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SAINT NICODÈME
Zant Nigouden !... Saint Nicodème du bout de l'Argoat, du bout du
monde, porte un nom bien connu des Bretons. Naïvement il y a trente-six
ans je m'imaginai que la superbe photographie de l'église de Saint
Nicodème que j'avais affichée dans ma salle d'attente, après l'avoir
découpée dans une revue médicale, concernait la modeste commune ainsi
nommée du canton de Callac où je venais de m'installer. Mais un jour un
autochtone me confia que le clocher de Saint Nicodème (22) était bien
moins pimpant et élancé. J'avais annexé le célèbre Saint Nicodème du
Morbihan, dont le Pardon des Chevaux fut jadis si fréquenté ! Mea
culpa, et croyez bien à mes regrets, car le clocher du pays des Moutons
Blancs n'eût pas déparé la petite église des crêtes caprines de l'Arrée.
Ceci dit je n'ai jamais
entendu un habitant de Saint Nicodème déplorer les dimensions réduites
de son clocher. De toute façon il n'y monte pas souvent. Et il lui
indiffère que l'étranger n'en aperçoive pas de très loin la flèche,
comme à Bulat ou Bourbriac. Le sannicodémois ne se plaint jamais de
rien. Il travaille... Tout le jour. Puis il recommence le lendemain,
aucun évènement nocturne ne l'en ayant dissuadé. Ce comportement n'est
sans doute guère original, mais l'homme de Saint Nicodème est ainsi
programmé. Sa qualité dominante est l'opiniâtreté, à laquelle il est
prédisposé par une insensibilité quasi granitique aux éléments, aux
abattements sociaux, aux défaillances physiques.
Comme l'homme d'Aran
il continue. Seule la mort l'arrêtera. Encore n'est-ce pas certain. Je
l'ai si souvent aperçu dans son champ, ce paysan de Saint Nicodème, si
souvent croisé sur la route, menant son troupeau ou son tracteur,
immuable, imperturbable, impénétrable, invulnérable, que je suis
persuadé que même après sa disparition corporelle il demeure présent.
Il ne peut s'interdire de revenir bricoler autour de son exploitation.
Il aime ça. Il ne sait pas faire autre chose. Depuis son enfance il
poursuit une conversation laconique, mais ininterrompue, avec les
mottes brunes de la glèbe, les arbres, les rochers, les tourillons de
carex des marais de Nonnénou ou Pont Minez, souvent fleuris, comme
l'Irlande, de linaigrettes, mais aussi d'orchidées, de grassettes et de
droséras insectivores.
Certains rochers sur le cours de la rivière du
Corong sont garnis de tapis d'une petite fougère originale, qu'on
trouve également à Toul Goulic : l'hymenophyllium de Tonbridge.
L'ensemble a fini par faire corps avec l'homme du pays, à défaut de lui
appartenir. Car nous sommes ici dans le fief des Convenant, terres
autrefois louées au signataire d'un bail à domaine congéable. Le
foncier était propriétaire du sol. Au tenancier ou domanier
appartenaient les superficies, c'est-à-dire les bâtiments et le bois
qui pousse au-dessus des talus. Le tenancier ne pouvait "déguerpir"
qu'en abandonnant ses superficies au propriétaire terrien. Saint
Nicodème a compté au moins sept lieux-dits au nom commençant non par
Ker mais par Convenant : Borgne, Blet, Vouden, Toussec, Chouarec'h,
Tannou, Ty Glaz... Saint Servais, de même, en compte sept.
Les paysans étaient si
habitués à cette forme d'exploitation - le mot est juste - qu'ils
semblent s'être abstenus de manifester lors de la Révolte des Bonnets
Rouges et de la Chouannerie. En 1800 toutefois, au village du
Croissant, des Chouans venus de l'extérieur kidnappèrent les
percepteurs de Rostrenen ainsi que les fonds qu'ils transportaient. Ces
pratiques n'ont plus cours.
Saint Nicodème possède deux
monuments. Le plus récent est un autocar du style de la Belle Époque,
venu de Landévennec, peut-être porteur d'un message de Saint Guénolé,
fondateur de la célèbre abbaye, car il a longtemps abrité l'émetteur de
Radio Kreiz Brie, dont il supporte toujours l'antenne. RKB, radio
libre, émettant sur 99,2 Mhz à partir d'une maison voisine, est devenue
le porte-parole des populations isolées de l'Argoat qui participent
avec enthousiasme à ses jeux et enquêtes bilingues. Un permanent (Hervé
Le Bec), des TUCS, des bénévoles animent cette Radio qui émet désormais
dix heures par jour. La contrée est un haut fief de la culture
bretonne. Trois natifs de Saint Nicodème, les frères Morvan,
connaissent le succès dans les festou-noz avec des chants fort divers,
parfois œcuméniques, tel celui où ils évoquent "Apollon, Mercurius,
Vénus ha Jupiter", personnages mythiques nés, me semble-t-il, ailleurs
qu'en Argoat.
Le second monument de Saint
Nicodème, plus ancien, s'élève à quelques dizaines de mètres du car de
RKB : c'est la petite église des 16ème-17ème siècles, entourée d'un
minuscule enclos qui comporte une haute et belle croix du style de
celle de Bodinel en Lanrivain. Quatre anges veillent sur le Christ ou
recueillent son sang. Le pignon de l'église porte une vouivre
menaçante, mais qui tourne heureusement le dos à la station de radio.
La nef abrite une Piéta, une Sainte Trinité, un Christ en croix vêtu
d'un pagne rouge, un Saint Derrien[**] de pierre provenant de la chapelle
détruite du village de ce nom. Le Saint patron de la paroisse,
Nicodème, est représenté juvénile, barbu, frisé et enturbanné, alors
qu'il est très vieux sur le vitrail qui évoque sa rencontre avec le
Christ. Le lutrin comporte une tête d'enfant affligé, semble-t-il,
d'une paralysie faciale, car sa bouche "va de travers". Personne n'a pu
m'expliquer l'origine de l'affection.
A Saint Nicodème qui a compté 730 habitants en 1921 contre à
peine deux cents de nos jours, nombre de vieilles demeures de
lourdes pierres sont à vendre. Les acquéreurs, à l'exemple du
dessinateur Alain Goutal, sont assurés de trouver dans ces villages
pétrifiés l'air pur, le silence et la sérénité, propices à
l'inspiration.
Dr Edmond Rébillé. "L'Argoat secret autour de Guingamp" - 2/1989- Imp. Henry- Pédernec(22).
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Note de la rédaction.
[**]La
Chapelle de Saint Derrien, se trouvait au village du même nom, situé
sur la départementale D31, qui va de Bulat-Pestivien à Rostrenen, à 500
m. sur la gauche, après avoir traversé le croisement de la Croix-Tasset