Callac-de-Bretagne

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Les nourrices en Bretagne vers 1900

nourrices

Dessins d'Olivier PERRIN.

Dans son livre sur Les nourrices à Paris au XIXe siècle, Fanny Fay-Sallois évoque les nourrices de Bretagne. L'auteur ne manque pas de noter que les Bretonnes ne sont pas les premières venues ni les plus nombreuses sur le marché parisien à la fin du siècle dernier. Archétype peut-être de la « nounou », la nourrice venue de l'Ouest avait été devancée par les Picardes et surtout par les Morvandelles et Bourguignonnes. Ce n'est que tardivement, en effet, que la Bretagne a été intégrée, si l'on peut dire, dans les circuits de « l'industrie nourricière ». Mais vers 1900, les nourrices bretonnes, venant surtout des départements des Côtes-du-Nord et du Morbihan, font une concurrence croissante aux traditionnelles « bourguignottes ».
Sans nier l'importance affective et psychologique des relations nouées entre nourrices, enfants et familles2, il est juste également d'insister sur les aspects économiques et sociaux de ce qui constitue, somme toute, une transaction commerciale entre individus. Une transaction bien particulière puisqu'il s'agit de femmes, d'enfants et de familles, un monde dans lequel on s'attend moins qu'ailleurs à parler d'argent, de profit, de salaire et de marché. Et pourtant, c'est bien aussi de cela qu'il s'agit : les nourrices offrent leurs services, et plus particulièrement leur lait, moyennant salaire ; des familles recourent à elles pour nourrir leurs nouveau-nés ; l'offre est surtout rurale, la demande essentiellement urbaine ; d'où des migrations de nourrices et d'enfants et l'organisation de réseaux de correspondants, d'intermédaires3, de bureaux de placement.
L'analyse proposée ici concerne une période très particulière, celle qui suit la première révolution industrielle, période au cours de laquelle on observe à la fois l'intensification des moyens de communication, la mise en compétition des différentes régions, la disparition progressive du travail artisanal à domicile (ce qu'on appelle « proto-industrialisation »), la recherche accrue de ressources monétaires, sans oublier la diminution de la natalité et de la mortalité, tous ces facteurs ayant entraîné les régions dans un circuit d'échanges de plus en plus complexe, dont fait partie le commerce des nourrices. Comment justement la Bretagne a-t-elle rejoint ce circuit ? Peut-on se faire une idée assez précise des nombres concernés, des flux de départ et d'arrivées ? Qui étaient les nourrices ? et les enfants allaités ?
C'est grâce à l'exploitation de documents imprimés sous la forme de Rapports principalement, que l'on peut apporter des éléments de réponse à ces questions. En effet, en application de la loi votée en décembre 1874 sur la protection des enfants en nourrice, tous les professionnels impliqués, c'est-à-dire les inspecteurs des enfants assistés et les médecins-inspecteurs, ont dû établir chaque année un Rapport sur le résultat de leurs observations. Ils avaient la charge de recueillir les statistiques, d'aller au domicile des nourrices pour contrôler le placement des enfants, pour conseiller les mères et pour soigner les enfants. Toutes ces activités sont relatées dans des Rapports souvent très complets. Sans être totalement objectifs sur cette « industrie nourricière » - on dénonce à l'époque la cupidité et la criminelle négligence des nourrices, l'indifférence des parents, l'ignorance des femmes, l'absence totale de scrupules des « meneurs » -, ces témoignages sont pour nous de précieux documents qui nous font pénétrer à l'intérieur des maisons. Mais il ne s'agit que d'une des facettes de cette industrie.

