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La cérémonie des noces en Bretagne
Charles Le Goffic (1911)[1]
Il est peu de pays, je crois, où le mariage prête à un cérémonial plus
compliqué, plus pittoresque aussi, qu'en Basse-Bretagne. Il y a une
cinquantaine d'années surtout, avant que les chemins de fer n'eussent
éventré de toutes parts
La terre de granit recouverte de chênes,on pouvait assister, dans les
fermes où se trouvait une jeune fille à marier, aux scènes de mœurs les
plus inattendues. La demande en mariage ne se faisait point par
l'intermédiaire des parents. C'était un tailleur, homme d'esprit souple
et de langue acérée, qui en était ordinairement chargé. On appelait ce
messager d'amour le bazvalan, des deux mots celtiques : baz, baguette,
et balan, genêt, parce qu'il avait d'habitude pour caducée une branche
de genêt fleuri. On le reconnaissait du premier coup d'œil à cet
insigne et aussi à ses bas de chausses bi-partites, dont l'un était
rouge et l'autre violet.
Le bazvalan commençait par s'assurer de l'assentiment de la jeune fille
et des parents. Il revenait une seconde fois à la ferme pour la demande
officielle; mais il était accompagné cette fois-là du jeune homme à qui
l'on ménageait un tête-à-tête avec la jeune fille. Leur entretien
terminé, les nouveaux accordés s'approchaient, en se tenant par le
petit doigt, de la table où avaient déjà pris place leurs parents
respectifs; on leur apportait une miche de pain frais, un couteau et un
verre. Le même couteau devait leur servir à couper le pain et ils
devaient boire dans le même verre l'hydromel ou le cidre que leur
versait le bazvalan. Après cette sorte de communion préparatoire, qui
s'observe encore à Plougastel ils étaient regardés comme liés l'un à
l'autre : celui des deux qui se fût dédit eût été l'objet du mépris
public.
Entre temps et d'un commun accord, les parents des nouveaux fiancés
avaient fixé la date des noces. La jeune fille, accompagnée de son
garçon d'honneur, le jeune homme, de sa fille d'honneur, s'étaient
rendus de porte en porte pour faire leurs invitations. Plus on est
pauvre en Bretagne, plus on tâche qu'il y ait d'invités à la noce.
C'est que, là-bas, les convives ne paient pas seulement leur écot : ils
offrent encore aux mariés les éléments du repas de noce, beurre, œufs,
boudins, arbelèze, cuissots de veau, et la boisson par surcroît. Aucun
peuple n'a l'esprit plus communautaire et n'est en même temps plus
jalousement individualiste. Je ne me charge pas de vous expliquer cette
contradiction. Tant y a que, grâce aux cadeaux de toutes sortes qui
affluent chez les nouveaux époux, les moins fortunés ont de quoi se
mettre en ménage et faire face aux premières nécessités de leur vie
commune. La mutualité bien entendue produit de ces miracles.
Mais c'est dans les fermes riches de la Cornouaille que les cérémonies
du mariage revêtaient une originalité et une couleur dont on ne
trouverait nulle part les équivalents. La noce avait toujours lieu à
cheval. Dès la fine pointe de l'aube, au jour marqué, la cour de la
ferme se remplissait d'une joyeuse cavalcade qui venait chercher la
jeune fille et ses parents pour les conduire à l'église.
« Le fiancé est à leur tête, raconte La Villemarqué, le garçon
d'honneur à ses côtés. À un signal convenu, son bazvalan descend de
cheval, monte les degrés du perron et déclame à la porte de la future,
sur un thème invariable, mais arbitrairement modulé, un chant
improvisé, auquel doit répondre un autre chanteur de la maison qui fait
près de la jeune fille, comme le bazvalan près du jeune homme, l'office
d'avocat et que l'on nomme breutaer. »
Le tournoi des deux rimeurs prend fin par la victoire du bazvalan. Le
malin personnage est introduit dans la grande pièce du logis, qui sert
tout à la fois de salon, de réfectoire et de cuisine. Il s'assied un
moment à la table des maîtres, puis retourne dans la cour chercher le
fiancé... Le père de la jeune fille attend son futur gendre sur le pas
de la porte : dès qu'il paraît, il lui remet une sangle de cheval que
le fiancé devra passer à la ceinture de sa belle. C'est l'occasion d'un
nouvel impromptu rimé pour le breutaer : « J'ai vu dans une prairie une
jeune cavale joyeuse, etc., etc. » Le tour du bazvalan vient ensuite.
