples du mensonge, le champêtre habitant, excédé des momeries d'un prêtre dont il ne devinait ni le sens ni l'objet, courût au fond d'une cave chercher de plus douces chimères. Mais aujourd'hui, quand il quittera les autels de la raison, il craindra de blesser dans ses jeux la déesse qu'il a vu lui sourire dans son temple. Tendrement assis en présence de ses « Lares[13] », il verra sa femme, ses enfants, son ami, presser de leurs lèvres caressantes la place où ses lèvres se seront reposées sur le bord de la coupe hospitalière. Il boira assez pour aimer davantage, il boira assez peu pour se voir mieux chérir. Ses sens doucement réchauffés descendront de la gaieté aux chansons, et des chansons aux caresses. Le sommeil viendra pour lui lentement sur les ailes de la paix; et le soleil à son retour ne trouvera point empreinte sur ses paupières appesanties l'histoire des l'histoire des orgies de la veille.

 

-          Une description de la ville de Saint-Brieuc...

 

 



St Brieuc- Vieilles maisons.

 

Saint-Brieu, ou Brieuc, ou Brieux, car on le trouve écrit de ces trois manières, aujourd'hui Port-Brieu, est le chef-lieu de ce département. Cette ville reçut ce nom de saint Brieuc de son premier évêque. On l'appela dans la basse latinité, « Briocum fanum S. Brioci ». Quoique cette commune porte le titre de port de mer, elle est cependant éloignée de l'Océan d'une demi-lieue. Elle est située dans un fond, entourée de montagnes assez élevées pour lui dérober la vue de la mer, à laquelle elle communique par un canal que forme la petite rivière appelée Goët. Cette ville est passablement bâtie, ces rues sont assez larges et ses places assez belles. Elle n'a ni fossés ni murailles, en sorte qu'il n'y a nulle ligne de démarcation entre la cité et les faubourgs, excepté du côté de celui que l'on appelait Saint-Michel, où l'on avait commencé à élever un mur ou rempart, dont il n'existe qu'un pan à peu près de cinquante toises de long. Le couvent des Cordeliers[14] était un des beaux bâtiments de cette commune, et avait un jardin assez agréable et fort spacieux, où ces moines, qui prétendaient vivre d'aumônes, ne laissaient pas toujours entrer ceux qui leur faisaient la charité. Aujourd'hui la raison en a ouvert la porte, et la nation est rentrée dans un bien que l'oisiveté politique avait dérobé à l'industrie crédule.

 

 

-          La ville de Dinan, maison de plaisance des ducs de Bretagne...

 

 

 


Dinan – Tour de la Duchesse Anne.

 

 

Nous sommes entrés dans ce département par Dinan, la première commune qui se présente sur la route quand l'on vient de DoI. Cette ville était jadis la maison de plaisance des ducs de Bretagne. Elle est située sur une montagne escarpée de tous les côtés, et était défendue par un antique château dont les murailles tomberont, si elles ne le sont déjà, devant le décret sage qui a ordonné la démolition de tous ces antiques repaires de la féodalité. Les murailles de Dinan sont si épaisses, qu'un carrosse pourrait sans danger rouler dessus. Les environs de cette commune, arrosés par la petite rivière de Rance, sont fertiles en grains, et surtout en lins, dont se font la majeure partie des fils et des toiles dits de Bretagne : ces toiles se vendaient communément à une foire célèbre de Dinan, qui se tenait tous les ans la première semaine de Carême, et leur produit se  montait à plusieurs millions. C'est une des communes de la ci-devant Bretagne où les états se sont tenus le plus fréquemment.

 

 

- Les États de Bretagne, assemblée conservatrice...

