Le Département des Côtes-du-Nord
par le sieur Joseph LA VALLÉE,
marquis de BOIS-ROBERT en 1794
L’auteur.
Joseph
la VALLÉE,
naît vers 1747 près de la ville de Dieppe au pays de
Caux en Normandie, dans une famille de petite noblesse. Il
se destine jeune à une carrière dans les armes et
obtient un peu plus tard une charge d’officier au régiment
Bretagne-Infanterie ; position qui lui
permettra de bien connaître ce pays.
Dans ses périodes de repos, il lui arrive de
taquiner la muse et ne tarde pas à se distinguer parmi
les jeunes poètes qui publient dans « l’Almanach
des Muses » ;
puis s’enchaînent différents écrits :
romans, libelles, mémoires et commentaires…
Ayant donné sa démission de son régiment, il s'établit
à Paris et devient bientôt l'un des membres de la société
philotechnique, dont il fut longtemps le
secrétaire. LA VALLÉE joignait à beaucoup d'esprit
naturel une instruction solide et variée; il parlait la
plupart des langues de l'Europe et avait fait une étude
approfondie de la théorie des arts. Ayant le travail
facile, il concourut à la rédaction d'un grand nombre
d'ouvrages, tels que : « Cécile, fille d 'Achmet
Ill, empereur des Turcs..., La Vérité rendue aux lettres
par la Liberté, ou de l'Importance de l'amour de la vérité
dans l'homme de lettres…,, Le Nègre comme il y a peu de
blancs…, L'Orpheline abandonnée dans l'île déserte ou
la Nature et les sociétés… » . Puis dans la
chronique qui nous concerne, il concourut à la rédaction
du« Voyage dans les départements de la France »,
voyage dont nous donnons ici quelques extraits sur notre département
en 1794, les Côtes-du-Nord.
Réflexions sur l’auteur et son oeuvre.
La
parution de ce texte n’eut pas l’honneur de plaire aux
lecteurs bretons mais l’époque, la Convention et la
« pacification » de la Vendée, ne se
prêtait guère aux querelles intellectuelles et ce
n’est que plus tard au milieu du 19° siècle, puis au début
du 20° que les critiques se firent jour.
La « Biographie Universelle » publiée
à Paris entre 1811 et 1828 par les frères MICHAUD , indique que
LA VALLÉE avait, de fait, « le travail
facile » en raison de sa connaissance du pays mais
que la rédaction de son article avait été rédigé un
peu trop vite, entraînant bien des erreurs matérielles
sur les lieux décrits et une « exagération la
plus outrée des principes républicains ».
En 1852, dans la « Nouvelle Biographie Générale »
, publiée chez FIRMIN DIDOT Frères, les rédacteurs
s’inspirent des remarques de la « Biographie
Universelle » et
notent que l’ouvrage de LA VALLÉE est « rédigé
avec trop de précipitation, renferme de nombreuses
erreurs et porte le cachet de l'exagération révolutionnaire..
».
En
1912,le marquis de Bellevue écrira dans la Revue de
Bretagne qu'il est" tristement curieux et
instructif de voir comment cet ancien officier et
ce zélé républicain traitait, ou plutôt maltraitait,
notre province et ses gloires... ».
Le
moins que l'on puisse dire, de fait, est que ce texte de
La Vallée ne fut pas du goût de tous... Ce dernier n'écrit
pas pour vanter ou encenser les puissants du jour ou
d'autrefois : »papes, ducs et rois, basses créatures
»... et il n'est pas plus tendre pour la noblesse. Il
songe au « peuple», au « pauvre», aux »
malheureux», et voudrait faire table rase de l'ancien
monde, pour que se fonde la république, "ce nouveau
monde», étant bien entendu qu' « on ne construit pas un
vaisseau neuf avec les débris de mille vaisseaux pourris»
.
