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Callac-de-Bretagne |
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La poubelle aux outils
Je
reprends à l'ignorance, certes, mais même aux sciences d'avant. Car
d'autres outils suivirent la pelle et la pioche aux champs d'épandage.
Et pourtant, combien de fierté ai-je tiré de mon sextant ! Perché au
haut de la passerelle, nous, je veux dire Grand-Papa et moi, prenions,
à midi, hauteur du soleil et, au crépuscule, l'angle d'une étoile.
Rentrés dans la chambre à cartes, nous compulsions la table de log et
nous adonnions à des calculs complexes dont l'approximation donnait, à
la fin, un point seulement probable. D'erreurs en erreurs, quelle
chance, nos calculs nous menaient à bon port.
Mousse ou
amirale, Petite Poucette consulte désormais son GPS, dont le dessin lui
donne immédiatement sa position, où qu'elle soit, avec un degré de
précision quasi infini. Elle ne se perd jamais, d'autant que, parfois,
une voix se joint à cette carte — carte dont le schéma en temps réel se
superpose au paysage, territoire ou mer jolie — et lui conseille
gentiment de tourner à gauche ou à droite, si elle ne se trouve pas sur
la bonne voie. Le sextant à la poubelle, avec la pioche et la pelle !
Avec pelle, fourche et sextant, la poubelle, débordante, contient mille
outils perdus, tous ou presque témoignant de vieux métiers manuels à
intenses efforts musculaires ; voici en vrac, au milieu des rejets, les
manivelles, bien nommées, de toute taille, propres à faire démarrer la
voiture, moudre le café, presser la purée, remonter du tourne-disque ou
du réveille-matin les ressorts ; le répondeur du téléphone et les
fiches que la postière manipulait pour mettre en communication les
appels ;
les ciseaux du sellier, pour découper le cuir ou le coudre, les
tenailles du maréchal-ferrant, pour clouer le fer des chevaux, porté au
rouge cerise ; la masse du forgeron et son enclume; les ampoules, pour
la scarification; la plume Sergent-Major et l'encrier placé dans le
creux du pupitre... et des pâtés plein les doigts et sur la page ; le
seau à charbon qu'il fallait monter de la cave à l'étage; la guêpière
de la crémière et le gibus de son chaland; le travail, fait de poutres
en bois, où entraient les boeufs dont il fallait brûler la corne des
sabots...
... plus le
panier virtuel où gisent les trente-sept mille mots qui différencient
le dernier dictionnaire de l'Académie française de celui qui paraîtra
dans quelques mois. Au cours des siècles précédents, et cela depuis
Richelieu, chacun de ces lexiques ne se distinguait du suivant que par
trois ou quatre mille mots. Entre les générations précédentes, la
langue française resta relativement stable; la voici bouleversée entre
Ronchon et Poucette.
Qui s'étonnera, dès lors, qu'ils aient du mal à s'entendre?
Parlerons-nous bientôt une langue aussi différente de celle que je sers
en cette page que celle-ci diffère de la langue qu'écrivaient les
chroniqueurs du Moyen Âge, dite ancien français ? Comme la nôtre,
toutes celles du monde, sans exception, passent, en ce moment, par ce
même changement de phase qui touche principalement les métiers, les
nouveaux matériaux, les outils qui paraissent et qui meurent.
Michel SERRES, « c’était mieux avant » 2018
La fée électricité
L'ombre.
L'électricité se répandit fort lentement. À la gare d'Austerlitz, dans
les années 50, les voyageurs pouvaient lire, sur les murs du quartier,
des affiches exigeant que la lumière et le chauffage parvinssent à ces
bâtiments et qu'ils fussent connectés au réseau. Avant cet événement
souvent tardif régnaient le froid et les bougies. Les riches se
payaient des lampes à pétrole qui, âcres, filaient, fumaient, puaient.
Quand nous avancions dans un couloir glacé, candélabre en main, le vent
de la marche faisait osciller la mèche de la chandelle et la flamme
projetait sur les murailles des ombres dont la danse terrifiante
évoquait des djinns, des elfes, des fantômes et des larves surgis tout
armés des ténèbres alentour. Comme ledit siècle des Lumières
s'éclairait encore à la bougie, seule l'arrivée de l'électricité chassa
définitivement les terreurs de la superstition. Qui aujourd'hui se
souvient de ces longs temps noirs, pourtant de nous si proches ?
Grand-Papa Ronchon le Sombre ?