 

                 Les états, dits de Bretagne, se tenaient jadis tous les ans; mais depuis 1630 on ne les assembla plus que tous les deux ans. Il semblerait que cette assemblée intéressant les droits de la nation bretonne, ou, pour mieux dire, étant conservatrice des droits de la nation bretonne, ce serait elle qui, par sa volonté, aurait dû convoquer cette assemblée? Point du tout, la convocation en était annexée à celui dont l'intérêt était d'atténuer et d'anéantir. s'il lui avait été possible, ces mêmes droits. Ainsi, le roi avait le (?)et du protecteur raisonnait mal, car le feudataire le plus noble était le plus maltraité, puisqu'il avait de plus que les autres le supplice d'embrasser son oppresseur, et le seigneur, parce qu'il embrassait celui des trois qui à coup sûr le détestait le plus, parce que l'envie et la jalousie entre seigneurs s'accroissaient en raison du moins de distance de rang. Nos descendants auront de la peine à croire que ces usages aient existé. Le seul moyen de les empêcher de renaître, c'est de leur en transmettre le tableau. Ce serait une idée contre-révolutionnaire, que de tirer un impénétrable rideau entre les mœurs barbares de la féodalité et la race future. On n'apprend point à se prémunir contre la peste, quand on n'a point d'idée que la peste puisse exister; et c'est en sauvant de l'oubli le tombeau même de la féodalité, qu'on peut empêcher la féodalité de ressortir du tombeau.

Ces différents genres d'hommages qui comme ailleurs étaient en usage dans la ci-devant Bretagne, sont une preuve que, malgré le germe de liberté que l'on retrouve toujours dans l'histoire de ce peuple, il s'y trouve des serfs comme dans le reste de la France, et même plus tard; car on voit que Louis Hutin et Philippe le Bel abolirent en France ce genre de servitude, tandis que du temps de Charles VII en existait encore en Bretagne, notamment dans les domaines des vicomtes de Léon, où ils étaient tenus de passer un an et jour à Lesneven et à Châteaulin, pour le servage de corps. Un receveur du duc Jean IV, nommé Thomas Melbourne, voulut le porter à affranchir ces infortunés de cette servitude et ce fut Bertrand Du Guesclin, ce héros si vanté, et dont l'histoire adulatrice a tant célébré la prétendue humanité, pour avoir distribué quelque argent à des prisonniers, qui s'opposa à cet acte de justice éternelle. Et voilà quels étaient ces hommes que l'on se plut à présenter au respect de la postérité!

 

-          La ville de Lamballe, agréable, opulente et fort industrieuse...

 

 


Lamballe- La collégiale Notre Dame(1435)

 

Quoique ce département ne renferme que de petites communes, il en est quelques-unes dont l'aspect est agréable. Lamballe est de ce nombre. Le paysage des environs est gai, et les nombreux bestiaux dont cette commune fait un commerce considérable, le rendent extrêmement vivant. Lamballe est au rang des communes anciennes, et on la regarde comme la capitale des Ambiatites[15] dont César fait mention. Les bestiaux, comme nous venons de le dire, et ensuite les manufactures de toile et la fabrication du parchemin, la rendent opulente. En général, ce commerce de toiles est fort important dans ce département. Les toiles de Dinan, de Lamballe, de Quintin, de Loudéac; les fils de Guingamp, de Châtelaudren, de Tréguier, etc. sont estimés. Il est permis d'assurer cependant que ces manufactures et ces filatures ne sont pas poussées à leur perfection.

 


Le pont Saint-Michel sur la rivière du Trieux

à Guingamp en 1794

 

La population, comme je l'ai dit plus haut, n'est pas ici aussi considérable qu'elle pourrait l'être. C'est l'agriculture qui peuple les pays, et quoique plusieurs cantons ne jouissent que d'un sol ingrat, il en est beaucoup aussi de fertiles dont on ne tire pas tout le parti que l'on pourrait, et c'est peut-être moins faute d'intelligence que faute de bras. Je le répète; ici la mer dépeuple la terre: les habitants y naissent avec le goût de la marine, et la pêche de la morue sur le banc de T erre-Neuve en occupe une grande quantité; une infinité de branches d'industrie y sont ignorées. On n'y connaît ni la tannerie, ni la papeterie, ni la bonneterie, ni la taillanderie: les matières premières s'y trouvent pourtant en abondance; les débouchés y sont faciles, il ne faudrait donc y encourager que la main-d'œuvre. Plusieurs cantons ont toutefois des richesses qui leur sont particulières; c'est ainsi, par exemple, que les chevaux de Tréguier ont assez de renommée pour que les marchands du Calvados viennent avec empressement les chercher pour achever de les perfectionner; c'est ainsi que Mur a des carrières inépuisables d'ardoise de la première qualité. Uzel est une des communes les plus agréables de ce département; c'est là que presque tous les négociants qui l'habitent ont des maisons de campagne, ou, pour mieux dire, d'immenses magasins des toiles qu'ils font fabriquer, dont l'aspect semble annoncer que toute l'opulence et toute l'activité de cette contrée de la République s'y sont concentrées.