Il prend la jeune fille par le petit doigt et la mène vers ses parents :
« Allons, jeune fille, lui dit-il, courbez vos deux genoux et baissez
le front sous les mains de votre père... Vous pleurez?... Oh! regardez
votre père et votre pauvre mère... Eux ils pleurent aussi, mais combien
leurs larmes sont plus amères que les vôtres!... ils vont se séparer de
la fille qu'ils ont bercée et fait danser dans leurs bras! Qui ne
sentirait son cœur se briser à la vue d'une pareille douleur? Et
pourtant il faut que ces pleurs tarissent... Père tendre, ta fille est
là, regarde, à genoux, les bras tendus!... Pauvre mère, avance tes
mains!... Une prière et une bénédiction pour l'enfant qui va partir!
(Le père et la mère donnent leur bénédiction à la jeune fille.) Assez
maintenant. Vous avez obéi aux commandements de Dieu. Jeune fille,
embrasse tes parents et relève-toi forte, car tu appartiens désormais à
un homme! »
Les assistants montaient aussitôt à cheval. En tête, sur la même
haquenée, s'avançaient le fiancé et sa future, celle-ci avec autant de
galons d'argent à ses manches ou de petits miroirs à sa coiffe qu'elle
recevait de mille livres de dot. Le rendez-vous général était au bourg
voisin, que de longues distances séparaient souvent de la ferme. Mais,
avant de pénétrer dans la mairie et à l'église, il restait une dernière
formalité à remplir. Précédés du bazvalan, le fiancé et sa future se
dirigeaient vers le cimetière et, arrivés devant les tombes de leurs
parents, ils se mettaient à genoux, tandis que le bazvalan récitait à
voix haute la formule consacrée :
« Maintenant que les vivants ont consenti au mariage de leur fille,
nous venons vers vous, âmes des ancêtres, et nous vous adjurons de nous
délivrer aussi votre consentement. Vous voyez tout, et vous savez
l'avenir autant que le passé. Accordez-nous la jeune fille que
recherche notre ami et, connaissant de quelle affection il vous eût
chéries, bonnes âmes, agréez-le pour votre enfant. »
Cette fois il n'y avait plus qu'à passer devant M. le maire et M. le
recteur (curé). Ces deux parties du cérémonial n'avaient rien
d'extraordinaire. Il paraît cependant qu'en certaines paroisses, quand
l'assistance était toute rendue dans la sacristie, le prêtre tirait
d'un panier que portait le garçon d'honneur un petit pain blanc sur
lequel il faisait le signe de la croix avec la pointe d'un couteau et
qu'il partageait entre les deux époux.
La noce sortait enfin de l'église. Bim! Boum! De tous côtés, sur la
place du bourg, pétaradaient les coups de fusil; bombardes et binious
éclataient en sonorités aiguës. L'assistance remontait à cheval et
reprenait le chemin de la ferme. Sur l'aire neuve, dans le courtil et
les granges, des tentes étaient dressées, vastes quelquefois à pouvoir
loger 1500 convives. Comment décrire ces banquets de Gamache? Longtemps
contenue et d'autant plus exubérante, la gaieté bretonne, comme un
cidre pétillant, lâchait sa bonde et giclait au grand soleil. Commencé
à midi, le festin ne s'achevait souvent qu'à six heures du soir. Chaque
service était annoncé par un air de biniou et de bombarde. Puis, les
tables enlevées, jeunes filles et garçons nouaient leurs rondes sur
l'aire neuve. Les jabadao succédaient aux passe-pieds, les laridés aux
gavottes. C'est la scène qu'a finement traduite le peintre Leleux dans
le tableau dont nous donnons une reproduction. Bien avant dans la nuit,
surtout en été, les danses se prolongeaient, et il ne fallait pas
moins, pour suspendre l'entrain des couples, que l'annonce, faite à
pleine voix par le bazvalan, des préliminaires de la Soupe au lait.
Nombre de vieux us matrimoniaux ont disparu, même en Bretagne, ce
Conservatoire par excellence de la tradition : la coutume de la soupe
au lait s'y est maintenue avec fidélité. Brizeux l'a popularisée dans
une ballade célèbre :
Chantons la soupe blanche, amis, chantons encor
Le lait et son bassin plus jaune que de l'or.
Près du lit des époux chantons la soupe blanche.
La voilà sur le feu qui bout dans son bassin.
Comme les flots de joie et d'amour dans leur sein,
La voilà sur le feu qui déborde et s'épanche.
Chantons, etc.
Bien! Le lait jusqu'aux bords dans les écuelles fume :
Dans un seul vase offrons leur part aux deux époux,
Pour qu'ils boivent toujours ainsi que ce lait doux
Dans un vase commun le miel et l'amertume.
Chantons, etc.
