Jean-Christophe CASSARD
LES PREMIERS IMMIGRÉS
Heurs et malheurs de quelques Bretons
dans le Paris de Saint Louis,
L'un
des plus anciens textes du théâtre français met en scène un groupe de
Bretons immigrés de fraîche date dans le Paris de Louis IX. Le
Privilège aux Bretons, jadis édité par Edmond Faral (1), sur lequel M.
Chédeville a déjà attiré l'attention (2), n'est certes pas d'une grande
valeur littéraire — mais le public populaire dé l'époque, avide de
plai¬santeries faciles et de situations cocasses n'en demandait pas
tant, et il faut bien convenir que le burlesque de certaines séquences
garde de son efficace aujourd'hui encore. Œuvre anonyme, conçue autant
pour être mimée que déclamée, le Privilège ouvre quelques horizons sur
le monde des marginaux parisiens au XIII' siècle ou, plus exactement,
sur les représentations que pouvait s'en faire le public des petites
gens de la rue et de l'échope vivant sur les franges de la stabilité
profession¬nelle et de la reconnaissance sociale. Pour qui entend
mettre à jour les nuances, souvent infimes et presque imperceptibles,
qui stratifient entre elles les couches populaires urbaines, ce texte
n'est pas sans intérêt d'autant que s'y combine une autre dimension,
souvent occultée par les historiens modernes, que l'on peut appeler
ethnique : en effet le refoulement dans une marginalité méprisée et
moquée n'apparaît pas seulement comme le produit de la pauvreté
matérielle ou de l'indignité professionnelle, il trouve ici d'abord son
fondement dans le constat évident d'une différence multiforme
(linguistique, familiale, rela¬tionnelle, culturelle en un mot)
imputable à une origine géographique elle aussi marginale dans
l'ensemble français.
Parce
qu'ils vivent renfermés sur eux-mêmes et communiquent dans une langue
incompréhensible, les Bretons bretonnants forment un groupe opaque aux
yeux des autres Parisiens ; mal connus bien que familiers, quelque peu
inquiétants bien qu'on les sache inoffensifs en fait, ces Bretons sont
marqués en bloc du sceau indélébile d'une civili¬sation rustique,
attardée, imprévisible dans un univers d'urbanité. Cette
représentation négative, voire infamante, débouche sur une image
stéréo-typée du Breton, sur un ethnotype du Breton : doublement
comiques pour leurs contemporains, Parisiens de vieille (?) souche,
comme mar¬ginaux sociaux et ethniques, ces Bretons bretonnants peuvent
ainsi introduire à une histoire qu'il reste très largement à tracer,
celle du refus de la différence culturelle (et raciale), et d'abord
parmi les couches les plus défavorisées, au sein desquelles ce refus
fonctionne comme un élément compensateur de leurs propres frustrations
dans un monde par essence inégalitaire.
Malheureusement
le texte du Privilège aux Bretons nous est parvenu incomplet et il
n'est pas évident que les deux segments qui en sub¬sistent puissent se
combiner exactement, le second en particulier étant de loin le plus
incohérent. Essayons de résumer le propos.
Yvon,
Breton de Paris, vient se plaindre auprès du roi des violences
policières subies et réclamer justice : en effet, alors qu'il coupait
du genêt dans la forêt pour en faire des balais, il a été découvert par
le garde qui l'a roué de coups, ainsi que son cousin, et ce au mépris
de l'antique Privilège aux Bretons qui leur réservait l'usage exclusif
des genêts du bois. Aussitôt le roi s'enquiert s'il existe des témoins,
garants de ce Privilège qu'aurait accordé son père aux seuls Bretons :
plus de quarante, répond Yvon, et de se mettre à les citer tous tout en
tirant de son habit le parchemin authentique. Le roi se fait lire la
teneur de cette lettre et sa mère se souvient alors du Privilège jadis
accordé par son époux : les Bretons, dit-elle, ont bel et bien reçu le
monopole de la coupe du genêt dans les forêts du royaume. Il ne reste
plus à son fils qu'à confirmer solennellement ce que déjà son père le
roi Philippe avait octroyé libéralement.