1-    Un marché différencié

Ce n'est pas sans hésitations que l'on a choisi le titre de cet article. Fallait-il écrire « Les nourrices de Bretagne », sous-entendu venant de Bretagne ? ou bien « Les nourrices en Bretagne », c'est-à-dire exerçant leur activité en Bretagne Car il s'agit bien de deux situations très différentes et les deux formes d'exercice se rencontrent en Bretagne. D'une part, des nourrices quittent leur village pour aller en ville se placer comme nourrice ; d'autre part, des nourrices accueillent chez elles des nourrissons des villes.
Les appellations de l'époque, formules consacrées par l'administration parisienne, renvoient à un processus très clair de différenciation du marché des nourrices en fonction de la demande sociale. Les nourrices expatriées, celles que la bourgeoisie faisait venir à domicile, furent dénommées « sur lieu », tandis que les nourrices qui rentraient au pays munies d'un nourrisson issu d'une famille populaire reçurent le nom de « nourrice à emporter » ou « de la campagne ». Nourrices des villes et nourrices des champs avaient un statut, un salaire, des conditions de vie totalement différents, les unes étant affectées à temps complet à l'allaitement d'un nouveau-né chez des étrangers relativement riches, les autres élevant chez elles des nourrissons séparés de leurs parents généralement pauvres.
Mais il existait aussi une troisième catégorie de nourrissons, ceux qui étaient placés à la campagne par l'administration, les enfants assistés. Font partie de ce groupe les enfants trouvés, les enfants abandonnés, les orphelins pauvres, sans oublier les enfants « secourus », ceux dont la mère célibataire recevait des secours « pour prévenir l'abandon ».
Qu'ils soient placés « librement » par leurs parents ou qu'ils le soient par l'administration, les enfants en nourrice à la campagne formaient le contingent de ce qu'on appelait à l'époque les enfants « protégés », c'est-à-dire surveillés dans le cadre de la loi de 1874.
D'autres traits permettent de distinguer nourrices « de Bretagne » et nourrices « en Bretagne », notamment le mode d'allaitement des nourrissons. Si dans leur immense majorité, les nourrices qui vont en ville allaitent de leur lait le bébé qui leur est confié - c'est la condition même de leur emploi -, ce n'est pas le cas de toutes les nourrices qui restent au pays, loin de là.
En 1904, 90 à 99 % des enfants assistés placés en nourrices dans les Côtes-du-Nord et le Finistère sont allaités au sein, mais c'est le cas d'une toute petite minorité seulement de cette catégorie d'enfants dans les autres départements, du fait d'une forte concurrence et de la pénurie des nourrices au sein4.
En ce qui concerne les enfants protégés, ce qui est frappant, c'est la variété extrême des situations selon les départements bretons et la très forte diminution de la fréquence de l'allaitement au sein à la fin du XIXe siècle. Vers 1900, l'allaitement au sein demeure la règle dans le département du Finistère (95 % des enfants protégés) et il concerne la majorité des enfants dans le Morbihan (62 %). Plus rare dans les Côtes-du-Nord (41 %), il est devenu exceptionnel dans l'Ille-et-Vilaine (2 %) et la Loire-Atlantique (5 %).
On a de nombreux témoignages sur la fréquence et la durée de l'allaitement au sein dans les deux départements du Finistère et du Morbihan. Dans son Manuel du folklore français contemporain, Arnold Van Gennep observe l'allaitement généralisé et souvent tardif qui se pratique dans ces régions : on allaite son enfant et celui des autres jusqu'à 4 ans, parfois plus tard.
Plusieurs exemples fournis par Pierre Jakez-Hélias montrent comment les femmes du pays bigouden s'entraidaient pour fournir au nouveau-né le lait dont il avait besoin, mais, comme l'auteur le souligne, ces services étaient gratuits : « on peut vendre son travail, écrit-il, mais pas son lait ». Sa tante avait été nourrie au sein par des voisines, ce qui avait permis à l'enfant de survivre, la mère étant morte après son sixième accouchement. Lui-même tète le sein d'une voisine en attendant la montée du lait de sa mère : à l'âge de dix mois, il « gagne un frère de lait », sa mère ayant accepté de nourrir l'enfant d'une femme du bourg.
Ce témoignage est très instructif car il montre comment, dans cette région, tout un système de solidarités villageoises rendait encore possible au début de ce siècle6 l'allaitement généralisé et long, sans transaction financière', dans bien des cas. Lorsqu'une femme se décidait à prendre un nourrisson moyennant salaire, c'était pour lui donner son lait.
Cependant, même dans ces deux départements, et comme dans le reste de la France', la proportion des enfants protégés allaités au sein n'a pas cessé de diminuer jusqu'à la guerre de 1914, sauf dans la Loire-Atlantique. À la veille de la Première Guerre, l'allaitement au sein des nourrissons était devenu beaucoup plus rare dans le Morbihan et les Côtes-du-Nord (respectivement 34 et 19 % et c'était le mode d'élevage de 60 % des enfants protégés placés dans le Finistère. Tout en étant beaucoup plus faibles que précédemment, ces proportions placent toujours la Bretagne dans le groupe des régions d'allaitement au sein plus fréquent9, rapprochant sur ce plan les Bretonnes des Méridionales.

Annales de Bretagne-Extrait de "Les Nourrices en Bretagne vers 1900"- Catherine Rollet.