Callac-de-Bretagne

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La matinée des autres


 


LA LOGIQUE de la langue prime parfois sur la logique du sens. Voyez par exemple cette histoire de pièces de théâtre qui sont données en màtinée alors qu'elles sont jouées l' après- midi ; les coutumes ont eu beau faire changer l'heure des spectacles, l'expression est restée figée sur la logique des mots alors que le sens devenait absurde. Autrefois, sous l'Ancien Régime, la collation

du matin, la première, s'appelait fort étymologiquement le déjeuner.

 

Le deuxième repas de la journée, qui se prenait vers 1heure, s'appelait le dîner, mot de même origine que «déjeuner», faisant tous deux allusion à la rupture du jeûne et au repas du milieu du jour. Or une séance théâtrale qui avait lieu avant le dîner, à l'usage des gens oisifs qu'il fallait bien distraire, se donnait forcément dans le courant de la matinée, vers 10 heures et demie, 11 heures. On appelait donc ce moment, très logiquement, en matinée pour le distinguer de la période vespérale des pièces jouées le soir.

 

Que s'est-il donc passé? Eh bien, durant la Révolution très franco-parisienne de 1789, l'heure des repas commença à se déplacer vers le soir. D'aucuns disent que ce fut à cause de la disette alimentaire qui s'installa dans Paris mal approvisionné, pendant laquelle les gens du commun « dansaient devant le buffet ». Il est vrai que parmi l'élite révolutionnaire, toujours avantagée, on déjeuna «à la fourchette», c'est-à-dire copieusement, vers midi, afin de donner le temps aux approvisionneurs d'atteindre les bonnes tables, de Robespierre et de ses assesseurs choisis. Dans le même mouvement, le dîner glissait graduellement vers le soir: il passa à 3 heures, puis 5 heures de l'après-midi, pour atteindre au cours du 19° siècle les 7 et 8 heures du soir. Mais on continua à donner des spectacles «avant le dîner» ­et l'on contînua à dire qu'ils avaient lieu en matinée, alors que la matinée de l'horloge était passée depuis belle lurette! Telle voulut la logique imperturbable des mots.


Il
est à remarquer que ce changement de l'heure des repas ne se produisit d'abord qu'à Paris; dans les provinces les gens continuèrent à déjeuner le matin en toute bonne conscience, souvent avec une bonne soupe et des rillettes, et à dîner à midi de bon appétit.

Cette situation ambiguë dura pratiquement jusqu'au début de «l'ère téléïenne »: qui acheva l'alignement de la France sur Paris; ii y a peu de temps encore, pour des gens de Montpellier ou d'Esquelbecq, «Nous avons fait un bon dîner» faisait allusion à un gueuleton de la mi-journée, ce qui ne simplifiait pas la communication dans  le domaine du coup de fourchette. Si vous étiez invités «à dîner » par une famille de Brive-la-Gaillarde il fallait vous faire habilement préciser si on vous espérait à midi ou le soir. L'incertitude était totale :cela dépendait de l'âge des amphitryons, de leur degré de modernisme, s'ils étaient souvent allés à Paris ou non…  ...

Aujourd'hui les temps sont meilleurs : la fée télévision a fini d'unifier les mœurs. Mais deux cents. ans après la Révolution, on va toujours au théâtre en matinée !


 

Claude Duneton(Le Figaro littéraire)

 


                                                                                  J.Lohou(27 mars 2010)

 

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