Admirez! admirez! De ses larges mamelles
La génisse féconde a donné ce lait blanc.
Ainsi la jeune mère, avant la fin de l'an,
Versera son lait pur à deux bouches jumelles.
Chantons, etc.
Saint Herbod, écoutez les appels de notre âme,
Et vous, sainte Enora, les vœux de notre cœur :
Oh! ne laissez jamais sans la douce liqueur
Les pis de la génisse et les seins de la femme.
Chantons, etc.
Assez! Les mariés ont bu la soupe blanche.
L'épouse rougissante est pleine d'embarras.
Elle voudrait cacher sa tête sous son bras.
L'époux attire à lui cette fleur qui se penche.
Chantons la soupe blanche, amis, chantons encor
Le lait et son bassin plus jaune que de l'or.
Ce que ne dit point le poète, c'est le mélange de sérieux et de gaieté
qui accompagne cette petite scène : les nouveaux mariés sont assis sur
un banc, quelquefois même couchés dans leurs lits clos à volets
mobiles. Le garçon et la fille d'honneur leur apportent sur un plateau
le bassin qui contient la soupe; mais les cuillers sont percées; les
morceaux de pain sont liés par un fil invisible. Le lait fuit de tous
côtés, tandis qu'aux éclats de rire de l'assistance, les mariés font
leurs efforts pour en attraper quelques gouttes. De guerre lasse, ils
laissent tomber la cuiller.
C'est le moment que guettent les garçons et les filles d'honneur pour
entonner la chanson de la soupe au lait. Il y a plusieurs variantes de
cette chanson. Celle qu'on chante sur le littoral trégorrois est
particulièrement grave et mélancolique. Je ne puis en donner ici qu'un
court fragment. L'auteur anonyme de cette émouvante composition y a
fait tenir tout le drame de la vie bretonne; il ne flatte pas les
nouveaux époux; il leur peint le mariage sous des couleurs plutôt
sévères.
« Aimez-vous bien l'un l'autre, dit-il en terminant. Gardez l'un pour
l'autre une étroite fidélité; élevez vos enfants dans la crainte de
Dieu. — Par ainsi, chrétiens, quand l'heure de la mort sonnera pour
vous, votre séparation ne sera point éternelle, et Dieu vous donnera la
joie de vous retrouver dans son paradis. »
La première journée des noces est terminée. La seconde est d'un
caractère tout différent. Elle commence par un service funèbre auquel
assistent tous les invités de la veille : les morts ne sont jamais
oubliés en Bretagne. Mais il y a une autre catégorie de malheureux pour
qui ce jour est un jour de liesse; ce sont les pauvres, ces hôtes de
Dieu, comme les appelle une expression bretonne. Pareils à un volier de
moineaux pillards, ils s'abattent sur la ferme des quatre aires du
vent. Tous les éclopés de la création sont réunis là; on dirait une
nouvelle Cour des miracles.
« Revêtus de leurs haillons les plus propres, dit La Villemarqué, ils
mangent les restes du festin de la veille; la nouvelle mariée, la jupe
retroussée, sert elle-même les femmes, et son mari les hommes. Au
second service, celui-ci offre le bras à la mendiante la plus
respectable; la jeune femme donne le sien au mendiant le plus considéré
de l'assemblée, et ils vont danser avec eux dans la cour. Il faut voir
de quel air se trémoussent ces pauvres gens! Les uns sont nu-pieds; les
« merveilleux » portent des sabots; il y en a nu-tête; d'autres ont des
chapeaux tellement percés que leurs cheveux s'échappent par les
crevasses; tous les haillons volent au vent; mainte ouverture trahit la
misère, mais laisse voir battre le cœur; les pieds s'agitent dans la
fange, mais l'âme est dans le ciel. »
La nuit venue, les pauvres, avant de quitter la ferme, adressent aux
nouveaux époux leurs souhaits de prospérité. Le plus âgé de la bande se
place ensuite au milieu de l'aire, s'agenouille et récite un De
profundis pour les trépassés. Cette fois tout est fini. Le De profundis
achevé, les pauvres se relèvent et s'en vont; mais leur lèvres
reconnaissantes balbutient encore de sourdes prières.
« Le murmure monotone de leurs voix, dit un poète, se fait entendre
quelque temps au dehors et meurt insensiblement dans les bois, tandis
que les époux, dont ils ont sanctifié l'union par leur présence,
commencent une vie nouvelle sous les auspices de la charité. »
Notes.
[1] LE GOFFIC, Charles, (1863-1932 Lannion), poête et romancier, dont l'oeuvre toute entière, célèbre la Bretagne.
Joseph Lohou (mai 2014)