On
ne s'est jamais tant occupé des intellectuels que depuis qu'on les dit
sur leur déclin. En témoigne le formidable pavé (1326 pages, 2 volumes
chez Gallimard) que leur consacre François Dosse pour la seule deuxième
moitié du Me siècle (1944¬1988). On échappe ainsi aux horreurs de
l'Occupation et aux langueurs du temps présent. Dans ce cas, faut-il,
comme le fait l'auteur, parler de « saga » ? Non, en termes
chronologiques, car la saga remonte d'ordinaire aux origines de la
famille. Oui, si l'on signifie par là quelque chose qui évoque
l'histoire des Atrides, avec leurs secrets, leurs haines recuites, les
crimes vite étouffés, les cadavres dans l'armoire.
Je
dois dire que je ne me suis pas ennuyé une seconde dans un livre au
long cours, solidement documenté, malgré une ou deux inexactitudes, où
les positions de chacun sont analysées avec beaucoup de rigueur et
d'honnêteté. Il ne manque ici pas un phonème pour les linguistes, pas
un miroir pour les psychanalystes, pas une pétition pour les militants,
pas une visite triomphale du couple Sartre-Beauvoir dans le pays qui, à
un moment donné, Russie, Chine, Cuba, a tenu lieu de pèlerinage. Aucune
non plus de ces affaires désignées par le nom du personnage principal,
qu'il s'appelle Henri Martin, Lyssenko ou Soljenitsyne. Comme il est
naturel, la place des revues, Esprit, Les Temps modernes, La Nouvelle
Critique, Arguments, Le Débat, Commentaire, et bien d'autres encore,
est centrale : pas de vie intellectuelle digne de ce nom sans cette
médiatrice essentielle qu'est la revue. Seule lacune grave : elle
concerne le rapport de l'intellectuel et du politique au social. C'est
ainsi que le nom de Reconstruction, organe de la minorité de la CFTC,
devenue grâce à elle CFDT, qui a fait plus pour changer l'univers
mental et social que toutes les revues que l'on vient de citer, n'est
même pas mentionné. Mais qu'importe, nous avons là un monument qui
désormais va servir de référence à quiconque voudra s'informer sur
l'atmosphère intellectuelle de notre après-guerre, jusqu'à la chute du
communisme en 1989. Une date, qui comme 1492 ou 1789, est appelée à
scander l'histoire du monde. Mais je m'arrête ici, n'ayant pas
l'intention de proposer un compte rendu détaillé de ce livre imposant
qui sera cette semaine en librairie.
Je veux
seulement, s'agissant du statut et de l'histoire des intellectuels
présenter librement les réflexions que m’a inspirées sa lecture.
Pas un savant mais un politique
L'intellectuel
est un homme qui transpose dans le champ de la politique un savoir, une
recherche, une œuvre, mais aussi souvent une notoriété qui
appartiennent à d'autres domaines, tels la science, l'art,
l'information. Tous les savants, tous les artistes ne sont pas des
intellectuels. Et tous les intellectuels ne sont pas, hélas, des
savants ou des artistes...
Nul mieux
qu'Alexis de Tocqueville n'a décrit la naissance du phénomène dans un
chapitre célèbre de L'Ancien Régime et la Révolution, que son titre
décrit à lui seul : « Comment, vers le milieu du XVIe siècle, les
hommes de lettres devinrent les principaux hommes politiques de leur
temps, et des effets qui en résultèrent. On ne s'est jamais tant occupé
des intellectuels que depuis qu'on les dit sur leur déclin. En témoigne
le formidable pavé (1326 pages, 2 volumes chez Gallimard) que leur
consacre François Dosse pour la seule deuxième moitié du XXe siècle
(1944¬1988). On échappe ainsi aux horreurs de l'Occupation et aux
langueurs du temps présent. Dans ce cas, faut-il, comme le fait
l'auteur, parler de « saga » ? Non, en termes chronologiques, car la
saga remonte d'ordinaire aux origines de la famille. Oui, si l'on
signifie par là quelque chose qui évoque l'histoire des Atrides, avec
leurs secrets, leurs haines recuites, les crimes vite étouffés, les
cadavres dans l'armoire.