 

 C'est là que l'on admire avec reconnaissance les bienfaits que le génie plébéien répand sur l'humanité tandis que, par un contraste frappant, la petite commune de Plouha, qui n'était habitée que par de la noblesse d'une indigence superbe, se ressent encore de l'orgueilleuse misère dont leurs oisifs parchemins l'avaient incrustée. Rien d'aussi grotesque. On y comptait cent cinquante familles toutes nobles depuis le déluge…

 

 

Même ainsi composé, ce texte nous paraît très utile. Il est le parfait témoin de l'étrange esprit du temps, prenant le contre-pied des histoires habituelles de Bretagne; glissant aisément, ici et là, dans l'exagération. Un LA VALLÉE, marquis de Bois-Robert et très « zélé républicain», n'écrira pas l'histoire comme l'écrivent les nobles ou les bénédictins bretons. A ce seul titre, le « "Voyage en Bretagne » de LA VALLÉE serait précieux. Son style le rend par ailleurs savoureux; ses outrances occasionnelles sont, à notre sens tout au moins, aisément supportables. Bref, un texte rare et très estimable à plus d'un titre, d'un aimable exalté de 1794, sévissant en Bretagne.

  Joseph LA VALLÉE entreprit la rédaction de son ouvrage le 8 pluviôse de l’An II (27 janvier 1794), jour où son mentor Bertrand BARERE[16], membre du Comité de salut public, lut à la Convention Nationale son rapport du Comité de salut public sur les idiomes (Voir annexe 1).

 

 

                                                                         Joseph Lohou.(Nov.2007)

  Cet article est paru dans le bulletin de liaison
  N° 77 du Centre Généalogique des Côtes d'Armor
  en janvier 2008.

 

Bibliographies.

  La Révolution française dans la conscience intellectuelle bretonne du XIX° siècle.
 ISBN 2-901737-03-X(Cahiers de Bretagne Occidentale)
Comité du Salut Public- http://www.tlfq.ulaval.ca/axl/francophonie/barere-rapport.htm

VALLÉE, Joseph- « Voyage en Bretagne-1793-1794 »-Ed. Morvran(1978)

 

  Annexe 1.

 







Le bas-breton vu par Barère de Vieuxzac.

    « Je commence par le bas-breton. Il est parlé exclusivement dans la presque totalité des départements du Morbihan, du Finistère, des Côtes-du-Nord, d'Ille-et-Vilaine, et dans une grande partie de la Loire-Inférieure. Là l'ignorance perpétue le joug imposé par les prêtres et les nobles ; là les citoyens naissent et meurent dans l'erreur : ils ignorent s'il existe encore des lois nouvelles.

Les habitants des campagnes n'entendent que le bas-breton ; c'est avec cet instrument barbare de leurs pensées superstitieuses que les prêtres et les intrigants les tiennent sous leur empire, dirigent leurs consciences et empêchent les citoyens de connaître les lois et d'aimer la République. Vos travaux leur sont inconnus, vos efforts pour leur affranchissement sont ignorés. L'éducation publique ne peut s'y établir, la régénération nationale y est impossible. C'est un fédéralisme indestructible que celui qui est fondé sur le défaut de communication des pensées ; et si les divers départements, seulement dans les campagnes, parlaient divers idiomes, de tels fédéralistes ne pourraient être corrigés qu'avec des instituteurs et des maîtres d'école dans plusieurs années seulement.

