Les épigrammes amoureuses de Platon.
Smith
dans son Dictionary of Greek and Latin Biography and Mythology
(1844-1880) rapporte qu’Alexis, poète comique, aurait ridiculisé Platon
dans une pièce de théâtre ayant pour titre Le Parasite. Est-ce le même
homme dont Platon fut épris et à propos duquel il composa l’épigramme
suivante ?
« Eh bien, je n’ai eu qu’à dire d’Alexis « Il est beau »,
Et voilà qu’on le regarde, que de toute part tous les regards se tournent vers lui.
Mon coeur, pourquoi montrer un os à des chiens, et avoir de la peine après ?
N’est-ce pas ainsi que nous avons perdu Phèdre ? »
Lecteur du Banquet, j’avais identifié la beauté humaine à un pâle
reflet de la Beauté. Néanmoins cette beauté corporelle exercait sur les
hommes le même pouvoir d’attraction que si elle avait été la Beauté en
soi. Elle était l’appât que mordait le désir, Diotime l’initiatrice
disant connaître l’art de se servir de cet appeau pour élever l’homme
jusqu’au Désirable Absolu.
Aussi suis-je surpris de découvrir ici une autre image de la beauté.
Elle apparaît aux hommes non plus immédiatement mais par la médiation
de la parole du philosophe. Celui-ci leur révèle la beauté et on le
croit d'autant plus qu’il est lui-même l’objet de tous les regards :
« Néanthe de Cyzique raconte que, lorsque Platon se rendit à Olympie, tous les Grecs se retournèrent sur son passage. »
Mais je n’irai pas jusqu’à penser que cette épigramme illustre la
théorie du désir mimétique soutenue par René Girard. Cela reviendrait à
dire que c’est le désir de Platon qui voit le corps d’Alexis comme beau
et ainsi le rend désirable aux yeux de tous. Un tel subjectivisme me
paraîtrait étrange dans le cadre platonicien.
Non, bien que beau d’une Beauté empruntée, le corps d’Alexis est
réellement beau. C’est cette beauté que Platon découvre et c’est cette
découverte qu’il communique aux autres.
Seulement il n’est pas Diotime. Elle, se faisait fort de pouvoir
défaire l’amant de l’attachement à l’aimé en lui faisant voir un reflet
plus intense de la Beauté dans la multiplicité indéfinie des beaux
corps. Malheureusement Alexis n’est pas celui dont le regard des autres
va vite se détourner pour, cessant de se fixer sur la beauté physique
individuelle, embrasser la beauté physique en général.
Alexis est bien plutôt celui que Platon désigne involontairement à la
meute. J’imagine que les chiens qui la composent sont les amants que
Pausanias dans Le Banquet associe à Aphrodite la Populaire :
« Les gens de cette espèce, en
premier lieu, n’aiment pas moins les femmes que les jeunes garçons ; en
second lieu, ils aiment le corps de ceux qu’ils aiment plus que l’âme ;
enfin, autant qu’ils le peuvent, ils recherchent les garçons les moins
intelligents, car leurs visées vont uniquement à l’accomplissement de
l’acte, mais ils ne s’inquiètent pas que ce soit ou non de belle façon.
»
Tel un os dévoré par le chien, l’aimé est
détruit par la possession de l’amant. Alors, s’adressant à son coeur,
Platon souffre peut-être de n’avoir pu honorer Alexis à la façon
d’Aphrodite la Céleste. En échange de son corps Alexis aurait reçu de
l’amant de quoi devenir un homme à son tour. Pausanias fait clairement
dans Le Banquet la théorie de cet amour. Il y a encore initiation mais
plus à la manière grandiose de Diotime. Ce n’est pas l’amant qui,
entraîné par le corps de l’aimé, s’élève jusqu’à l’Incorporel ; c’est
l’aimé qui, grâce à la parole de l’amant, accède aux règles et aux
valeurs du monde des hommes mûrs. D’avoir été jeté à la pâture des
chiens affamés, Alexis a perdu la possibilité de devenir un homme à
l’image de l’amant qui l’aurait adoré.
Non seulement Platon a perdu Alexis autant que Phèdre, mais eux-mêmes, par la faute de cette perte, n’ont pas pu se trouver.