Page
Retour
Le Loup dans la bergerie socialiste.
Jean-Claude
Michéa s’attaque à la rhétorique des « droits de l’homme » qui, selon
lui, a fini par convertir la gauche au libéralisme économique. D’où la
crise qui la traverse aujourd’hui...
La gauche en crise
Le
Loup dans la bergerie socialiste de Jean-Claude Michéa, paru chez
Flammarion, reprend une conférence prononcée à Nice, le 6 novembre
2015, dans le cadre du 42ème Congrès du Syndicat des avocats de France,
conférence à laquelle le philosophe a ajouté des remarques
additionnelles qui viennent ponctuer et augmenter le texte initial.
Le
ton est donné dès l’avant-propos : « Puisque je défendais, dans cette
conférence, l’idée que c’est avant tout à travers l’idéologie des
"droits de l’homme" – telle, du moins, que les "nouveaux philosophes"
l’ont remise au goût du jour, à la fin des années 1970, sur fond de
"néolibéralisme" triomphant – que le "loup de Wall Street" avait réussi
à s’introduire dans la "bergerie socialiste", il m’a semblé que le
titre était tout trouvé. »
Michéa
ne mâche pas ses mots. La gauche moderne, depuis plus de trente ans,
fonctionne sur la seule rhétorique des « droits de l’homme », autrement
dit de la « lutte contre les discriminations ».
Il
explique que la raison de ce basculement est à chercher dans les années
1970, lorsque l’intelligentsia de gauche communiste a pris conscience
de la nature liberticide des systèmes stalinien et maoïste.
Cette
prise de conscience, que Michéa considère salutaire, a conduit les «
nouveaux philosophes » à renouer avec le discours libéral des droits de
l’homme. Le seul problème est qu’ils l’ont fait, selon ses propres
mots, « sans le moindre recul critique ». Et c’est ce manque de recul
critique qui a fini par convertir la gauche aux dogmes du libéralisme
économique. De là, la crise d’identité qui la traverse.
Modernité et consensus libéral
Pour
comprendre cette conversion, Michéa n’hésite pas à revenir en arrière
et évoquer la naissance de ce que l’on appelle la « Modernité ».
L’irruption
de la modernité, selon lui, vient du traumatisme originel provoqué dans
l’Europe du XVIème et XVIIème siècle par les guerres de religion qui
étaient des guerres civiles et qui ont désorganisé les solidarités
traditionnelles les plus solides selon la célèbre formule de l’époque «
le fils s’arme contre le père, et le frère contre le frère ». Pour
sortir de l’impasse, les « Modernes » ont fini par résoudre le problème
en se fondant sur deux postulats essentiels, qui ont fini par s’imposer
comme des évidences.
Premièrement,
exit la vision aristotélicienne de l’homme comme animal politique,
c’est-à-dire fait pour vivre en société. Au contraire, l’homme moderne
est « loup », il n’agit que pour sa survie et pour son propre intérêt
privé. Il est fondamentalement individualiste. Exit donc l’idéal
antique d’une « société bonne », il faut maintenant rechercher la «
moins mauvaise société possible ». Deuxièmement, il est
impossible aux hommes de s’accorder sur la moindre définition commune
du Bien. L’État doit donc être axiologiquement neutre et ne peut obéir
qu’à deux types d’horlogerie social : le Marché, d’une part, censé
harmoniser les intérêts rivaux, le Droit, de l’autre, censé permettre
l’équilibre toujours précaire entre les libertés concurrentes.
Le
résultat pour Michéa est sans appel. La révolution opérée par la
modernité constitue la victoire du principe fondamental de toute
politique libérale : le « gouvernement des hommes » doit
progressivement céder la place à l’« administration des choses ». Ce
qui emporte deux conséquences : les décisions politiques doivent à
présent reposer sur des critères purement techniques ou scientifiques
et l’ensemble des valeurs morales, philosophiques et religieuses
doivent être cantonnées à la sphère privée. Voilà qui fait aujourd’hui
consensus, à droite comme à gauche.
Atomisation du monde, désagrégation de l’individu
La
seule valeur théoriquement partagée par tous, c’est la liberté, dans
son sens libéral, c’est-à-dire tout ce qui ne nuit pas à autrui. Chez
les libéraux classiques, Benjamin Constant, John Stuart Mill, la
définition de « ce qui ne nuit pas autrui » ne soulevait aucune
difficulté particulière, puisqu’elle était guidée par un minimum de bon
sens, de réflexion rationnelle, que Michéa attribue à l’héritage moral
et philosophique que personne n’aurait encore, à cette époque, songé à
déconstruire, la logique libérale. Mais en avançant dans l’histoire
cette définition de « ce qui ne nuit pas à autrui » a fini par noyer,
progressivement, toutes les valeurs qui paraissaient encore évidentes
ou sacrées aux yeux de la génération précédente, empêchant de facto
toutes les manières de vivre encore commune. C’est ce qu’Engels
appelait l’« atomisation du monde », cette « désagrégation de
l’humanité en monades dont chacune a un principe de vie particulier à
une fin particulière ». C’est contre cette postmodernité, à laquelle la
gauche et le monde ont cédé, que s’insurge, avec beaucoup de génie,
Jean-Claude Michéa dans son livre Le Loup dans la bergerie socialiste.