La solitude peuplée des intellectuels ...
Pour Jacques Julliard, "l'intellectuel a le devoir de rester un homme seul" (Le Figaro).
Autant
dire qu'aujourd'hui, rares sont ceux qui assument cette obligation. Car
la solitude nécessaire des intellectuels est infiniment peuplée.
Pourtant
rien de plus juste que cette appréciation de Jacques Julliard. Mais la
tentation est si forte, malgré l'exigence de liberté et d'invention à
laquelle la vie de l'esprit doit se soumettre pour être authentique et
exemplaire, de se retrouver dans un camp, de se réchauffer avec de la
familiarité, de se rassurer avec de la fraternité, d'espérer des
soutiens, de s'abstenir par corporatisme, de se taire par bienséance,
d'admirer en espérant un retour, de se réconforter dans des clans, des
coteries et des chapelles et de ne pas s'égarer trop loin des sentiers
battus.
La
tentation est si forte que l'intellectuel préfère se fondre dans un
univers où peu ou prou sa pensée sera à peine distincte de celle des
autres - mêmes réflexes, mêmes obsessions, mêmes dénonciations et mêmes
dilections. On révère ensemble, on déteste ensemble.
Et
la solitude, la vraie, est si difficile à supporter. Pour l'assumer, il
convient d'avoir une force d'âme extraordinaire quand on est reconnu et
célébré ou, à rebours, par force, n'avoir pas d'autre choix quand on
est étiqueté pestiféré dans le monde médiatico-mondain. Je songe par
exemple à un Renaud Camus.
Surtout
qui est encore capable aujourd'hui de résister à toutes les tentations
qui persuadent trop aisément une pensée aspirant à être autonome et
indépendante de ne pas l'être ? Qui a le courage de ne pas succomber
aux conformismes, aux prudences, aux précautions et aux consensus
artificiels présentés comme des idéaux et de l'humanisme ? Qui n'a pas
peur de ce qui est craint, telle une horreur absolue : l'ostracisme des
médias et l'opprobre des censeurs tenant le haut du pavé ?
La
solitude est une épreuve, une ascèse, une fierté. Un combat. Je ne vois
aucun intellectuel soutenir dans le climat actuel cette cause dans sa
plénitude et son intégrité. Il y en a de remarquables et je suis
tellement incongru que je les perçois plutôt dans la catégorie de ceux
qui sont aux antipodes de moi, par exemple Régis Debray ou Michel
Onfray. Mais il n'existe, à l'évidence, pour les esprits de maintenant,
quelle que soit leur tonalité, aucune solitude si rigide et jalouse de
son indépendance qu'elle serait vouée à n'être défendue par personne.
La solidarité de ceux qui font profession de penser n'est pas un vain mot.
Les
intellectuels malgré les apparences vivent et réagissent en meute. Le
pluriel ne les effraie pas parce que souvent le singulier dont ils
rêvent est trop douloureux pour eux. Plutôt le confort d'une attitude
qui ne tranche pas et ne fracture pas.
S'il a "le devoir de rester un homme seul", il se donne plutôt le droit de ne pas l'être.
PHILIPPE BILGER - MAGISTRAT HONORAIRE