Vladimir
Nabokov (22 avril 1899 – 2 juillet 1977), sulfureux écrivain d’origine
russe et américain d’adoption, est notamment connu pour ses romans
Lolita (1955), La Méprise (1934) ou Feu Pâle (1962). Il rencontre Vera
Slonim en mai 1923 et fait d’elle sa dactylo et sa traductrice avant de
l’épouser en 1925. En plus de lui dédier la quasi-totalité de ses
œuvres, Nabokov lui adresse des lettres d’amour d’une rare beauté.
Mon
bonheur, mon merveilleux bonheur doré, comment puis-je t’expliquer à
quel point je suis tout à toi — avec tous mes souvenirs, mes poèmes,
mes éclats, mes tornades intérieures ? Ou t’expliquer que je ne peux
pas écrire un mot sans entendre la façon dont tu vas le prononcer — et
que je ne peux me rappeler de la moindre bagatelle que j’ai vécue sans
éprouver le regret si vif que nous ne l’ayons pas vécue ensemble — que
ce soit la chose la plus personnelle, la plus intransmissible, ou juste
un coucher de soleil au détour d’une route — tu vois ce que je veux
dire, mon bonheur ?
Et
je le sais : je ne peux rien te dire avec des mots — et quand je le
fais au téléphone, alors cela sort d’une manière complètement fausse.
Parce qu’avec toi on se doit de parler merveilleusement, de la façon
dont on parle aux gens qui sont partis depuis longtemps… en des termes
purs et légers et d’une précision spirituelle… On t’écorcherait avec un
vilain diminutif — car tu es absolument évocatrice, comme l’eau de la
mer, ma belle.
Je
jure — et la tâche d’encre n’a rien à voir avec cela — je jure par tout
ce qui m’est cher, tout ce en quoi je crois, je jure que je n’ai jamais
aimé auparavant comme je t’aime — avec tant de tendresse, jusqu’aux
larmes, et avec une telle sensation de lumière. […]
Plus
que tout je souhaite que tu sois heureuse, et il me semble que je
pourrais te donner ce bonheur — un bonheur simple et radieux, mais pas
tout à fait banal…
Je
serais prêt à te donner tout mon sang si je le devais — c’est difficile
à expliquer, ça semble plat, mais c’est comme cela. Voilà, je vais te
dire : avec mon amour j’aurais pu remplir dix siècles de feu, de
chansons, de courage — dix siècles tous entiers, prodigieux et aériens,
pleins de chevaliers chevauchant des collines éclatantes, et de
légendes à propos de géants, et de troyens féroces, et de voiles
oranges, et de pirates, et de poètes. Et ce n’est pas de la littérature
car si tu relis avec attention tu verras que les chevaliers se sont
révélés être idiots. […]
Je veux simplement te dire que d’une manière ou d’une autre je ne peux pas imaginer ma vie sans toi…
Je
t’aime, je te veux, j’ai insupportablement besoin de toi… Tes yeux —
qui brillent avec tellement d’émerveillement quand, la tête renversée
en arrière, tu dis quelque chose de drôle — tes yeux, ta voix, tes
lèvres, tes épaules, si lumineux, radieux…
Tu
es entrée dans ma vie, pas comme si tu rendais une visite… mais comme
si tu arrivais dans un royaume où toutes les rivières attendaient ton
reflet, et toutes les routes, tes pas.