Callac-de-Bretagne

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      Deux Lettres de Madame de Sévigné[1].

Mme DE SÉVIGNÉ NARRE LES ÉTATS DE BRETAGNE.



Mme de Sévigné par François Boucher.


LE 5 AOUT 1671
« Il faut un peu que je vous dise des nouvelles de nos états pour votre peine d'être Bretonne. M. de Chaulnes[2] arriva dimanche au soir, au bruit de tout ce qu'on en put faire à Vitré. Le lundi matin il m'écrivit une lettre, et me l'envoya par un gentilhomme. J'y fis réponse par aller dîner avec lui. On mangea à deux tables dans le même lieu ; il y a quatorze couverts à chaque table ; Monsieur en tient une, Madame l'autre : cela fait une assez grande mangerie. La bonne chère est excessive ; on remporte les plats de rôti comme si on n'y avoit pas touché ; mais pour les pyramides du fruit, il faut faire hausser les portes. Nos pères ne prévoyaient pas ces sortes de machines, puisque même ils n'imaginaient pas qu'il fallut qu'une porte fût plus haute qu'eux. Une pyramide veut entrer (ces pyramides qui font qu'on est obligé de s'écrire d'un côté de la table à l'autre ; mais ce n'est pas ici qu'on a eu du chagrin : au contraire, on est fort aise de ne plus voir ce qu'elles cachent) : cette pyramide, avec vingt porcelaines, fut si parfaitement renversée à la porte, que le bruit en fit taire les violons, les hautbois, les trompettes. Après le diner, MM. de Locmaria et de Coetlogon, avec deux Bretonnes, dansèrent des passe-pieds [3]merveilleux, et des menuets, d'un air que nos bons danseurs n'ont pas à beaucoup près : ils y font des pas de Bohémiens et de bas Bretons, avec une délicatesse et une justesse qui charment. Je pense toujours à vous, et j'avois un souvenir si tendre de votre danse et de ce que je vous avois vue danser, que ce plaisir me devint une douleur. On parla fort de vous. Je suis assurée que vous auriez été ravie de voir danser Locmaria : les violons et le passe-pieds de la cour font mal au cœur au prix de ceux-là ; c'est quelque chose d'extraordinaire : ils font cent pas différents, mais toujours cette cadence courte et juste ; je n'ai point vu d'homme danser comme lui cette sorte de danse. Après ce petit bal, on vit entrer tous ceux qui arrivaient en foule pour ouvrir les états. Le lendemain, M. le premier président, MM. les procureurs et avocats généraux du parlement, huit évêques, MM. de Molac, la Coste et Coetlogon le père, M. Boucherat, qui vient de Paris, cinquante bas Bretons dorés jusqu'aux yeux, cent communautés.
Le soir dévoient venir Mme de Rohan d'un côté et son fils de l'autre, et M. de Lavardin. »

DE MADAME DE SEVIGNE A MADAME DE GRIGNAN
 
A Vitré, mercredi 12e août 1674.

« Enfin, ma bonne, me voilà en pleins états ; sans cela les états seroient en pleins Rochers. Dimanche dernier, aussitôt que j'eus cacheté mes lettres, je vis entrer quatre carrosses à six chevaux dans ma cour, avec cinquante gardes à cheval, plusieurs chevaux de main et plusieurs pages à cheval. C'étaient M. de Chaulnes[2], M. de Rohan, etc. » et la marquise cite tous ses invités dont Locmaria et les Coetlogon, les évêques de Saint-Malo et de Rennes etc., « et après une promenade dont ils furent contents, il sortit d'un des bouts du mail une collation très bonne et très galante, et surtout du vin de Bourgogne qui passa comme de l'eau de forges. On fut persuadé que tout cela s'étoit fait avec un coup de baguette. M. de Chaulnes me pria instamment d'aller à Vitré. J'y vins donc lundi au soir. Mme de Chaulnes me donna à souper, avec la comédie de Tartuffe, point trop mal jouée, et un bal où le passe-pieds et le menuet me pensèrent faire pleurer. Cela me fait souvenir de vous si vivement que je n'y puis résister : il faut promptement que je me dissipe. On me parle de vous très souvent, et je ne cherche pas longtemps mes réponses, car j'y pense à l'instant même, et je crois toujours que c'est qu'on voit mes pensées au travers de mon corps-de-jupe.
Hier je reçus toute la Bretagne à ma Tour de Sévigné. Je fus encore à la comédie : ce fut Andromaque, qui me fit pleurer plus de six larmes ; c'est assez pour une troupe de campagne.
 