Grande
nouvelle chez les Bretons ! La communauté tout entière se rassemble
pour fêter joyeusement sa double victoire car le Pape vient aussi de
leur accorder le monopole de la cure des fosses d'aisance. On en pleure
de joie... Le privilège est laissé à la garde de Dom Morice, lequel
recevra à l'avenir un balai neuf comme gratification annuelle. Mais
aussitôt certains se dressent contre cette libéralité, sans raison
claire ni valable, et protestent de la voix et du geste. Des horions
commencent à être échangés, la scène se transforme en pugilat, les
armes blanches dessinent de menaçants moulinets. Dom Morice
s'inter¬pose : il se dit prêt à aller voir le Pape à Rotrie et à
obtenir de lui une confirmation pontificale du Privilège. Aussitôt dit,
aussitôt fait : au Saint Père il rappelle d'abord ses origines
bretonnes de par sa mère, parente de Morgane la fée : le Pape en rit
tellement qu'il accorde tout ce qu'on espérait de lui, « de balais fer,
de curer fos / et coper au bois la genès » : il y ajoute même un autre
privilège, celui de manger en tout temps lait et fromage.
De ce fatras
d'historiettes invraisemblables, il est possible d'extraire plusieurs
séries d'indices concordants sur les conditions de vie réelles87
de ces marginaux parisiens, sur leur sociabilité communautaire et enfin
sur l'image collective que se bâtissait des Bretons bretonnants le
public parisien dans la sphère de l'imaginaire et des préjugés.
Bretonnitude et marginalisation prolétaire
Le fait même de l'émigration bretonne jusqu'au coeur du royaume de
France est ancien, mais dans le courant du XIIIe siècle il change,
par¬tiellement, de nature (3) : jusque-là en effet l'essentiel des
Bretons qui s'établissaient à Paris étaient originaires de
Haute-Bretagne ou Bretagne gallo. Parlant un dialecte roman proche de
ceux de la France de l'ouest, leur intégration était plus aisée dans
une capitale, gigantesque pour l'époque, véritable melting-pot de
peuples et de parlers divers mais tous romans.
L'arrivée des. Bretons bretonnants bouleverse donc les données du
problème : reflet de la croissance démographique d'une province assez
pauvre en ressources agricoles, elle met brutalement en contact deux
mondes qui ne diffèrent pas seulement par la langue mais par des traits
de caractère et de mentalité aussi. Le texte du Privilège aux Bretons
moque ces seuls Bretons de Basse-Bretagne, fraîchement débarqués dans
la grande ville et encore mal policés : ces « Bretons typiques » en un
mot.
Le premier trait qui les caractérise c'est leur commune pauvreté : ils
ne possèdent rien, hormis quelques outils de travail. Pour ramener dans
la cité leurs charges de fagots, ils doivent les porter à dos : « N'i a
point de charest, ni chevaul, n'autre best : / G'i louez ma messiaus
[je lie mon fagot], si porte seur ma teste », ou encore : « Et porter a
son col et genest et fessiaus », vers répété quelques lignes plus bas
sous une forme à peine différente : « Et porter a son col et genest et
feuchier [fougère] ». Une serpe leur suffit à couper ces branches, et
encore est-elle de peu de valeur : quatre sous et demi. Leurs vêtements
ne valent pas mieux et sont usagés : « Messir Guillaum demi la cos [au
milieu de l'affaire] / Jura son chap quand il fu nos [neuf] ». Quant à
leurs lieux d'habitation, on en voit sortir de la rue de Glatignies,
repaire traditionnel. des filles de joie et abri précaire des
maraudeurs, et d'autres « Doivent reperier en longaingne », autrement
dit dans des latrines...
Dans l'histoire intérieure de la ville, les pauvres héros du Privilège
aux Bretons sont appréhendés comme étant des immigrés très récents : «
Je me ving de Bretaigne bien a passé oit [huit] an » déclare Yvon au
roi. Un rapide comptage permet de s'assurer que la communauté est
presque exclusivement masculine : trente noms d'hommes sont cités
contre un ou deux de femmes ! La plupart de ces hommes paraissent vivre
à Paris sans femme ni enfants puisque dans trois cas seulement on
précise le nom de leur père et qu'il ne se trouve qu'une seule famille
représentée conjointement sur trois générations : « Madugant / Et sa
filz dan Guillo, et sa per dan Morant / ...et sa fier [fille] Tronio ».
Un tel taux de masculinité ne saurait surprendre chez des travailleurs
migrants chassés de chez eux par la misère et, en retour, il ne doit
guère faciliter leur intégration dans le milieu d'accueil. Le Breton
est un homme seul dans une ville étrangère, il ne fréquente guère que
la compagnie de ses compatriotes et en paraît d'autant plus suspect à
la société établie.
