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Ernest
Renan(1823-1892)
Né
à Tréguier en Bretagne en 1823, destiné à la cléricature,
Renan renonce au sacerdoce mais se passionne pour la
recherche sur les origines des langues et des religions. Le
succès de sa Vie de Jésus est énorme et durable.
Écrivain talentueux et infatigable des Origines du
christianisme et de l'Histoire du peuple d'Israël, il
devient membre de l'Institut, professeur au Collège de
France, académicien. Il meurt dans sa soixante-dixième année
après avoir publié un écrit de jeunesse, L'Avenir de
la science.
Renan
déconcerte admirateurs et adversaires. Dilettante épicurien
? Rationaliste mystique? Pourfendeur des dogmes? Sceptique
frivole? Antidémocrate élitiste et républicain de raison,
il devient l'enfant chéri de la République laïque. Archéologue
et philologue, philosophe et dramaturge, conteur et artiste,
Renan s'est pourtant distingué dans l'approche critique
de l'histoire religieuse. Si Claude Bernard est le créateur
de la méthode scientifique de la médecine, Marcellin
Berthelot, celui de la recherche en chimie organique, Renan,
quant à lui, est à coup sûr celui de l'histoire des
religions, à l'égard desquelles il a professé le plus
grand respect: il voyait en elles « l'expression la plus
pure de la nature humaine »…
Voici
un texte de Renan dans lequel il porte un jugement sur
« ses vieux prêtres bretons »…sa
nostalgie de la Bretagne…son attachement filial à sa mère…
Passage d'une religion à l'autre
« Oui,
un lama bouddhiste ou un fakir musulman, transporté en un
clin d'œil d'Asie en plein boulevard, serait moins surpris
que je ne le fus en tombant subitement dans un milieu
aussi différent de celui de mes vieux prêtres de Bretagne,
têtes vénérables, totalement devenues de bois ou de
granit, sortes de colosses osiriens
semblables à ceux que je devais admirer plus tard en Égypte,
se développant en longues allées, grandioses en leur béatitude.
Ma venue à Paris fut le passage d'une religion à une
autre. Mon christianisme de Bretagne ne ressemblait pas plus
à celui que je trouvais ici qu'une vieille toile, dure
comme une planche, ne ressemble à de la percale. Ce n'était
pas la même religion. Mes vieux prêtres, dans leur lourde
chape romane, m'apparaissaient comme des mages, ayant les
paroles de l'éternité; maintenant, ce qu'on me présentait,
c'était une religion d'indienne et de calicot, une piété
musquée, enrubannée, une dévotion de petites bougies et
de petits pots de fleurs, une théologie de demoiselles,
sans solidité, d'un style indéfinissable, composite
comme le frontispice polychrome d'un livre d'Heures de chez
Lebel.
Ce fut la crise la plus grave de ma vie. Le Breton jeune est
difficilement transplantable. La vive répulsion morale
que j'éprouvais, compliquée d'un changement total dans
le régime et les habitudes, me donna le plus terrible accès
de nostalgie. L'internat me tuait. Les souvenirs de la vie
libre et heureuse que j'avais jusque-là menée avec ma mère
me perçaient le cœur.
Je n'étais pas le seul à souffrir. M. Dupanloup
n'avait pas calculé toutes les conséquences de ce qu'il
faisait. Sa manière d'agir, impérieuse à la façon d'un général
d'armée, ne tenait pas compte des morts et des malades
parmi ses jeunes recrues. Nous nous communiquions nos
tristesses. Mon meilleur ami, un jeune homme de Coutances,
je crois, transporté comme moi, excellent cœur, s'isola,
ne voulut rien voir, mourut. Les Savoisiens se montraient
bien moins acclimatables encore. Un d'eux, plus âgé que
moi, m'avouait que, chaque soir, il mesurait la hauteur du
dortoir du troisième étage au-dessus du pavé de la rue
Saint Victor. Je tombai malade; selon toutes les
apparences, j'étais perdu. Le Breton qui est au fond de moi
s'égarait en des mélancolies infinies. Le dernier Angélus
du soir que j'avais entendu rouler sur nos chères collines
et le dernier soleil que j'avais vu se coucher sur ces
tranquilles campagnes me revenaient en mémoire comme des flèches
aiguës.
Selon les règles
ordinaires, j'aurais dû mourir; j'aurais peut-être mieux
fait. Deux amis que j'emmenai avec moi de Bretagne, l'année
suivante, donnèrent cette grande marque de fidélité: ils
ne purent s'habituer à ce monde nouveau et repartirent.
Je songe quelquefois qu'en moi le Breton mourut; le
Gascon, hélas! eut des raisons suffisantes de vivre. Ce
dernier s'aperçut même que ce monde nouveau était fort
curieux et valait la peine qu'on s'y attachât.
Au fond, celui que me sauva fut celui qui m'avait mis à cette
cruelle épreuve. Je dois deux choses à M. Dupanloup: de
m'avoir fait venir à Paris et de m'avoir empêché de
mourir en y arrivant. La vie sortait de lui; il m'entraîna.
Naturellement, il s'occupa d'abord peu de moi. L'homme le
plus à la mode du clergé parisien, ayant une maison de
deux cents élèves à diriger ou plutôt à fonder, ne
pouvait avoir le
souci personnel de l'enfant le plus obscur. Une circonstance singulière
fut un lien entre nous. Le fond de ma blessure était le
souvenir trop vivant de ma mère. Ayant toujours vécu seul
auprès d'elle, je ne pouvais me détacher des images de la
vie si douce que j'avais goûtée pendant des années.
J'avais été heureux, j'avais été pauvre avec elle. Mille
détails de cette pauvreté même, rendus plus touchants par
l'absence, me creusaient le cœur. Pendant la nuit, je ne
pensais qu'à elle; je ne pouvais prendre aucun sommeil. Ma
seule consolation était de lui écrire des lettres pleines
d'un sentiment tendre et tout humides de regrets. Nos
lettres, selon l'usage des maisons religieuses, étaient
lues par un des directeurs. Celui qui était chargé de ce
soin fut frappé de l'accent d'amour profond qui était dans
ces pages d'enfant. Il communiqua une de mes lettres à M.
Dupanloup, qui en fut tout à fait étonné.
Sources.
Renan par Charles Chauvin, « Biographies »-
Éditions Desclée de Brouwer ;
Joseph Lohou(juillet 2010)