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Mozart
est là.
Dans le tumulte
orthographique ambiant, je voudrais revenir sur un détail
que l'on pourrait juger futile, mais qui ne l'est pas, bien
qu'il ne semble pas présent à l'esprit des linguistes. Je
veux parler de la part essentielle de notre graphie
traditionnelle dans la constitution de l'humour français.
Faut-il seriner sur tous les tons que notre langue, qui a évolué
très tôt tans le second millénaire, est formée d'un
arrangement de voyelles chantantes, relancées par des
consonnes de bas bruit ? À, l'inverse de l'anglais, hérissé,
lui, de consonnes fortes qui hachent les sons et clouent en bouche
des voyelles plus où moins floues, ondulantes et détendues.
II résulte de cet état de fait qu'énormément de mots français
sont composés d'un même son alors qu'ils désignent des réalités
sans rapport entre elles. Voyez la série des saint,
sein, seing, qui ne sont distingués à l'oral que par
le contexte, et à l'écrit uniquement par leur orthographe
qui a heureusement conservé les lettres indispensables à
leur identification. D'où l'habitude, très tôt aussi dans
les siècles, de jouer avec ces ambiguïtés sonores ; le
jeu de mots est profondément enraciné chez les 'Français.
« À quel sein se vouer? » est une cocasserie facile qui
faisait rigoler nos anciens libertins lettrés. Déjà vers
1400, Christine de Pisan parlait du petit peuple des
ouvriers parisiens qui fréquentaient les cabarets, et
semblaient un peu trop plaisantins à son goût. De là à
dire que les brèves de comptoir datent de Jehanne d'Arc il
y a une marge, bien sûr, mais ce qui est certain c'est que
le calembour est une pratique bien française, comme les
autres jeux portant sur le langage, la contrepèterie, le
verlan, etc.
Que l'on songe aux enseignes des boutiques et des bouchons qui
fleurirent dans les rues aux Xve et XVIe siècles; la
plupart étaient fondées sur des calembours: on cite. la découpe
d'un singe en bois pour signifier « Le Saint-Jean
boit », ou encore, un tableau représentant le
Christ arrêté au jardin des Oliviers, ce qui signifiait Le
Juste prix ! À
mesure que les Français apprirent à lire, la vague des
calembours ne cessa de grandir
et cela tient
uniquement aux fantaisies de notre orthographe. Je parlais
de ces choses, l'autre jour, avec un virtuose de l'humour
verbal, Grégoire Lacroix, membre de la très vertueuse académie
Alphonse Allais (qui en vaut bien une autre pour la défense
du français) ; nous tombions d'accord avec ce jongleur de
mots, auteur d'aphorismes qu'il appelle euphorismes parce
qu'ils rendent gai et de fables expresses, qu'aplatir
notre graphie au niveau zéro d'ambiguïté tuerait
l'essentiel de l'humour « à la française ».
Il ne faut pas confondre tatouage, dit Grégoire, et peinture
sur soie: la différence réside entièrement sur
un tout petit «e » fragile et muet qui porte tout le poids
du sens. Aucune autre langue peut -être n' est soumise à
ce point à d'aussi minces subtilités...
Feuilletant l'un de ses albums, je trouve une très forte femme sous
titrée « L’état de grasse », et un piano
baignant dans une mare devenant un « piano aqueux ». Il
est des objets particuliers que le dessin désigne comme des
«objets dards», et une femme amie du Démon, chaussée de
bottés, se présente comme « la bottée du Diable
». Une péripatéticienne avantagée de l'estomac déclare:
« Mes deux seins sans frontière. »Je passe sur un « poids
de cent heures», sur « la faim des haricots
», et sur cette opération chirurgicale qui consiste en une
« remontée de peau lisse ». Niaiseries?
Oui, bien sûr !
En apparence seulement, car elle font pièce aux réformateurs de
tout poil qui souhaiteraient voir appliquer chez nous le
principe: une seule lettre, un seul son. Victor Hugo, qui
manquait d'humour (il se rendit pourtant au Chat noir, un
soir, pour voir), ne voyait dans le calembour que du mauvais
esprit - mais la vie n'est pas nécessairement vécue dans
une Cocotte- Minute! Grégoire a même prévu des menus de fête
- pour «l'assassin Sylvestre» ,par exemple dont
une entrée « veau le détour » ; elle se compose
de ce quatrain :
Un petit pantin mécanique
Jouant sur son violon magique
« Petite Musique de nuit»
'Est très connu en Italie.
Autrement dit :
Automate et Mozart est là.
Claude Duneton.
»Le Figaro Littéraire –12 nov.2009