Les forces de l'ordre sont peut-être les seules personnes à
s'intéresser à lui, hormis ses pratiques d'un jour, et, comme souvent
dans la relation qui s'établit entre la police et l'immigré, ce dernier
a le mauvais rôle. Il est victime de l'arbitraire, de la violence : «
Quant je fu a la bois, et mon buis fu copez / La forestier m'a truef
[trouvé] ; si a tret son asper [tiré son épée], / Et a battu mon test,
l'apaule et le coster, / Si que mes deux semains n'i a jor de santer »,
et même du vol pur et simple : « Encor me toloit il mon sarp, por saint
Dinis, / Qui m'i cota enten IIII. sot et dimis ; / Et Guigan ma cousin
fut batez a divis [à souhait] / Et se li tola on sa cot et son chimis
».
Un tel comporte¬ment d'un sergent seigneurial (même s'il ne s'agissait
que de percevoir une amende légère pour son maître) est tout à fait
plausible et bien dans l'esprit d'un temps où ce sont toujours les plus
pauvres et les plus démunis qui ont finalement tort... Louis IX sut
d'ailleurs tirer de ce ressentiment du peuple à l'encontre des justices
privées un avantage politique non négligeable en disant lui-même le
droit, certain jour de la semaine, sous une forme immédiate et
accessible à tous. C'est à lui qu'Yvon porte sa plainte : connaissant
l'hostilité qui entoure les Bretons, il prend bien soin de se présenter
au roi sous les traits d'un travailleur honnête et désarmé, respectueux
des lois et des règlements : « Je n'alez mi au bois prenez son best
sauvach, / Ni coper sa gros chens [chêne], ni fer autrui domach, / Mes
coper la genès : ce est tout mon usach ». Il ne braconne pas, il n'abat
pas de bois d'oeuvre et se contente de couper les seuls genêts et
autres arbustes inutiles : cette déclaration préliminaire et solennelle
déclenchait sans doute le rire chez le spec¬tateur parisien du XIlle
siècle qui avait une autre vision des choses...
Le travail dans la forêt n'est pas seulement à considérer comme un
gagne-pain : au Moyen Age les boisilleurs sont à la fois méprisés et
craints car on leur tient grief de leur errance au hasard des coupes,
qui les soustrait plus ou moins au contrôle paroissial et
communautaire. Domaine des saints ermites, la forêt est également
retraite pour les voleurs et les marginaux de toutes espèces : par leur
activité principale, les Bretons se situent donc dans une zone d'ombre,
parmi les classes potentiellement dangereuses. Fabricants de balais : «
La prooir [prêtre] San-Giron disoit qu'en son parrois / Il i a bien
sinquant qui fesoit les balois, / Et portoit chascun jor la genès de la
bois », fagotiers,débardeurs, mais aussi terrassiers, comme nous
l'apprennent les docu-ments du temps, les enfants de l'Armorique
celtique sont confinés dans l'exercice des métiers les moins prisés,
les plus mal payés, les plus illicites : « Et fiens porter en la
chivière [et porter les fientes sur la civière], / Breton devant,
Breton derrière », « Que nus ne dois ovrer la fos, / S'il n'est Bretons
». Toutes taches viles et répulsives qui maculent ceux qui doivent en
tirer leurs moyens de subsistance.
Infréquentables à cause de leur pauvreté et de par leur langue, les
Bretons bretonnants sont ainsi perçus comme des sortes d'intouchables,
véritables parias d'une société parisienne qui s'amuse à leur dépens ;
il n'est pas jusqu'à leurs habitudes alimentaires qui ne heurtent la
sensi-bilité culinaire majoritaire puisque, issus d'un pays d'élevage,
ils ne peuvent se résoudre, même établis à demeure dans une région
céréalière, à adopter un régime alimentaire inconnu d'eux car « ...il
mangeront lait et frommag / Et en quaresme et en carnag ».
Derrière les facéties d'un théâtre burlesque émerge la réalité crue
d'hommes déracinés, condamnés à un célibat provisoire ou définitif,
confinés aux besognes les plus ingrates 'et pourtant les plus
indispen-sables, jetés en pâture au public qui se gausse d'eux de bon
coeur. Sauf la couleur de la peau et la religion, voilà bien des traits
qui rappellent la situation objective et la perception collective
courante de l'immigré de la première génération dans nos sociétés... Et
pourtant ce que nous apprennent les études d'histoire sociale ne
contredit en rien ce tableau pessimiste.
Bretonnitude et sociabilité communautaire.