Il
a dans ses emportements (qui, contre le clergé, parfois
trahisse l'obsession..) un style déroutant, superbe par
endroits, ailleurs affreusement et parfois savoureusement
alambiqué, à désoler le plus aimable des grammairiens.
Un style tantôt classique, tantôt romantique, ici et là
. très pur et bien mordant… »
DEPARTEMENT
DES COTES-DU-NORD
-Une vaste solitude, des déserts immenses, un
tombeau...
« SI
le département d'Ille et Vilaine conservait encore
quelques vestiges de cette richesse agricole que
l'industrie française a semée sur toute la surface de la
République, s'il présentait encore à nos regards
quelques lambeaux de cette draperie superbe dont la France
semble s'enorgueillir aux yeux des autres nations :
ce charme de l'agriculture dont l'étonnante variété délasse
le voyageur et fait couler dans son âme cette douce mélancolie
qu'enfante l'active paix des campagnes, cette aimable
magie a tout à fait disparu pour nous. C'est une vaste
solitude, ce sont des déserts immenses que nous croyons
parcourir. Ici les plaines nébuleuses des airs, que le
corbeau traverse lentement en signalant les tempêtes,
sont de loin en loin frappées par le son aigre de la
musette rustique, dont les accents aigus arrivent en gémissant
jusqu'à l'oreille attentive; elle écoute, le silence
succède. Il semble que la mort a suspendu le souffle, et
vainement alors le cœur demande des êtres vivants à la
nature. L'œil se prolonge sous l'horizon; la pensée portée
sur les ailes du regard, s'élance au loin sur les routes
blanchâtres qui se déroulent dans les vallons. La grisâtre
bruyère, ou les bois ténébreux, ou les mornes étangs
qui baignent de leur onde fétide les glaïeuls qui
vacillent sur leur surface, l'attristent dans sa course.
Le temps s'écoule, le soleil roule sous les cieux, le
char du voyageur fournit sa carrière, nul homme ne se présente:
et l'on dirait que d'un village à l'autre c'est un
tombeau de trois lieues que vous venez de parcourir.
- Un luxe et un bonheur champêtre...
En
effet, moins habiles, moins actifs, moins industrieux, les
habitants de ce département se montrent moins jaloux
qu'ailleurs du luxe champêtre. Si le soc quelquefois y
trace les sillons, ils se couvrent de sarrasin dont le
vert sombre ne rappelle jamais l'abondance des moissons.
Ici l'oreille n'est point frappée du tumulte intérieur
des manufactures, et le bruit des métiers n'invite pas le
génie du commerce à se fixer dans ces asiles.
Mais gardons-nous de blâmer les habitants de ces cantons:
peut-être portent-ils le bonheur dans leur sein.
Souvent notre imagination, plus brillante que raisonnable,
demande aux champs plutôt un bonheur romantique qu'une félicité
champêtre. Nous aspirons plutôt les décorations de nos
théâtres que les sites de la nature. Les campagnes de la
Crète, ou les rives d'Alphée,
se sont peintes sur le rideau de cette imagination. Quand
la main de la vérité le tire, et que nous voyons les
champs tels qu'ils sont, nous croyons que le vol fugitif
du bonheur l'entraîne loin de nous: ce n'est que la réflexion
qui nous ramène lentement aux pieds de la vertu rustique,
où nous trouvons ce bonheur que nous croyons éloigné
pour jamais. Oui, le bonheur est ici, car il est par-tout
où les besoins ne sont pas.
-Une exception, le chef-lieu Port-Brieuc...
Saint-Brieuc,
cathédrale St Étienne.
