Roi de l'émouchette
Autre
antique vantardise : je descends d'un seigneur. Astucieux en diable,
l'un de mes arrière-grands-parents fut couronné par ses pairs
laboureurs roi de l'émouchette. Qui comprend ce terme-là? Sous le joug,
les bœufs ne pouvaient chasser les mouches de leur museau ni avec la
queue ni avec les oreilles, à peine avec la langue, assez longue
cependant pour atteindre les naseaux. Ces pauvres bêtes souffraient
donc de ces méchants insectes qui se multipliaient d'autant sur leurs
yeux et leur gueule qu'aucun obstacle ne suspendait leur vol.
Le
seigneur en question n'inventa pas l'émouchette, tissu largement ajouré
que l'on fixait aux cornes et qui pendait devant le museau, pendant que
le bœuf, tête immobile sous le joug, labourait ou traînait une
charrette : les mouches ne pouvaient traverser les mailles de ce filet
qui n'aveuglait pas la vue bovine. Mais il inventa de les fabriquer à
bas prix — dites « low colt », c'est plus in. Par wagons entiers,
il se procurait les retombées des filatures du Nord et les envoyait par
fer au bagne de l'île de Ré, où les précédait une machine de son
invention qui mécanisait le tissage. Gratuits les restes de ces
manufacturiers, gratuit le travail des forçats. Ces prisonniers,
parfois, s'en donnaient à coeur joie et renvoyaient des tissus
ornementés de dessins fastueux; oui, on voyait des émouchettes
artistiques, de véritables chefs-d’œuvre de goût... Il arrosa donc de
ces carrés ouvrés l'espace de la France rurale. À Montaigu-de-Quercy,
Tarn-et-Garonne, mon ancêtre devint roi. Je m'enorgueillis d'être né
l'un des nombreux descendants légitimes de ce seigneur, non des
mouches, mais des émouchettes. Il fut riche pour le coin, respecté,
salué, recherché, encensé.
Pas
longtemps, hélas, à la déception des héritiers ; car le tracteur
expulsa des champs la vieille araire[1] tirée par les bœufs, coiffés ainsi
de ce loup translucide; et l'on vit, juchés sur leurs engins, les
agriculteurs se promener, sans plus de fatigue, le long des sillons, à
l'abri dans leur cabine, écoutant de la musique. Ruinés, mon frère et
moi gambadâmes, notre enfance durant, sur des montagnes d'émouchettes
inutiles, invendues, accumulées dans la maison mère du prince déchu.
Quelle
ne fut pas ma surprise, plus tard, de voir les Australiens fixer un
voile transparent à la lisière de leur casquette ou aux bords de leur
chapeau pour protéger leur visage de mouches envahissantes et cruelles.
Michel SERRES- « C’était mieux avant » -2018.
Notes de la Rédaction.
[1] Araire, nom masculin, le lecteur rectifira à la lecture, Michel n'en saura rien...