Comment perçoit-on de l'extérieur la vie de groupe des Bretons de Paris
? Le texte du Privilège permet de cerner quelques-uns des traits
spécifiques que l'on prête à cette communauté qui tire sa cohérence de
ses origines ethniques plutôt que de son insertion dans la géographie
urbaine : en effet il n'existe pas, au XIII' siècle, de quartier des
Bretons à Paris. Ils habitent éparpillés de par la grande ville, avec
seulement quelques points de ralliement traditionnels où ils se rendent
« Par la ru Saint Pié (?), saint Tillié (?) », venant de Saint-Giron, «
De la parrois de Saint-Souplis [Saint Sulpice] » ou de la rue de
Glatignies dans l'île de la Cité. Perdus et isolés dans une ville qui
leur est sourdement hostile, les Bretons tentent de s'y recréer un
foyer de convivialité d'abord en se prétendant tous cousins. Sans doute
faut-il penser que, originaires des mêmes paroisses de l'évêché de
Cornouaille (5), les filières d'émigration qui les ont accueillis et
pris en charge compensent, dans une certaine mesure, la perte des
repères familiaux traditionnels.
Le groupe se perçoit comme un (ou plusieurs ?) lignage composé de cousins germains :
« Dans Moris... / Son cousin demant et apel / Devers
Galo, devers Trugel. / Et Daniau, et Morveni, / Et Guiomar, et
Guilgemi, / Juquiau et Hario i fu ». La science généalogique est
cultivée avec entrain : au terme de la récitation de la pseudo-parenté
du Pape, l'auteur du Privilège conclut :
« Ils sont tuit ti cousin gervès ».
Tous cousins à la mode de Bretagne ! L'effet comique ici recherché est
garant du fait que cette prétention générale au cousinage heurte et
surprend un public parisien plus habitué à la famille nucléaire qu'à
une structure élargie au point de comprendre de très lointains parents.
Reminiscence du « clan » celtique, à base d'ailleurs de solidarité
paroissiale plus que familiale ? Ou simplement réaction d'hommes seuls,
tout heureux de rencontrer des « pays » et de se trouver de possibles
ancêtres communs pour raffermir les liens du présent ?
Autre élément de cohésion, englobant et dépassant la notion de lignage,
le Privilège loufoque qui est le bien indivis de tous les Bretons :
« Li rois Phelip de Fran mant a toz sa droitur / Que
il dont aus Bretons, ce dist cest escriptur, / La genès de la bois,
l'usach et le droitur, / Et a toz jors conferm, et voil et asegur [veut
et assure] ». Le vocabulaire employé est remarquable : si au long des
253 vers du Privilège aux Bretons lignage revient trois fois, droitur
apparaît sept fois, privilège quatre fois, héritage et franchise trois
fois. Certes le prétexte même de la farce exagère l'importance de ces
termes juridiques relatifs aux droits acquis ; cependant on peut noter
que le Privilège royal s'applique formellement aux seuls Bretons et que
ceux-ci se montrent intraitables sur le chapitre du respect de ce qui
leur est dû : « Nous n'avons cur de tricheri. / Diex envoit grant honte
et anui / A ses gloutons / qui veulent tolir [ravir] aux Bretons / Leur
droitur et leur garison [leur source de revenu] / De balais fer en la
seson, / Et de fos curer granz et Ions, / Plaines d'ordur ! ». Par
conséquent la communauté bretonne a bien conscience de former une «
nation » distincte des autres groupes eth-niques en résidence dans la
capitale, et, comme les étudiants des facultés, mais sur un mode de
travestissement burlesque, elle s'acharne à défendre son identité
régionale garante de revenus, aussi minimes soient-ils. Parodiant sans
le vouloir les structures universitaires et marchandes, les Bretons se
trouvent projetés au rang de nation étrangère dans la ville ; mais
c'est d'une « nation » de balayeurs et de vidangeurs dont il s'agit :
l'ethnotype du Breton trouve ainsi l'une de ses racinesLa première
marque de bretonnité, c'est la langue-stigmate ou plutôt la déformation
du français par des gosiers bretonnants. L'auteur ano-nyme du Privilège
s'est complu à jouer avec le « baragouin » en multi-pliant les noms qui
font breton : 34 anthroponymes à consonances celtiques ou
pseudo-celtiques, neuf toponymes de villes et de villages plus ou moins
estropiés, un «Saint Lagado de Bretaing » inconnu par ailleurs. Pour
renforcer la couleur locale, il a introduit une interjection bretonne
dans la réplique de l'un des protagonistes de sa farce : « Haio ! haio
! En itrou Maria ! en trou ! » (an Itron Maria : Madame Marie), suivie
d'un mauvais calembour. Tout ce travail sur la langue doit donner
l'illusion à ses auditeurs d'entendre parler des enfants d'Armo-rique
dans leur drôle de sabir : « nous notons que les incorrections de leur
langage tiennent à des particularités à peu près constantes : confusion
de l'e et de l'i ; des toniques -ié et -é, -ier et -er ; apocope de l'e
; confusion, à l'initiale, entre a et e devant consonne ; passage, à la
finale, de g à ch ; point de déclinaison ; fautes de genre ; fautes
d'accord ; fautes de conjugaison ; confusion .de personnes, de temps,
de modes ; abus de l'i pléonastique. Il apparaît, à ces quelques
obser¬vations, que le langage prêté aux Bretons est déformé non pas au
hasard, mais selon des procédés assez bien déterminés et qui répondent,
en gros, aux renseignements qu'on a sur la façon dont les Bretons
parlaient le français » (6). Etre Bretons à Paris au XIIIe siècle,
c'est d'abord et avant tout être incapable de communiquer autrement que
dans un « langach » approximatif, dont les acteurs pouvaient exagérer
encore l'accent et l'incorrection (7).