Langues et accents
Cette
pointe d'ail, nous l'émettions aussi en bout de langue. Nous nous
comprenions aussi peu, je veux dire avec autant de frontières
langagières qu'en comportait la carte des fromages. Né du côté de
Château-Thierry, mon ami Philippe, descendu de Champagne pour me rendre
visite en Gascogne, demanda son chemin dix fois sans se faire
comprendre et sans entendre la réponse. Il va sans dire que, dans ces
dialogues, les interlocuteurs parlaient le français. Sur la carte de
nos départements, les accents dessinaient un chaos cacophonique tel que le Jura ou les Ardennes devenaient, pour un Aquitain, inaccessibles ou quasi.
Pour mon
accent occitan, j'ai reçu plus d'humiliations qu'un Iroquois en terre
persane ou un Africain dans le Deep South. À l'oral de l'École navale,
l'examen auditif, où il fallait s'exprimer à haute et intelligible
voix, souleva autour de moi des rires inextinguibles, entretenus
savamment par le médecin examinateur qui, sans se lasser, me faisait
répéter : quarante. Je fus rétrogradé au classement d'agrégation, le
président du jury, philosophe notable, arguant que je n'étais pas
exploitable sur la totalité du territoire. Je ne doute pas qu'il eût
raison, puisque nous ne nous comprenions pas les uns les autres et qu'à
mon premier poste, en Auvergne, les étudiants disaient en silence que
je devais être italien. À Paris, pour me présenter devant n'importe
quel guichet, de poste, de gare ou de théâtre, je devais
m'exercer longuement à prononcer les mots avec assez de «francité» pour
que l'on veuille bien accéder à ma demande sans éclater d'abord de
rire, comme chacun fait à Londres, à Cardiff ou à Édimbourg lorsqu'il
change de Grande-Bretagne, ou à Milan et Brindisi quand il change
d'Italie. Je ne suis pas sûr qu'un beur, qu'un immigré, africain ou
roumain, trébuchant sur ses mots, se sente, aujourd'hui, plus humilié
que je le fus naguère pour cette question de voyelles chantées. Petite
Poucette a l'oreille plus différentielle que les Pépés d'antan, qui
ronchonnaient de m'entendre.
À une soutenance
de thèse, en Sorbonne, j'ai entendu des membres du jury faire rire
l'assistance de l'impétrant, au demeurant expert mondial en sa matière,
pour sa québécoise voix. Ce savant canadien, ces maîtres parisiens le
traitaient d'Indien de la plaine. Speak white, criaient, là-bas, les anglo-saxophones
à ces francophones. Mon ami de l'université Laval se trouvait, pis que
moi, humilié à Paris tout autant que chez lui. La télé gomma cela. La
mode a choisi d'ouïr Québec et Gascogne avec moins de vergogne.
.
.
Habits et couchage.
De la voix aux
deux pieds, voici nos souliers. Avant, leur cuir dur blessait talons et
chevilles. Pour assouplir ces godillots, il fallait marcher des
semaines pendant lesquelles nos orteils fleurissaient d'ampoules, cors
et durillons. Les riches, disait-on, faisaient porter deux mois ces
godasses à leurs valets afin qu'ils les rodassent.
Savantes là
aussi, ces dernières décennies adoucirent tous les vêtemenis; même les
coques de haute montagne, auparavant fondues en plastique raidasse et
blessant, paraissent désormais à nos orteils de véritables charentaises
fourrées.Quelle baguette de fée métamorphosa en pantoufles de vair nos pieds nickelés d'antan ?
Les lits. Non chauffées, les chambres à coucher restaient glaciales
tout l'hiver. Entrer dans le lit, entre des draps humides et froids
tenait de l'héroïsme. Les paysans de chez nous avaient inventé un petit
bâti oblong de bois léger au milieu duquel ils suspendaient une
cassolette pleine de braises tirées du foyer entretenu à la cuisine.
Miracle, on pénétrait dans une couche paradisiaque et tiède ! Voici le
terme aquitain qui décrivait l'opération: on bassinait le lit avec un
moine. Pourquoi moine ? Pépé Michel ne sait pas tout.
La débâcle avait entraîné vers le sud des populations de langue d'oïl,
picarde ou alsacienne. Passé l'armistice, elles revinrent chez elles.
De sorte que, rapatriée dès la Libération dans son Paris natal, telle
jeune fille blonde et raffinée voulut acheter un moine dans une
quincaillerie du VIe arrondissement. «Un moine s'écria, interloqué, le
commerçant, sans doute anticlérical. Pour quoi faire, demoiselle? —Mais
pour mettre dans mon lit», répondit-elle, naïvement -virginale.
.
La fée électricité
L'ombre.