Le soir on soupa, et puis le bal. Je voudrais que vous eussiez vu l'air de M. de Locmaria, et de quelle manière il ôte et remet son chapeau : quelle légèreté ! Quelle justesse ! Il peut défier tous les courtisans, et les confondre, sur ma parole. Il a soixante mille livres de rente, et sort de l'académie. Il ressemble à tout ce qu'il y a de plus joli, et voudrait bien vous épouser. Au reste, ne croyez pas que votre santé ne soit pas bue ici ; cette obligation n'est pas grande, mais telle qu'elle est, vous l'avez tous les jours à toute la Bretagne. On commence par moi, et puis Mme de Grignan vient tout naturellement. M. de Chaulnes vous fait mille compliments. Les civilités qu'on me fait sont ridicules, et les femmes de ce pays sont si sottes, qu'elles laissent croire qu'il n'y a que moi dans la ville, quoiqu'elle soit toute pleine.
A la longue la marquise trouva que ses chers Rochers sont par trop envahis. Elle en écrit à sa fille : « Je n'ose plus aller aux Rochers : on en a trouvé les chemins. Il y avait dimanche cinq carrosses à six chevaux. Je meurs d'envie d'être retournée dans ma solitude. On la trouve belle. Combourg n'est pas si beau », et dans la même lettre, elle exprime toujours son admiration pour la danse bretonne et de la façon dont la pratique du Parc Locmaria. « Le Petit Locmaria, sans tourner autour du pot... sa danse, sa révérence, mettre et ôter son chapeau, sa taille, sa tête. Voyez si ce petit vilain-là n'est pas assez joli. Marinette beauté le voudrait bien épouser ; mais il n'est pas de même pour elle. »
Et ensuite elle aime à s'entretenir de Mme de Coetlogon qui l'amuse et la distrait.
« Déjà en 1671, la marquise de Coetlogon prit tant de chocolat, étant grosse l'année passée, qu'elle accoucha d'un petit garçon noir comme un diable, qui mourut. Il est vrai que les lettres de notre petit ami ne sont nullement agréables : il y a trop de paroles ; il fait bien d'être honnête homme d'ailleurs. Je fais réponse à M. de Coulanges ; ma tante ne le croit plus auprès de vous ».
1689, 16 octobre : « Coulanges vous auroit pu dire que ce duc n'a que trop fait ses preuves de bon ami à ses propres dépens, et à l'égard des Coetlogon et de Mme de Guénégaud. Je suis fort bien avec toute famille de Coetlogon. Je ne sais si Mejusseaume me voudra étrangler volontairement, mais son frère le comte, sa sœur la religieuse, son neveu l'évêque, et le gouverneur de Rennes me font mille honnêtetés, et même trop, car la marquise de Coetlogon m'est toujours venue voir la première, toutes les fois que j'ai été à Rennes, et son mari aussi, et elle ne fait pas de même à ma belle-fille ; cela est mal, et elle en boude ; mais enfin cela est ainsi. En vérité, j'abuse ; c'est une vapeur que cette furie, je n'en parlerai plus jamais. »



Annexe 1

Les Lettres de Mme de Sévigné étaient fort goûtées de ses contemporains, et circulaient dans le monde où elle vivait. Les premières qui furent publiées parurent dans les Mémoires de Bussy (1696, 2 vol. in-4), et dans ses Lettres (1697,4 vol. in-12), et Nouvelles Lettres (1709, 3 vol. in-12). Les lettres à Mme de Grignan furent imprimées d'abord en 1726 (La Haye et Rouen, 2 vol. in-12) ; puis, plus complètement, mais pas toujours exactement, par le chevalier de Perrin, qui en arracha l'autorisation à Mme de Simiane (Paris, 1734, 4 vol. in-42, avec un 5e et un 6e volume en 1737; et 1754, 8 vol in-12). Les Lettres à M. de Pomponne furent données en 1656, in-12. En 1773 parurent à Paris (in-12) des Lettres nouvelles ou nouvellement recouvrées de la marquise de Sévigné et de la marquise de Simiane (lettres au président de Moulceau). Les Lettres inédites, données en 1814 (in-8) par Ch. Millevoye, contiennent des lettres aux Guitaut, à d'Hacqueville, à Mme de Grignan. Monmerqué a donné en 1824, à la suite des Mémoires de Coulanges, 24 lettres inédites de Mme de Sévigné, et en 1827, 20 lettres inédites de Mme de Sévigné, de sa famille et de ses amis. Dans la première édition qu'il avait donnée de la Correspondance complète (1818-19, 10 vol. in-8), il avait rassemblé plus de 100 lettres inédites et 300 fragments. C'est Monmerqué qui a préparé la meilleure édition qu'on ait longtemps eu de Mme de Sévigné, celle de la Collection des grands écrivains de la France (Paris, 14 vol. in-8 et un album, 1862-66). Cette publication a été complétée par des Lettres inédites publiées par Ch. Capmas (1872, 2 vol. in-8). Les manuscrits autographes d'une partie des lettres de Mme de Sévigné sont conservés et dispersés chez les collectionneurs et dans les bibliothèques. Parmi les copies, les principaux recueils sont ceux des lettres à Bussy, copiées de sa main, dont un se trouve à la Bibliothèque nationale; le recueil des lettres à Mme de Grignan, connu sous le nom de Manuscrit de Grosbois; la Copie Amelot des lettres relatives au procès de Fouquet, et la Copie Blaise des lettres à Ménage; enfin la copie en six volumes in-4, acquise en 1873 par Capmas et dont il a tiré son recueil, copie sur laquelle, selon lui, le manuscrit de Grosbois, bien moins complet, a été fait. (G. Lanson).
 