L'excentricité linguistique transparaît également dans les mauvaises
habitudes de langage : les Bretons sont toujours prompts à jurer, à
propos de tout et de rien. Cinq jurements ponctuent le Privilège, dont
deux par « la boiel et la froissur » [par le boyau et la fressure].
Même leurs prêtres, à l'instar de Dans Trugalet, jurent volontiers, le
chef découvert, la main droite levée. Or on sait que le serment est,
théoriquement, chose sérieuse au Moyen Age et qu'en abuser c'est faire
injure à Dieu et à l'Eglise. Imprudents et impudents, les Bretons se
laissent aller à des excès de langage qui reflètent bien leur
comporte¬ment quotidien, excessif et brutal.
Ils se montrent en effet exagérés en toute chose, passant d'un extrême
à l'autre, instables, imprévisibles. Ils agissent de façon impul¬sive,
sans réfléchir, sans raison apparente : ils se jettent les uns sur les
autres alors qu'un instant auparavant la communauté avait la larme à
l'oeil en contemplant son beau Privilège royal. « Dan Jac si saut a 1.
faucil, / Et Daniel prist 1. greïl [grill], / Si fiert [frappe] Yvon
d'un viez estril [d'une vieille étrille] / Par mi la jo [joue] / Si
qu'il l'abati en l'ailo ; / Et cil s'escri « Haio ! haio ! En itrou
Maria ! en trou ! ». / A l'aïst [aide] i vint dant Tragel, / Moris et
sir, et Daniel, / Et Riolan, et Hernisiau ; / Et Norvenic le fil
Juquiau / Tint 1. aper [épée] que il paumoie ; / Si est saillis en mi
la voie / Toz plains de rag ». Dans la mêlée générale qui s'ensuit, en
pleine rue, les coups et les horions pleuvent sans que personne ne
semble s'inquiéter de connaître le pourquoi de ce combat monstre ni
vers quel camp penche le bon droit. Seul le plaisir de la lutte,
désordonnée et violente, gratuite et vaine, les anime : peu importe
qu'il y ait des blessés, voire des morts puisque l'on se bat à l'arme
blanche...
N'est-ce pas là un comportement de fauves ou de grands enfants mal
élevés, un peu demeurés ? Les rixes devaient être fréquentes parmi ces
prolétaires déracinés, et attirer un cortège de badauds ébahis et ravis
d'un spectacle gratuit auquel ils n'entendaient rien. Comporte¬ment de
sauvages comme le souligne maître Jehan en direction de l'un de ses
opposants : « Tu na sez plus c'un best sauvag » [tu n'en sais pas plus
qu'une bête sauvage]. Venant d'un pays de sauvages, « De Bretaing, sa
terre sauvag », les Bretons le demeurent à Paris, malgré leur
vantar¬dise et leur jactance qui va jusqu'à s'annexer le Pape, lequel
aurait eu parmi ses ancêtres un Breton « Qui fu cousin Morgain la fé.
Baragouineurs impénitents, vantards et grandes-gueules, jureurs sinon
blasphémateurs, primitifs dans leur violence comme dans leurs façons de
vivre et d'habiter, tels nous paraissent être les éléments constitutifs
de l'archétype du Breton. A tous ces vices il conviendrait sans doute
d'ajouter la paresse et l'ivrognerie que d'autres sources médiévales
imputent généreusement aux Bretons. Mais trop c'est trop : nous nous
bornerons décidément au seul Privilège...