L'électricité se répandit fort lentement. À la gare d'Austerlitz, dans
les années 50, les voyageurs pouvaient lire, sur les murs du quartier,
des affiches exigeant que la lumière et le chauffage parvinssent à ces
bâtiments et qu'ils fussent connectés au réseau. Avant cet événement
souvent tardif régnaient le froid et les bougies. Les riches se
payaient des lampes à pétrole qui, âcres, filaient, fumaient, puaient.
Quand nous avancions dans un couloir glacé, candélabre en main, le vent
de la marche
faisait osciller
la mèche de la chandelle et la flamme projetait sur les murailles des
ombres dont la danse terrifiante évoquait des djinns, des elfes, des
fantômes et des larves surgis tout armés des ténèbres alentour. Comme
ledit siècle des Lumières s'éclairait encore à la bougie, seule
l'arrivée de l'électricité chassa définitivement les terreurs de la
superstition. Qui aujourd'hui se souvient de ces longs temps noirs,
pourtant de nous si proches ? Grand-Papa Ronchon le Sombre ?
Laideur et beauté
Deux ou trois petits pas en faveur de lumière Grand-Papa. Tout n'est
jamais d'un seul côté. Tenez, visitons ensemble les entrées de nos
villes, grandes ou petites. Jadis, nous passions par là, je veux dire
du rural à l'urbain, continûment et même avec une finesse extrême.
Encore de l'herbe, déjà des murailles ; encore un peu de blé, de vigne
ou de pacage, déjà les pompiers dans leur casernement. Le paysan ne se
dépaysait pas, le citadin s'installait déjà; transitant doucement l'un
vers l'habitat de l'autre, tous deux se délassaient en traversant ce
sas aimable, parfois même délicieux ; celui de Pau ne ressemblait
point, béarnais, à celui, alsacien, de Mulhouse et les entrées à,Brest
même différaient, bretonnes, des pénétrantes vers Agen même, gasconnes.
C'était mieux avant assurément. Car désormais, quelle que soit la cité
de France, l'horreur règne en ces lieux, uniformément. L'écriture y tue
le bâti, la publicité y exhibe ses ignominies, hurlent les couleurs,
écrase la laideur. Par quel miracle la douce France accepta-t-elle
massivement d'être crucifiée sous les insolences brutales et
répétitives des maîtres mondiaux de l'argent ? Comment se fait-il que
des urbanistes, des maires, des architectes, pourtant élevés à
contempler des cathédrales sublimes et des paysages divins aient oublié
si vite le goût raffiné de leur pays pour copier aussi servilement
l'états-unienne hideur ? Comment se fait-il qu'une foule raisonnable
n'ait point démoli, de saine rage réveillée, ces abominations ? Avec la
langue et le règne du fric, nous importâmes le mauvais goût; et notre
sens de la beauté en prit un sale coup.
Oui, Pépé, ici, c'était mieux avant.
J'en profite pour raconter Yvette, ma bonne amie de jeunesse. Elle
habitait le quartier Valence, à côté des casernes, autrement dit la
cour des miracles; sa mère lavait le linge à Garonne et son père avait
disparu. Les cent familles ne fréquentaient pas ces lieux où trois
logements partageaient une marmite unique. Vingt ans après, Yvette
s'était bien tirée de la mouise, avait épousé un camionneur et prenait
ses vacances à Mimizan, en bord de mer, avec les gosses. Un beau matin,
nous nous rencontrâmes et, après des bises mieux qu'amicales, voici
qu'elle évoque le vieux temps. «D'accord, dit-elle, nous ne mangions
pas du dessert tous les jours, mais, Michel, rappelle-toi, nous vivions
ensemble.» Ensemble. «Oui, nous nous serrions les coudes, nous nous
parlions toute la sainte journée ; maintenant, nous vivons seuls.» Et
Yvette fond en larmes. Oui, Pépé, avant, nous jouissions de communautés
; chaotiques, fortes en gueule, chamailleuses, à culottes et robes
trouées, mais aussi chaudes que fraternités.
Da capo: retour au politique
Je parle des
républiques de jadis, dit Grand-Papa Ronchon, où l'on respirait la
liberté. Petite Poucette répond: comparons-les à maintenant, à ce temps
réel que cet adverbe exprime si bien en langue française, puisqu'elle
dit que ce présent, je le tiens enfin dans la main : «maintenant,
tenant en main le monde», dit-elle, brandissant son portable.
Qui pouvait crier une telle annonce, jadis, demande-t-elle? Auguste,
empereur de Rome, à qui, rodomont, Corneille fait dire : «Je suis
maître de moi comme de l'univers»? Le Roi-Soleil, à Versailles ? Tel
tyran, au Kremlin, tel richissime milliardaire, à la Bourse ? En tout
cas, des personnes rarissimes, juchées à la cime de la tour Eiffel,
aussi éloignées du sol et des sujets que possible. Or, maintenant,
justement, trois milliards sept cent cinquante millions de Petites
Poucettes, tenant en main leur portable, peuvent proclamer, dans le
monde, cette devise, mieux encore et au sens littéral, ce manifeste.