Je dois dire que
je ne me suis pas ennuyé une seconde dans un livre au long cours,
solidement documenté, malgré une ou deux inexactitudes, où les
positions de chacun sont analysées avec beaucoup de rigueur et
d'honnêteté. Il ne manque ici pas un phonème pour les linguistes, pas
un miroir pour les psychanalystes, pas une pétition pour les militants,
pas une visite triomphale du couple Sartre-Beauvoir dans le pays qui, à
un moment donné, Russie, Chine, Cuba, a tenu lieu de pèlerinage. Aucune
non plus de ces affaires désignées par le nom du personnage principal,
qu'il s'appelle Henri Martin, Lyssenko ou Soljenitsyne. Comme il est
naturel, la place des revues, Esprit, Les Temps modernes, La Nouvelle
Critique, Arguments, Le Débat, Commentaire, et bien d'autres encore,
est centrale : pas de vie intellectuelle digne de ce nom sans cette
médiatrice essentielle qu'est la revue. Seule lacune grave : elle
concerne le rapport de l'intellectuel et du politique au social. C'est
ainsi que le nom de Reconstruction, organe de la minorité de la CFTC,
devenue grâce à elle CFDT, qui a fait plus pour changer l'univers
mental et social que toutes les revues que l'on vient de citer, n'est
même pas mentionné. Mais qu'importe, nous avons là un monument qui
désormais va servir de référence à quiconque voudra s'informer sur
l'atmosphère intellectuelle de notre après-guerre, jusqu'à la chute du
communisme en 1989. Une date, qui comme 1492 ou 1789, est appelée à
scander l'histoire du monde. Mais je m'arrête ici, n'ayant pas
l'intention de proposer un compte rendu détaillé de ce livre imposant
qui sera cette semaine en librairie. Je veux seulement, s'agissant du
statut et de l'histoire des intellectuels, présenter librement les
réflexions que m'a inspirées sa lecture.
D’abord parce qu'un certain nombre de pays, à commencer par les
États-Unis, ont eu la sagesse d'intégrer des intellectuels à la machine
politique et les rendre ainsi partie prenante du pouvoir réel.
Récemment encore, ils ont fait d'Henry Kissinger, au départ un pur
universitaire, un des hommes les plus puissants du monde comme
secrétaire d'État, tandis que son homologue français, Raymond Aron, a
dû se contenter d'être, à l'écart des affaires, l'un des principaux
penseurs politiques de son temps cela que la centralisation à Ajoutons
à la française ne se limite pas à la politique et à l'administration.
Elle a son répondant en littérature. C'est à Paris que résident les
principales maisons d'édition, les journaux et périodiques que l'on
qualifie de nationaux, les principales institutions culturelles. Ne
sommes-nous pas le pays qui a fait de la culture un portefeuille
ministériel à part entière ?
De
Gaulle, en digne héritier de la monarchie française, avait compris cela
mieux que personne. D'où la place réservée à Malraux. En tant que
«protecteur de l'Académie française » (tout un programme) n'avait-il
pas, nous raconte François Dosse, envisagé pour celle-ci à la
Libération une fournée patriotique qui eût fait entrer d'un coup sous
la Coupole André Gide, Paul Claudel, Jacques Maritain, Georges
Bernanos, André Malraux, Paul Éluard, Roger Martin du Gard, Jules
Romains, Louis Aragon, Jean Schlumberger, Wladimir d'Ormesson,
Léon-Paul Fargue, Tristan Bernard, Julien Benda ? On renâcla Quai Conti.
Quelle occasion manquée !
Jacques Julliard. Le Figaro.