Callac-de-Bretagne

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Le sot-l'y-laisse, qu'est-ce ?

 

 

Une grave question se pose : que désigne exactement, dans l'anatomie du poulet rôti, l'expression "le sot-l'y-laisse"?

 

           Deux écoles sont en présence : pour certaines personnes, fort nombreuses, le sot-l'y-laisse a toujours été le croupion, cette excroissance en forme d'as de pique qui, chez le poulet vivant, porte les plumes de la queue ; pour d'autres, tout aussi assurées d'avoir raison, le sot-l'y-laisse désigne les morceaux de chair logée dans deux cavités de forme ovoïde situées de part et l'autre de l'échine de l'oiseau, dans la partie la plus large. Cette dernière location semble avoir la faveur des citadins et des lettrés, tandis que le croupion paraît appartenir à une tradition plus rustique, ce qui crée souvent la discorde au sein des familles.

 

           La raison de cette divergence ethnique est que le syntagme disputé se trouve lexicalisé avec une définition discutable. En effet, la dernière édition du Grand Robert indique clairement :"Morceau de chair très fine, de chaque côté de la carcasse d'une volaille, au(dessus du croupion(assez peu apparente pour que "le sot-l'y-laisse" par ignorance)." La foi du lexique devrait donc régler le différend...Je dirai plus loin ce qui cloche dans cette assertion due à l'esprit de système d'un rédacteur de bon vouloir, mais insuffisamment expert en dégustation de volaille rôtie.

 

          La première apparition du sot-l'y-laisse nous est dévoilée par le Dictionnaire de l'Académie de l'époque révolutionnaire, en 1798, avec la définition suivante :" On appelle ainsi un morceau très délicat qui se trouve au-dessus du croupion d'une volaille. Manger le sot-l'y-laisse." Définition reprise mot pour mot par Bescherelle en 1846, puis par Littré en 1872, sans aucun examen.

 

          La nature académique de l'attestation montre que la locution était fort courante à la fin du XVIII° siècle, et qu'elle appartenait à un registre soutenu de la langue, non pas seulement au langage populaire- sans quoi, même sous le Directoire, l'Académie ne l'eut pas enregistrée.

 

         Il convient de se reporter maintenant à la situation concrète du mangeur de poulet dans la seconde moitié du siècle des Lumières. Même dans la bonne société, que ce soit chez Voltaire ou chez le duc de Richelieu, on ronge les os, que l'on porte à sa bouche avec les doigts. On mange tout : les ailes, les cuisses, la carcasse, le cou, jusqu'à la tête et quelquefois les pattes ! Les convives nettoient les os avant de les jeter aux chiens qui rôdent autour de la table, mêm chez les aristocrates(ce sont simplement des nobles chiens). Dans ces conditions radicales, il serait tout à fait invraisemblable d'imaginer que le plus sot des attablés puisse "oublier" de manger les morceaux de viande relativement volumineux, et très visibles, logés dans "les creux" de la carcasse, alors qu'on cure toutes les cavités à la pointe du couteau. Surtout dans les périodes de pénuries terrible que connut l'époque révolutionnaire où seuls les hauts dirigeants terroristes avaient de quoi s'alimenter normalement, en cachette du peuple.

 

         Par ailleurs, il n'échappera à personne que l'expression est au singulier depuis sa création : elle désigne "un" morceau de poulet et pas plusieurs. Mais le fait essentiel est que ces deux morceaux désignés par le Robert, pour délicats qu'ils soient, ne se trouve pas du tout au-dessus du croupion, mais assez loin de lui, au milieu de la partie basse de l'échine. Il paraît donc impossible que le sot-l'y-laisse soit ce que décrit imprudemment le rédacteur du Robert, en contradiction avec la mention d'origine de 1798.

 

         Le croupion lui-même étant écarté par le définition- d'ailleurs, on voit mal quel taré pourrait laisser aux chiens ce morceau gras et goûteux!- que reste-t-il de singulier au-dessus de l'as de pique qui puisse échapper à la vigilance d'un gourmet ? Eh bien, c'est la chair blanche et fine, placée dans la rainure des os du coccyx, rare et savoureuse, qu'un dîneur distrait peut en effet négliger "sottement".

 

          C'est en tout cas ce que signalent les premiers rapporteurs ; en deux siècles et demi, et une société de consommation pléthorique, le sens a glissé, pour les uns vers l'avant, pour d'autres vers l'arrière, mais aucune des parties n'a raison.

 

                     Et maintenant, familles réconciliées, à vos fourchettes !

 

 

Le Plaisir des Mots par Claude Duneton

 

 


                                                                  Joseph Lohou(janvier 2009)


 

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