(Collection
Jean Bourel)
Cependant
il ne faut pas croire que ce département soit totalement
inculte. Le territoire de Port Brieuc, ci-devant
Saint-Brieuc, qui en est le chef-lieu, rapporte du blé
avec une sorte d'abondance; et peut-être même les
habitants n'auraient qu'à vouloir pour qu'il disputât de
fertilité avec d'autres cantons célèbres à cet égard
dans la République. Mais la routine, cette éternelle
proscription de l'industrie, la routine, dont le sceptre
coagule tous les arts, et semble surtout décrire. autour
des habitants de la campagne un cercle qu'ils frémissent
de franchir, la routine amortit ici plus qu'ailleurs le génie,
repousse les conseils et glace les facultés. Nos pères,
vous disent-ils, ont travaillé de la sorte, ils n'ont défriché
que ce champ; nos pères en savaient plus que nous, nous
devons faire comme eux. Ainsi, le respect pour la
vieillesse, mal interprété, devient pour les enfants un
brevet d'absurdité. Ils ne conçoivent pas que les
inventions humaines meurent, si elles cessent de grandir,
et que là où l'on fixe un terme à l'art de
l'agriculture, on creuse le tombeau de ceux qui professent
cet art. L'homme ne commence à vivre que quand il cesse
de grandir; les arts quand ils cessent de croître,
commencent à mourir.
-Le commerce des toiles et fils, une entrave à
l'agriculture...
Les
toiles et les fils sont le principal commerce de ce pays,
et sont peut-être une entrave de plus à l'agriculture.
Lorsqu'un champ de lin promettra à une famille
l'existence, que cet espoir enchaînera l'homme au bout
d'un métier, la femme en face d'un rouet et les enfants
autour des fuseaux, et qu'ils pourront, avec l'argent que
cette occupation leur rapporte, aller dans les marchés
chercher le blé nécessaire à leur nourriture, il est
clair qu'ils n'iront pas la demander à la terre, et que
les entours de la maison du tisserand se tapisseront de
landes et de genêts, sans que l'on puisse accuser la
nature d'injustice. Il n'est pas sans doute du génie républicain
de contrarier aucun genre d'industrie, mais peut-être
serait-il de la sagesse du gouvernement d'ordonner qu'un
seul homme par chaque famille de paysans s'occupât du défrichement,
et de consacrer ainsi dans chaque foyer champêtre un
autel à l'agriculture.
Ces toiles qu'on fabrique, et ces lins que l'on file dans
le département des Côtes-du-Nord, n'ont pas la même
destination. Les toiles ne sont pas pour le compte de la République;
elles s'exportent presque toutes en Espagne, par le
commerce de Port Malo, qui va les déposer à Cadix d'où
elles passent aux Indes: et c'est sur la consommation qui
s'en fait ainsi dans les possessions espagnoles, que l'on
règle chaque année leur plus ou moins de valeur. Les
fils prennent un autre débouché; ils se vendent dans les
marchés du pays, à Port Brieuc, à Moncontour, à
Lamballe, etc. d'où ils passent aux fabriques de Léon:
et cet excédent même de matières premières suffit pour
prouver que l'industrie est ici au-dessous des productions
de la nature.
- Le cidre et l’intempérance traditionnelle des
bretons...
