Le Dos Paysan
Avant
donc, la charrue avançait derrière une paire de bœufs : d’une main, il
fallait peser sur le mancheron et guider droit le soc le long du
sillon, de l'autre, guider le couple bovin et le piquer au cul de
l'aiguillon. Il fallait ramasser les patates à genoux dans le même
sillon. Nous chantions de cueillir pêches et prunes, à l'automne, en
haut des branches, redressés, comme soulagés. Depuis le néolithique,
mes ancêtres souffrirent du dos, comme mes pères, mères et moi. La
terre est basse, plus basse que les pieds, il faut se plier, se
courber, se casser pour la travailler. Avant donc, les champs
pullulaient de paysannes et de paysans, prosternés, comme s'ils
faisaient leur prière à la déesse Terre. L'Angélus de Millet, peintre
du dimanche et de la ville, les montra debout aux citadins ; juste le
temps de réciter trois .Ave Maria. Le reste du jour, le dos cassé,
leurs reins criaient.
Ô Victoire, ils se sont relevés !
Depuis
mon enfance, je n'ai plus mal au dos. Sauf quand je reste longtemps
devant l'ordinateur, en compagnie de Petite Poucette. Mais ce mal doux
des signes ne peut se comparer au vieux mal dur, provoqué dans le corps
par nos boulbènes battantes et le mancheron du labour. Avant on suait,
on revenait le soir à la maison, éreinté. Aujourd'hui, le jogging, le
stretching et autres supplices anglomanes suppléent l'absence d'effort.
Mais le mal au dos, c'était beaucoup mieux.
Le temps
de travail ne cessant de diminuer, les cols blancs remplacent
maintenant les col-bleu d'avant. Mais les paysans, qui les remplacera?
Ils comptaient pour plus de la moitié de la population, au moment où
naquit Grand-Papa Ronchon, Petite Poucette n'en compte, autour d'elle,
depuis sa naissance, que 3,6 %. Vit-elle vache vêler, entendit-elle
naître couvée? Huma-t-elle du fumier l'odeur délicate? Connaît-elle
encore les pères nourriciers de l'humanité?
Michel Serres- « C’était mieux avant »- 2018.