Callac-de-Bretagne

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LETTRE de NIJINSKY A DIAGHILEV

À l’Homme.

Je ne peux pas te nommer, car on ne peut pas te nommer. Je ne t’écris pas à la hâte, car je ne veux pas que tu croies que je suis nerveux. Je ne suis pas un homme nerveux. Je sais écrire calmement. J’aime écrire. Je n’aime pas écrire de belles phrases. Je n’ai pas appris à écrire de belles phrases. Je veux écrire la pensée. J’ai besoin de la pensée. Je n’ai pas peur de toi. Je sais que tu me détestes. Je t’aime comme on aime un être humain. Je ne veux pas travailler avec toi. Je veux te dire une chose. Je travaille beaucoup. Je ne suis pas mort. Je vis. Dieu vit en moi. Je vis en Dieu. Dieu vit en moi.

Je travaille beaucoup la danse. Ma danse progresse. J’écris bien, mais je ne sais pas écrire de belles phrases. Tu aimes les belles phrases. Je n’aime pas les belles phrases. Tu formes des troupes. Je ne forme pas de troupes. Je ne suis pas un cadavre. Je suis un homme vivant. Tu es un homme mort, car tes buts sont morts.

Je ne t’ai pas appelé ami, car je sais que tu es mon ennemi.

Je ne suis pas ton ennemi. L’ennemi n’est pas Dieu. Dieu n’est pas un ennemi. Les ennemis recherchent la mort, je recherche la vie. J’ai de l’amour. Tu as de la méchanceté. Je ne suis pas une bête féroce. Tu es une bête féroce. Les bêtes féroces n’aiment pas les gens. J’aime les gens.
Dostoïevski aimait les gens. Je ne suis pas un idiot. Je suis un homme. L’Idiot de Dostoïevski est un homme. Je suis un idiot. Dostoïevski est un idiot. Tu croyais que j’étais bête. Je croyais que tu étais bête. Nous croyions que nous étions bêtes. Je ne veux pas conjuguer. Je n’aime pas les conjugaisons. Tu aimes qu’on s’incline devant toi. J’aime qu’on s’incline devant moi. Tu injuries ceux qui s’inclinent. J’aime ceux qui s’inclinent. J’attire les inclinations. Tu fais peur aux inclinations. […]

Je ne veux pas de ton sourire, car il sent la mort. Je ne suis pas la mort, et je ne souris pas. Je n’écris pas pour me moquer. J’écris pour pleurer. Je suis un homme avec du sentiment et de la raison. Tu es un homme avec de l’intelligence, mais sans sentiment. Ton sentiment est mauvais. Mon sentiment est bon.

Tu veux me perdre. Je veux te sauver. Je t’aime. Tu ne m’aimes pas. Je te veux du bien. Tu me veux du mal. Je connais tes astuces. Je faisais semblant d’être nerveux. Je faisais semblant d’être bête. Je n’étais pas un gamin. J’étais Dieu. Je suis Dieu en toi. Tu es une bête, et je suis l’amour. Tu n’aimes pas ceux-là maintenant. J’aime ceux-là et tous maintenant. Ne pense pas, n’écoute pas. Je ne suis pas à toi. Tu n’es pas à moi. Je t’aime maintenant. Je t’aime toujours. Je suis à toi. Je suis à moi. Tu es à moi. J’aime te conjuguer. Je suis à toi. Je suis à moi.

[…]