 


 Notes.
[1] Marie de RABUTIN-CHANTAL, baronne de Sévigné, dite la marquise de Sévigné, née le 5 février 1626 à Paris et morte le 17 avril 1696 au château de Grignan, est une épistolière française.
[2] Charles d'ALBERT d'AILLY, duc de Chaulnes, Pair de France et Gouverneur de Bretagne. (1624-1698)

[3] Le passepied (ou passe-pied) est une danse traditionnelle européenne originaire de Bretagne. Il s'agit d'une danse à trois temps, vive et gaie, proche du menuet, mais plus rustique. Le mot est attesté dès 1532.

                


    Madame de SÉVIGNÉ au Musée CARNAVALET.

AU MUSÉE Carnavalet, rue des Francs-Bourgeois, à Paris, ne sont pas simplement conservés deux portraits de Mme de Sévigné et de sa fille Françoise, comtesse de Grignan, dus à Claude Lefebvre et à Pierre Mignard qu'on ne laisse pas d'aller admirer les jours de mélancolie profonde  et ils sont nombreux dans le temps où nous sommes.
Non loin de la chambre reconstituée de Marcel Proust, avec ses murs tapissés de liège, où ce dandy gris perle et noir en perpétuelle agonie gagna son marathon contre la mort pour retrouver le Temps. On n’y vient également admirer le bureau laqué, fabriqué en Chine au XVIIe siècle, ayant appartenu à la marquise dont un bon millier de lettres nous sont parvenues. Il est doux de rêver aux mots que Marie de Rabutin- Chantal, née le 5 février 1626 à Paris et morte le 17 avril 1696 à Grignan, calligraphia sur son abattant en sapin. Barbara Lecompte ne s'en prive pas dans un essai d'histoire littéraire d'un genre un peu particulier, un livre-promenade auquel il est permis de trouver le sel, le tour et le ton d'un roman.
Son héros, ce n'est ni la marquise aux lettres exquises ni l'encrier qui donne son titre à son livre. C'est le bureau-secrétaire décoré de laques d'Extrême-Orient portant les armes de Mme de Sévigné conservé au Musée Carnavalet auquel elle a souvent rendu une visite de courtoisie, sûre que ce meuble a des choses à lui dire.
« Objets inanimés, avez-vous donc une âme / Qui s'attache à notre âme et la force d'aimer ? » demandait Lamartine. Oui, répond la romancière, dont le précédent livre cherchait déjà à voir et à entendre les secrets du siècle de Louis XV dans les compositions douces et élégantes de Maurice Quentin de La Tour, notamment un portrait de Mme de Pompadour.
Vertige de la vitesse
D'une 'marquise l'autre, Barbara Lecompte s'obstine à retrouver le souvenir des dames du temps jadis dans la contemplation des objets qu'elles ont tenus entre leurs mains. Au passage, elle relit la correspondance de Mme de Sévigné, comme elle avait relu celle de Voltaire, et la relit très bien. Ce qu'elle explique du naturel de son style — ce cône sauvage, ou «Dostoïevski» comme s'amusait Marcel Proust — est à rapprocher du texte sur l’écriture de Saint-Simon écrit à bride abattue par le romancier Philippe Bordas dans la dernière livraison de la NRF. Chez ces deux écrivains aux veines perfusées de sang bleu, on trouve quelque chose de simultanément aristocratique et populaire. Tout ce que hait notre époque de ventre mou. «Je n'ai pu me défaire d'écrire rapidement», jurait le petit duc. La marquise non plus.
Vie, mort, rêves, portraits, paysages, harmonies, violences, amour, espoir, désespoir, folie : ce qui compte, c'est la vitesse…


  


 

 
                                             
Joseph Lohou(mai 2012_novembre 2016_janvier 2017)
                                                          

 

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