Le
cidre est la boisson commune des habitants de ce département,
et les arbres fruitiers s'y trouvent avec assez
d'abondance. Les vins de Bordeaux de qualité inférieure
y sont ceux que l'on y trouve fréquemment, parce que le
voisinage de la mer y rend leur arrivage plus facile et
moins coûteux. Nous avons déjà remarqué ailleurs que
l'ivresse est plus commune dans les cantons où la vigne
est étrangère que dans ceux où on la cultive. Ici, nos
observations nous ont confirmé dans cette opinion: mais
elles se sont portées plus loin; c'est que le caractère
moral de l'ivresse reçoit des nuances diverses de la
qualité de la liqueur. L'ivresse met en délire la faculté
de l'homme, et transforme en cahots toutes les affections
que la main de la raison s'était plue à classer, si l'on
ose le dire, par rang de taille. Ainsi, dans un homme ivre
l'on n'est point étonné de voir la colère et la
tendresse se tenir sous le bras, l'indifférence et la
sensibilité marcher en compagnie, et la folie et la
fureur du raisonnement se disputer le pas. Mais ce groupe
de contrariétés, toujours uniforme dans l'homme que le
vin égare, ne marche pas cependant sous le même dais. Là,
il s'avance follement sous le pavillon de la gaieté
bruyante; ailleurs, il semble marcher avec la gravité de
la réflexion sous l'étendard de la mélancolie. Ainsi,
les vins de Champagne et de Bar font un peuple de fous du
grave Hollandais et du Belge pesant; ainsi, les vins de
Porto font un assemblage de brutes de l'ouvrier anglais,
tandis que le Bourgogne fait un peuple de silphes des
maladroits milords; ainsi, le Bordeaux, indigeste et
froid, fait un monde d'automates du Breton ouvert et
franc. Le philosophe excuse les jouissances que les
plaisirs indiquent, mais il gémit des plaisirs qui
n'indiquent pas des jouissances, et l'ivresse est de ce
nombre. Peut-être ne se présente-t-elle pas ailleurs
sous un aspect plus révoltant que dans la ci-devant
Bretagne. La déraison, la fureur, la soif du sang, le
carnage, découlent ici de la coupe des Ménades;
et le Breton, si franc, si loyal, voit son caractère se
noyer dans les humides rubis du Bordeaux décevant: et si
les victimes manquent à l'égarement de sa raison, c'est
sur lui-même que sa rage s'exerce, et l'air gémit
souvent des coups effrénés que sa tête en délire assène
contre les murailles insensibles.
-Le
régime monarchique responsable de l’intempérance des
bretons...
Le régime monarchique avait dû incruster à la
longue la passion de l'ivresse. Il faut des instants
d'oubli à l'homme que les tyrans fatiguent. Le sommeil
n'est pas toujours un délassement dans l'esclavage: les rêves
avertissent souvent des maux de la journée. Où donc
chercher le repos ? Dans le simulacre de la démence, et
le plus grand crime des despotes fut d'amener l'homme à
renverser le trône de sa raison pour oublier que le trône
des rois était debout. Espérons que les jours des mœurs
républicaines rendront au vin son aimable chasteté. Il
était pardonnable qu'en sortant des temples du mensonge,
le champêtre habitant, excédé des momeries d'un prêtre
dont il ne devinait ni le sens ni l'objet, courût au fond
d'une cave chercher de plus douces chimères. Mais
aujourd'hui, quand il quittera les autels de la raison, il
craindra de blesser dans ses jeux la déesse qu'il a vu
lui sourire dans son temple. Tendrement assis en présence
de ses « Lares »,
il verra sa femme, ses enfants, son ami, presser de leurs
lèvres caressantes la place où ses lèvres se seront
reposées sur le bord de la coupe hospitalière. Il boira
assez pour aimer davantage, il boira assez peu pour se
voir mieux chérir. Ses sens doucement réchauffés
descendront de la gaieté aux chansons, et des chansons
aux caresses. Le sommeil viendra pour lui lentement sur
les ailes de la paix; et le soleil à son retour ne
trouvera point empreinte sur ses paupières appesanties
l'histoire des l'histoire des orgies de la veille.
-
Une description de la ville de
Saint-Brieuc...
St Brieuc- Vieilles maisons.
Saint-Brieu,
ou Brieuc, ou Brieux, car on le trouve écrit de ces trois
manières, aujourd'hui Port-Brieu, est le chef-lieu de ce
département. Cette ville reçut ce nom de saint Brieuc de
son premier évêque. On l'appela dans la basse latinité,
« Briocum fanum S. Brioci ». Quoique cette
commune porte le titre de port de mer, elle est cependant
éloignée de l'Océan d'une demi-lieue. Elle est située
dans un fond, entourée de montagnes assez élevées pour
lui dérober la vue de la mer, à laquelle elle communique
par un canal que forme la petite rivière appelée Goët.