Les conséquences de cet idiome, trop longtemps perpétué et trop généralement parlé dans les cinq départements de l'Ouest, sont si sensibles que les paysans (au rapport de gens qui y ont été envoyés) confondent le mot loi et celui de religion, à un tel point que, lorsque les fonctionnaires publics leur parlent des lois de la République et des décrets de la Convention, ils s'écrient dans leur langage vulgaire : Est-ce qu'on veut nous faire sans cesse changer de religion ? Quel machiavélisme dans les prêtres d'avoir fait confondre la loi et la religion dans la pensée de ces bons habitants des campagnes ! Jugez, par ce trait particulier, s'il est instant de s'occuper de cet objet. Vous avez ôté à ces fanatiques égarés les saints par le calendrier de la République ; ôtez-leur l'empire des prêtres par l'enseignement de la langue française… »

 

 


 
 

 

 

 

 

 

 

 

 



[1] LA VALLÉE, Joseph (°Dieppe 1747), Sieur marquis de BOIS-ROBERT, officier, littérateur et  poète. 

[2]Régiment Bretagne-Infanterie- Ce régiment avait été créé en 1664 sous le vocable de Mazarin-français; il perdit son appellation de Bretagne-infanterie pour celle de 46e, qui par la suite fut honoré de compter dans ses rangs le fameux grenadier La Tour d'Auvergne.

[3]Almanach des Muses- Revue de poésie fondée à Paris en 1763.

[4]Philotechnique, vieilli- Association, société dont le but est d'encourager, de promouvoir les arts et les sciences.

[5]LA VALLEE (Joseph) & BRION (Père & fils) pour le dessin et la partie géographique. - Voyage dans les départements de la France : Côtes-du-Nord. 1 vol. in-8 Paris Brion, Desenne 1794 (An II).

 

[6] MICHAUD,frères, Joseph Fr. (1767-1839)- Louis Gabriel (1773-1858)-Éditons 1- 1811-1828.

 Biographie universelle, ancienne et moderne, ou Histoire, par ordre alphabétique, de la vie publique et privée de tous les hommes... »

[7] FIRMIN DIDOT, frères – Célèbre lignée d'industriels qui ont contribué à la renommée de l'imprimerie française dans le monde pendant plus de trois siècles au Mesnil-sur-l'Estrée (Eure).

[8] FOURNIER de BELLEVUE, François Xavier, - (Généalogie de la Maison de FOURNIER-Rennes-Éd. Simon-1919(Famille de Saint Malo)

[9] Les sous-titres sont de l’auteur.

[10] Alphée, fleuve du Péloponèse divinisée par les grecs.

[11] Port-Brieuc, Brieuc au début de la Terreur, puis Port-Brieuc le  5 mars 1794, sous réserve d’un décret de la Convention qui ne semble pas avoir été promulgué). La commune reprit son ancien nom en l’an III.

[12] Ménades(Les)-Ces "femmes possédées", parfois appelées Thyades (inspirées) ou Bacchantes (les femmes de Bacchus), composeront le cortège de Dionysos.

[13] LARE-. Dieu tutélaire du foyer domestique; statuette le représentant.(TLF).

[14] Cordeliers, Franscicains ou frères mineurs, également appelés récollets.  Les Cordeliers décident dès 1451 de s'établir à Saint-Brieuc dans un petit hôpital (hôpital Saint-Antoine), près de Notre-Dame de la Fontaine.

[15] Ambialites, Ambiliati : peuple de Gaule du nord, dont la situation exacte est discutée          

[16]         BARERE de VIEUZAC, Bertrand(°Tarbes 1755-1841), révolutionnaire français, membre redouté de la Convention et du Comité du Salut Public.
Avocat à Toulouse, il fut élu député du Tiers état aux états généraux en 1789, Constitutionnel modéré sous la Constituante, il fut réélu à la Convention où il se rallia rapidement aux Montagnards. Il dirigea, comme

           

Barère de Vieusac,
président de l'Assemblée, le procès de Louis XVI et vota pour la mort sans appel ni sursis. Membre du Comité de salut public, il fut un des organisateurs de la Terreur au point d'être surnommé l'Anacréon de la guillotine; il s'opposa toutefois à Robespierre et contribua à sa chute le 9 Thermidor (27 juillet 1794). Déporté en 1795, amnistié après le 18 brumaire, il fut pair pendant les Cent-Jours. Proscrit comme régicide en 1816, il revint en France qu'après la révolution de 1830.

 

 


 

 
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