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“La Lettre de Fernando Pessoa
La vie me fait mal à petit bruit, à petites gorgées, par les interstices.
Fernando Pessoa (13 juin 1888 – 30 novembre 1935) est un écrivain,
poète et polémiste portugais trilingue dont les vers légendaires et la
prose poétique ont permis l’apparition du modernisme au Portugal. À sa
mort, on découvrit, enfouis dans une malle, 27 543 textes que l’on a
exhumés peu à peu et qui tous ensemble composaient Le Livre de
l’intranquillité, considéré comme le chef-d’œuvre de l’écrivain.
En voici un extrait. ;14 mars 1916
Je vous écris aujourd’hui, poussé par un besoin sentimental — un désir
aigu et douloureux de vous parler. Comme on peut le déduire facilement,
je n’ai rien à vous dire. Seulement ceci — que je me trouve aujourd’hui
au fond d’une dépression sans fond. L’absurdité de l’expression parlera
pour moi.
Je suis dans un de ces jours où je n’ai jamais eu d’avenir. Il n’y a
qu’un présent immobile, encerclé d’un mur d’angoisse. La rive d’en face
du fleuve n’est jamais, puisqu’elle se trouve en face, la rive de ce
côté-ci ; c’est là toute la raison de mes souffrances. Il est des
bateaux qui aborderont à bien des ports, mais aucun n’abordera à celui
où la vie cesse de faire souffrir, et il n’est pas de quai où l’on
puisse oublier. Tout cela s’est passé voici bien longtemps, mais ma
tristesse est plus ancienne encore.
En ces jours de l’âme comme celui que je vis aujourd’hui, je sens, avec
toute la conscience de mon corps, combien je suis l’enfant douloureux
malmené par la vie. On m’a mis dans un coin, d’où j’entends les autres
jouer. Je sens dans mes mains le jouet cassé qu’on m’a donné,
ironiquement, un jouet de fer-blanc. Aujourd’hui 14 mars, à neuf heures
dix du soir, voilà toute la saveur de ma vie.
Dans le jardin que j’aperçois, par les fenêtres silencieuses de mon
incarcération, on a lancé toutes les balançoires par-dessus les
branches, d’où elles pendent maintenant ; elles sont enroulées tout
là-haut ; ainsi l’idée d’une fuite imaginaire ne peut même pas s’aider
des balançoires, pour me faire passer le temps.
Tel est plus ou moins, mais sans style, mon état d’âme en ce moment. Je
suis comme La Veilleuse du Marin, les yeux me brûlent d’avoir pensé à
pleurer. La vie me fait mal à petit bruit, à petites gorgées, par les
interstices. Tout cela est imprimé en caractères tout petits, dans un
livre dont la brochure se défait déjà.
Si ce n’était à vous, mon ami, que j’écris en ce moment, il me faudrait
jurer que cette lettre est sincère, et que toutes ces choses, reliées
historiquement entre elles, sont sorties spontanément de ce que je me
sens vivre. Mais vous sentirez bien que cette tragédie irreprésentable
est d’une réalité à couper au couteau — toute pleine d’ici et de
maintenant, et qu’elle se passe dans mon âme comme le vert monte dans
les feuilles.
Voilà pourquoi le Prince ne régna point. Cette phrase est totalement
absurde. Mais je sens en ce moment que les phrases absurdes donnent une
intense envie de pleurer.
Il se peut fort bien, si je ne mets pas demain cette lettre au
courrier, que je la relise et que je m’attarde à la recopier à la
machine pour inclure certains de ses traits et de ses expressions dans
mon Livre de l’intranquillité. Mais cela n’enlèvera rien à la sincérité
avec laquelle je l’écris, ni à la douloureuse inévitabilité avec
laquelle je la ressens.
Voilà donc les dernières nouvelles. Il y a aussi l’état de guerre avec
l’Allemagne, mais, déjà bien avant cela, la douleur faisait souffrir.
De l’autre côté de la vie, ce doit être la légende d’une caricature
quelconque.
Cela n’est pas vraiment la folie, mais la folie doit procurer un
abandon à cela même dont on souffre, un plaisir, astucieusement
savouré, des cahots de l’âme — peu différents de ceux que j’éprouve
maintenant.
Sentir — de quelle couleur cela peut-il être ?
Je vous serre contre moi mille et mille fois, vôtre, toujours vôtre.
Fernando PESSOA
P.S. J’ai écrit cette lettre d’un seul jet. En la relisant, je vois
que, décidément, je la recopierai demain, avant de vous l’envoyer. J’ai
bien rarement décrit aussi complètement mon psychisme, avec toutes ses
facettes affectives et intellectuelles, avec toute son hystéroneur
asthénie fondamentale, avec tous ces carrefours et intersections dans
la conscience de soi-même qui sont sa caractéristique si marquante…Vous
trouvez que j’ai raison, n’est-ce pas ?