Cette ville est passablement bâtie, ces rues sont assez
larges et ses places assez belles. Elle n'a ni fossés ni
murailles, en sorte qu'il n'y a nulle ligne de démarcation
entre la cité et les faubourgs, excepté du côté de
celui que l'on appelait Saint-Michel, où l'on avait
commencé à élever un mur ou rempart, dont il n'existe
qu'un pan à peu près de cinquante toises de long. Le
couvent des Cordeliers était un des beaux bâtiments
de cette commune, et avait un jardin assez agréable et
fort spacieux, où ces moines, qui prétendaient vivre
d'aumônes, ne laissaient pas toujours entrer ceux qui
leur faisaient la charité. Aujourd'hui la raison en a
ouvert la porte, et la nation est rentrée dans un bien
que l'oisiveté politique avait dérobé à l'industrie crédule.
-
La ville de Dinan, maison de plaisance
des ducs de Bretagne...
Dinan – Tour de la Duchesse Anne.
Nous
sommes entrés dans ce département par Dinan, la première
commune qui se présente sur la route quand l'on vient de
DoI. Cette ville était jadis la maison de plaisance des
ducs de Bretagne. Elle est située sur une montagne escarpée
de tous les côtés, et était défendue par un antique château
dont les murailles tomberont, si elles ne le sont déjà,
devant le décret sage qui a ordonné la démolition de
tous ces antiques repaires de la féodalité. Les
murailles de Dinan sont si épaisses, qu'un carrosse
pourrait sans danger rouler dessus. Les environs de cette
commune, arrosés par la petite rivière de Rance, sont
fertiles en grains, et surtout en lins, dont se font la
majeure partie des fils et des toiles dits de Bretagne :
ces toiles se vendaient communément à une foire célèbre
de Dinan, qui se tenait tous les ans la première semaine
de Carême, et leur produit se montait à plusieurs millions. C'est une des communes de la
ci-devant Bretagne où les états se sont tenus le plus fréquemment.
-
Les États de Bretagne, assemblée conservatrice...
Les états, dits de Bretagne, se tenaient jadis tous les ans;
mais depuis 1630 on ne les assembla plus que tous les deux
ans. Il semblerait que cette assemblée intéressant les
droits de la nation bretonne, ou, pour mieux dire, étant
conservatrice des droits de la nation bretonne, ce serait
elle qui, par sa volonté, aurait dû convoquer cette
assemblée? Point du tout, la convocation en était annexée
à celui dont l'intérêt était d'atténuer et d'anéantir.
s'il lui avait été possible, ces mêmes droits. Ainsi,
le roi avait le (?)et du protecteur raisonnait mal,
car le feudataire le plus noble était le plus maltraité,
puisqu'il avait de plus que les autres le supplice
d'embrasser son oppresseur, et le seigneur, parce qu'il
embrassait celui des trois qui à coup sûr le détestait
le plus, parce que l'envie et la jalousie entre seigneurs
s'accroissaient en raison du moins de distance de rang.
Nos descendants auront de la peine à croire que ces
usages aient existé. Le seul moyen de les empêcher de
renaître, c'est de leur en transmettre le tableau. Ce
serait une idée contre-révolutionnaire, que de tirer un
impénétrable rideau entre les mœurs barbares de la féodalité
et la race future. On n'apprend point à se prémunir
contre la peste, quand on n'a point d'idée que la peste
puisse exister; et c'est en sauvant de l'oubli le tombeau
même de la féodalité, qu'on peut empêcher la féodalité
de ressortir du tombeau.