Voici la base d'une nouvelle tour, étêtée, sans sommet. Autant
d'émetteurs que de récepteurs : enfin le grand nombre a conquis aussi
l'émission. Cela dessine un nouvel espace de communication, en forme de
réseau ou d'entrelacs, réalisant ainsi l'utopie préalable à la
démocratie. Je précise : l'utopie, alors, n'est pas un non-lieu à la
fois réel et virtuel.
Autrement une bombe.
Grandeur des espèces.
Bondissant alors et juché sur ses grands chevaux, Grand-Papa Ronchon
déclame, gaullien, à la cantonade: avant, la France comptait parmi les
grandes nations du monde, alors qu'aujourd'hui... Certes, dit, le plus
doucement possible, Petite Poucette, mais qu'entendez-vous par grandeur
? l'ère de ces hauteurs vertigineuses, Louis XIV, Robespierre ou
Napoléon tuèrent mes aïeux, par dizaines, par centaines de milliers,
sur la place de Grève, en Russie, Égypte et Italie. Parfois cinquante
mille en une seule bataille, oui, en une seule journée de quinze
heures, comme à Eylau ou à la Moskova. Combien de cadavres par minute ?
Dans quel but, sinon avoir un nom dans l'histoire, mais, finalement,
échouer? Pour devenir le premier, mais, enfin, se faire guillotiner ou
emprisonner à Sainte-Hélène ? Cher payé pour le peuple et leur propre
destin. Qui écrivit jamais l'histoire du point de vue de ces victimes,
de ces âmes mortes, nous ?
Parallèle biologique : prenons l'exemple de l'homme en général et comme
être vivant. À force de se battre contre toutes les espèces, de les
exploiter, de les chasser, de les parasiter, de les détruire, supposons
qu'il arrive au terme fatal où elles disparaîtraient. Le plus fort, le
plus grand, le plus puissant, le vainqueur de la lutte pour la vie a
gagné. Le voici donc seul sur la Terre, sans vache, sans arbre, sans
blé. Que mangera-t-il ? Son semblable, sa femme, son fils, Grand-Papa
et Petite Poucette au petit déjeuner ?
J'imagine un roman inspiré par le darwinisme social où la lutte pour la
vie fait rage et où, à la fin d'une ère, une espèce vivante l'emporte.
La voici, à son tour, victorieuse, seule sur la Terre ; comme, tantôt,
l'homme mourut d'avoir gagné, elle risque d'en crever. Alors, avant de
disparaître et, vite, pour se sauvegarder, elle décide de faire profil
bas et se résigne à se glisser désormais vers un rang plus modeste.
Elle apprend surtout à ne plus jamais tenter de l'emporter, elle a su,
à ses dépens, ce qu'il en coûte de gagner. Alors, passé sa résignation,
acte deux, une autre époque s'annonce, une autre bataille fait rage, au
terme de laquelle une autre espèce gagne et tout recommence. À son
tour, de nouveau, elle risque d'en mourir et rentre rapidement dans le
rang. Leçon intégrale enfin : toutes les espèces vivantes, bactéries,
champignons, faune, baleine, flore, séquoias, oui, toutes eurent leur
chance dans cette vive et sinistre galère et, tour à tour, après avoir
gagné, se résignèrent et entrèrent en la forêt commune, en compagnie
des autres, pour la petite guerre de tous les jours et de tous contre
tous, où qui perd gagne, où qui gagne perd, et où, finalement, tout le
monde finit par se reproduire et manger.
Voilà pourquoi toutes redoutent l'homme : chacune sait la vraie loi de
la jungle, celle que je viens d'énoncer, qu'il ne faut surtout pas
gagner, mais l'homme, le dernier, ne la sait toujours pas. Car il n'a
pas encore gagné. Depuis quelques millions d'années, nous y sommes,
c'est le tour de l'homme. Il a lutté, il s'est battu, il a tout
inventé, enfin il va gagner, Demain matin, au jour même de sa victoire,
seul au monde, il sera forcé de se résigner, comme le firent le séquoia
floral, la baleine faunesque, les bactéries, les champignons et les
mousses. Quitter vite le pinacle et revenir au lot commun, s'il veut
survivre. Vite, vite, au risque de mourir.
Petitesse
Ce qui vaut pour les espèces vivantes vaut pour les nations et les gouvemeinents. D'où...
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