Avant,
nous faisions la lessive deux fois l'an, au printemps et à l'automne ;
en langue d'oc, la mienne, cette cérémonie s’appelait « hugada «
.Les chemises de jour, les mouchoirs, les draps et les nappes, bref, le
linge dit blanc, les femmes les lavaient avec les cendres, accumulées
l'hiver dans la cuisinière et la cheminée, ou l'été dans les champs où
l'on brûlait le chaume; ces cendres, paraît-il, contenaient de la
potasse. La périodicité de cette grand-messe semestrielle signifiait
que nous ne changions les draps de nos lits que deux fois l'an, ainsi
que nos chemises sur le dos, et nos mouchoirs dans les poches.
Exigeante et ravie, ma grand-mère désirait que, de ce tas
isabelle[1], je veux dire immonde, sortît de la lessiveuse, en fin de
bouillon, une coulée carde. Elle parlait latin, comme tout le monde,
et, par ce mot d'oc, voulait dire : candidement blanche.
Je ne me souviens pas que le coiffeur changeât la serviette qui
couvrait nos épaules pendant la tonte, à chaque client. Il secouait
bravement le linge, vite gris, pour en faire tomber sur le sol les
cheveux du précédent, que nous piétinions sans y trouver malice et
criait: au suivant !
Qui, soir et matin, se brossait les dents ? La plupart des hôtels ne
disposaient ni d'eau courante ni de douche ; un broc à eau, pour les
ablutions, et un pot de chambre, dans la table de nuit, voilà tout On
vidait ce dernier dans le seau et le seau dans la toupine qui passait
le matin dans les rues. Dans les lieux d'aisance, la chasse d'eau fut
inventée, à Londres, en fin de Nixe siècle et ne se généralisa que
cinquante ans plus tard.
Avant, on pissait où l'on pouvait, on chiait partout, un peu comme en
Inde aujourd'hui se pratique l'open défécation. Les chroniqueurs
racontent même qu'au château de Versailles, au Grand Siècle, on ouvrait
rarement une porte sans étaler en éventail de fétides traînées
courtisanes. Les plaies infectées, les paysans de mon pays les
soignaient avec de la raclure d'évier ; ces moisissures contenaient,
paraît-il, du penicillium.
En 1897, déjà, un médecin français nommé Duchesne avait écrit une thèse
sur l'antagonisme du microbe et du moisi. Bien sûr, nos ruraux
l'avaient aussi peu lue que les professeurs de faculté mais,
inversement, le docteur en question ne faisait que décrire les mœurs
étranges de ces braves gens.
Chimique et théorique depuis Pasteur, dès le XIXe siècle, ou, avant
lui, depuis Semmelweis, l'hygiène ne devint une pratique généralisée
que longtemps après 1950. En ces dates de mon enfance, le magazine Bile
se lança non sans fracas en recommandant aux femmes de changer de
culotte tous les matins. Chacun en riait sous cape, la plupart se
scandalisaient, le reste trouvant impossible une telle exigence.
Cependant, la renommée de cette revue vint de cet appel, qui inversa
pour toujours le mot fameux de Bonaparte à Joséphine: «Je reviens de
campagne, ne vous l’avez plus !» Et plût aux dieux qu'il y eût, en ces
mêmes moments, une feuille semblable pour les mâles puants, et criait:
au suivant!
Avant, on pissait où l'on pouvait, on chiait partout, un peu comme en
Inde aujourd'hui se pratique « l'open défécation ». Les chroniqueurs
racontent même qu'au château de Versailles, au Grand Siècle, on ouvrait
rarement une porte sans étaler en éventail de fétides traînées
courtisanes. Les plaies infectées, les paysans de mon pays les
soignaient avec de la raclure d'évier ; ces moisissures contenaient,
paraît-il, du penicillium.
En 1897, déjà, un médecin français nommé Duchesne avait écrit une
thèse sur l'antagonisme du microbe et du moisi. Bien sûr, nos ruraux
l'avaient aussi peu lue que les professeurs de faculté mais,
inversement, le docteur en question ne faisait que décrire les mœurs
étranges de ces braves gens.
Les statistiques disent que l'espérance de vie s'accrut grâce surtout à
cette propagation civile et soudaine de l'hygiène. Avant, nous vivions
sous le règne d'Isabelle[1]
Femmes
Avant, les obstétriciens ne se lavant pas les mains, les mères
mouraient en couches de fièvre puerpérale. Leur mortalité plus celle
des nouveau-nés disparurent ou presque au long de ma longue vie.
Mineures légales, les survivantes du désastre natal n'avaient pas le
droit de vote, pas de carnet de chèques à la banque, devaient se
couvrir la tête en entrant dans les églises et demander l'autorisation
maritale pour toutes sortes de démarches.
De rares héroïnes faisaient des études supérieures ou manifestaient
pour des droits que les mâles jugeaient indécents. Devenue veuve, Marie
Curie, si géniale en physique et chimie qu'elle mérita deux prix Nobel,
dut endurer un douloureux calvaire parce que tels et tels journaux
l'accusèrent d'aimer un amant ; je ne me souviens pas que l'on ait visé
le mâle ; nos mémoires de machistes oublient cette injuste douleur. Je
n'ai pas souvenance qu'Édith Cresson, promue plus tard Première
ministre, ait été mieux traitée par les journaux français. Nos livres
d'histoire publient encore ce mensonge que notre pays, inconscient sur
ce point, jouissait depuis plus d'un siècle du suffrage universel;
universel masculin, s'entend.
Avant, c'était mieux pour nos compagnes. Qui se levaient à l'aube pour
mettre le bois ou le charbon dans la cuisinière ; une bonne heure avant
que chauffe l'eau du café ; il fallait tuer la poule, la plumer, la
vider avant de-là rôtir ; la préparation des repas, la vaisselle,
l'entretien du garde-manger, le nettoyage des dalles à grande eau,
entre deux tétées du dernier né, plus les maladies infantiles de ses
frères et sœurs…Comment achever la liste des occupations qui écrasaient
la mère et les filles à l’intérieur de la maison ? …
Michel SERRES- « c’était mieux avant ! »
Un coup de gueules plein de malice !
Notes de la rédaction.
[1]Isabelle, Du prénom esp. Isabel, peut-être en raison d'une anecdote
qui attribue à Isabelle la Catholique le vœu, lors du siège de Grenade
en 1491, de ne pas changer de chemise avant la prise de la ville…