Ces
différents genres d'hommages qui comme ailleurs étaient
en usage dans la ci-devant Bretagne, sont une preuve que,
malgré le germe de liberté que l'on retrouve toujours
dans l'histoire de ce peuple, il s'y trouve des serfs
comme dans le reste de la France, et même plus tard; car
on voit que Louis Hutin et Philippe le Bel abolirent en
France ce genre de servitude, tandis que du temps de
Charles VII en existait encore en Bretagne, notamment dans
les domaines des vicomtes de Léon, où ils étaient tenus
de passer un an et jour à Lesneven et à Châteaulin,
pour le servage de corps. Un receveur du duc Jean IV, nommé
Thomas Melbourne, voulut le porter à affranchir ces
infortunés de cette servitude et ce fut Bertrand Du
Guesclin, ce héros si vanté, et dont l'histoire
adulatrice a tant célébré la prétendue humanité, pour
avoir distribué quelque argent à des prisonniers, qui
s'opposa à cet acte de justice éternelle. Et voilà
quels étaient ces hommes que l'on se plut à présenter
au respect de la postérité!
-
La ville de Lamballe, agréable, opulente
et fort industrieuse...
Lamballe- La collégiale Notre Dame(1435)
Quoique
ce département ne renferme que de petites communes, il en
est quelques-unes dont l'aspect est agréable. Lamballe
est de ce nombre. Le paysage des environs est gai, et les
nombreux bestiaux dont cette commune fait un commerce
considérable, le rendent extrêmement vivant. Lamballe
est au rang des communes anciennes, et on la regarde comme
la capitale des Ambiatites
dont César fait mention. Les bestiaux, comme nous venons
de le dire, et ensuite les manufactures de toile et la
fabrication du parchemin, la rendent opulente. En général,
ce commerce de toiles est fort important dans ce département.
Les toiles de Dinan, de Lamballe, de Quintin, de Loudéac;
les fils de Guingamp, de Châtelaudren, de Tréguier, etc.
sont estimés. Il est permis d'assurer cependant que ces
manufactures et ces filatures ne sont pas poussées à
leur perfection.
Le pont Saint-Michel sur la rivière du Trieux
à
Guingamp en 1794
La
population, comme je l'ai dit plus haut, n'est pas ici
aussi considérable qu'elle pourrait l'être. C'est
l'agriculture qui peuple les pays, et quoique plusieurs
cantons ne jouissent que d'un sol ingrat, il en est
beaucoup aussi de fertiles dont on ne tire pas tout le
parti que l'on pourrait, et c'est peut-être moins faute
d'intelligence que faute de bras. Je le répète; ici la
mer dépeuple la terre: les habitants y naissent avec le
goût de la marine, et la pêche de la morue sur le banc
de T erre-Neuve en occupe une grande quantité; une
infinité de branches d'industrie y sont ignorées. On n'y
connaît ni la tannerie, ni la papeterie, ni la
bonneterie, ni la taillanderie: les matières premières
s'y trouvent pourtant en abondance; les débouchés y sont
faciles, il ne faudrait donc y encourager que la main-d'œuvre.
Plusieurs cantons ont toutefois des richesses qui leur
sont particulières; c'est ainsi, par exemple, que les
chevaux de Tréguier ont assez de renommée pour que les
marchands du Calvados viennent avec empressement les
chercher pour achever de les perfectionner; c'est ainsi
que Mur a des carrières inépuisables d'ardoise de la
première qualité. Uzel est une des communes les plus agréables
de ce département; c'est là que presque tous les négociants
qui l'habitent ont des maisons de campagne, ou, pour mieux
dire, d'immenses magasins des toiles qu'ils font
fabriquer, dont l'aspect semble annoncer que toute
l'opulence et toute l'activité de cette contrée de la République
s'y sont concentrées.
C'est
là que l'on admire avec reconnaissance les bienfaits que
le génie plébéien répand sur l'humanité tandis que,
par un contraste frappant, la petite commune de Plouha,
qui n'était habitée que par de la noblesse d'une
indigence superbe, se ressent encore de l'orgueilleuse misère
dont leurs oisifs parchemins l'avaient incrustée. Rien
d'aussi grotesque. On y comptait cent cinquante familles
toutes nobles depuis le déluge…
Même
ainsi composé, ce texte nous paraît très utile. Il est
le parfait témoin de l'étrange esprit du temps, prenant
le contre-pied des histoires habituelles de Bretagne;
glissant aisément, ici et là, dans l'exagération. Un LA
VALLÉE, marquis de Bois-Robert et très « zélé républicain»,
n'écrira pas l'histoire comme l'écrivent les nobles ou
les bénédictins bretons. A ce seul titre, le « "Voyage
en Bretagne » de LA VALLÉE serait précieux.
Son style le rend par ailleurs savoureux; ses outrances
occasionnelles sont, à notre sens tout au moins, aisément
supportables. Bref, un texte rare et très estimable à
plus d'un titre, d'un aimable exalté de 1794, sévissant
en Bretagne.
Joseph LA VALLÉE entreprit la rédaction de son ouvrage
le 8 pluviôse de l’An II (27 janvier 1794), jour où
son mentor Bertrand BARERE,
membre du Comité de salut public, lut à la Convention
Nationale son rapport du Comité de salut public sur les
idiomes (Voir annexe 1).
Joseph Lohou.(Nov.2007)
Cet article est paru dans le bulletin de
liaison
N° 77 du Centre Généalogique des Côtes d'Armor
en janvier 2008.
Bibliographies.
La Révolution française dans la conscience
intellectuelle bretonne du XIX° siècle.
ISBN
2-901737-03-X(Cahiers de Bretagne Occidentale)
Comité du Salut Public- http://www.tlfq.ulaval.ca/axl/francophonie/barere-rapport.htm
VALLÉE,
Joseph- « Voyage en Bretagne-1793-1794 »-Ed.
Morvran(1978)
Annexe
1.
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Le
bas-breton vu par Barère de Vieuxzac.
« Je
commence par le bas-breton. Il est parlé
exclusivement dans la presque totalité des
départements du Morbihan, du Finistère,
des Côtes-du-Nord, d'Ille-et-Vilaine, et
dans une grande partie de la Loire-Inférieure.
Là l'ignorance perpétue le joug imposé
par les prêtres et les nobles ; là les
citoyens naissent et meurent dans l'erreur :
ils ignorent s'il existe encore des lois
nouvelles.
Les
habitants des campagnes n'entendent que le
bas-breton ; c'est avec cet instrument
barbare de leurs pensées superstitieuses
que les prêtres et les intrigants les
tiennent sous leur empire, dirigent leurs
consciences et empêchent les citoyens de
connaître les lois et d'aimer la République.
Vos travaux leur sont inconnus, vos efforts
pour leur affranchissement sont ignorés. L'éducation
publique ne peut s'y établir, la régénération
nationale y est impossible. C'est un fédéralisme
indestructible que celui qui est fondé sur
le défaut de communication des pensées ;
et si les divers départements, seulement
dans les campagnes, parlaient divers
idiomes, de tels fédéralistes ne
pourraient être corrigés qu'avec des
instituteurs et des maîtres d'école dans
plusieurs années seulement.
Les
conséquences de cet idiome, trop longtemps
perpétué et trop généralement parlé
dans les cinq départements de l'Ouest, sont
si sensibles que les paysans (au rapport de
gens qui y ont été envoyés) confondent le
mot loi et celui de religion, à un tel
point que, lorsque les fonctionnaires
publics leur parlent des lois de la République
et des décrets de la Convention, ils s'écrient
dans leur langage vulgaire : Est-ce qu'on
veut nous faire sans cesse changer de
religion ?
Quel
machiavélisme dans les prêtres d'avoir
fait confondre la loi et la religion dans la
pensée de ces bons habitants des campagnes
! Jugez, par ce trait particulier, s'il est
instant de s'occuper de cet objet. Vous avez
ôté à ces fanatiques égarés les saints
par le calendrier de la République ; ôtez-leur
l'empire des prêtres par l'enseignement de
la langue française… »
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