Cette
lettre autographe signée de Guy de Maupassant adressée à la comtesse
Potocka est datée du 11 mars 1889. Cet article unique et exceptionnel
témoigne des années d'attente et de la souffrance amoureuse de
Maupassant.
« Je ne dis pas que je vous ai aime, je dis que j'ai été atteint, comme d'autres, par votre pouvoir » écrit Guy de Maupassant
L'écrivain
s'expose dans cette lettre et dévoile ses sentiments. Ces lignes sont
donc le témoignage d'une immédiate passion que l'écrivain avait
dissimulée depuis sa rencontre avec la comtesse Potocka (égérie du
tout-Paris dans les années 1880, notamment de Guerlain qui lui créa un
parfum), et qu'il confesse enfin : « aucune femme ne m'a plu dès
l'abord, comme vous ».
La comtesse,
fille du prince Fabrizio Pignatelli de Cerchiara, fut l'épouse du très
riche comte polonais Nicolas Potocki. Cette dernière tenait un des
salons parisiens les plus prisés, dans son hôtel particulier. Ce fut le
lieu de rendez-vous de l’intelligentsia parisienne où la comtesse
recevait chaque vendredi des prétendants appelés « macchabées ».
Maupassant est un fidèle de ses soirées, comme le fera remarquer Proust
dans une chronique du Figaro de 1904 : « Maupassant allait tous les
jours chez elle » ; Maupassant fut même ironiquement élevé au rang de «
secrétaire perpétuel du Conseil permanent du club des Macchabées ».
Ainsi,
l’écrivain cherche dans cette lettre à se démarquer d'une foule de
prétendants dans la même position que lui. Sa relation avec la comtesse
a dès son commencement mêlé amour et amitié, dans un subliminal jeu de
séduction. La comtesse semble donc douter de la sincérité de son ami,
ce à quoi il lui rétorque : « si vous dites encore que je ne suis pas
franc c'est que la tour Eiffel n'est pas en fer ». Quoi qu’il en soit,
la comtesse inspira Maupassant, qui attribua ses traits à Christiane
Andermatt dans Mont-Oriol et à Michèle de Burne dans Notre cœur. Leur
correspondance s'étend sur plusieurs années, jusqu'à l'internement de
Maupassant.
Lettre à une dame
Chère Madame,
Vous désirez que je vous donne des détails sur moi. Vous avez tort, ils
ne vous plairont guère. Je vous ai déjà dit que je n’étais point fait
pour séduire les femmes, hormis celles qui sont uniquement des
sensuelles et des corrompues. Quant aux autres, elles ont assez de moi
au bout de quinze jours au plus.
Que voulez-vous. Vous avez toutes les croyances, disons toutes les
crédulités, et moi pas une. Je suis le plus désillusionnant et le plus
désillusionné des hommes ; le moins sentimental et le moins poétique.
Je range l’amour parmi les religions, et les religions parmi les plus
grandes bêtises où soit tombée l’humanité.
Vous êtes choquée, Madame ?
J’admire éperdument Schopenhauer et sa théorie de l’amour me semble la
seule acceptable. La nature qui veut des êtres, a mis l’appât du
sentiment autour du piège de la reproduction.
Pardon, ce que j’écris là est inconvenant, mais tant pis. Oh ! vous êtes indignée, je sais. Je continue :
Quand je rencontre deux amants la stupidité de leur erreur m’irrite. «
Je t’aime, je t’adore, mon cœur, mon âme, ma vie, etc., etc. » Et tout
cela uniquement parce qu’ils sont d’un sexe différent. N’est-il pas
plus simple de dire : « J’ai tous les instincts de ma race, de ma
nature et de ma qualité d’homme. Donc, j’aime la femme, j’obéis à une
loi de mon corps, à une loi qui gouverne aussi les bêtes : mais je suis
un être supérieur à ces bêtes, au lieu de faire simplement comme elles,
je cherche, j’imagine, je perfectionne tous les raffinements sensuels. »
Je suis un corrompu des civilisations ; et je ne le cache pas. J’aime,
j’adore la beauté sous tous ses aspects. J’ai des sens que je cherche
sans cesse à aiguiser et tous, je suis un gourmand enthousiaste, un
gourmand solitaire qui mange pour manger, pour sentir les exquises
sensations des nourritures saines, pour percevoir les saveurs diverses,
les arômes légers, les parfums fugitifs d’aimer.
Les sentiments sont des rêves dont les sensations sont les réalités.
Vous dites que j’ai le sentiment de la nature ? Cela tient je crois à ce que je suis un peu faune.
Oui, je suis faune et je le suis de la tête aux pieds. Je passe des
mois seul à la campagne, la nuit, sur l’eau, tout seul, toute la nuit,
le jour, dans les bois ou dans les vignes, sous le soleil furieux et
tout seul, tout le jour. La mélancolie de la terre ne m’attriste jamais
: je suis une espèce d’instrument à sensations que font résonner les
aurores, les midis, les crépuscules, les nuits et autre chose encore.
Je vis seul, fort bien, pendant des semaines sans aucun besoin
d’affection. Mais j’aime la chair des femmes, du même amour que j’aime
l’herbe, les rivières, la mer. Je vous répète que je suis un faune. De
là vient peut-être l’exaspération où me jette la société, les réunions
du monde, la médiocrité des conversations, la laideur des costumes, la
fausseté des attitudes. Dans un salon, je souffre dans tous mes
instincts, dans toutes mes idées, dans toutes mes sensibilités, dans
toute ma raison.
Mes pensées naturelles choquent la manière de voir, reçue, habituelle, respectable et publique !
Toute réunion d’hommes m’est odieuse. Un bal me donne de la tristesse
pour huit jours. Je n’ai jamais vu une course de chevaux, ni même une
revue, ni une Fête Nationale. J’ai horreur de tout ce qui est fade,
timoré, inexpressif. Aussi, Madame, je préférerais ne point vous
rencontrer dans un bal de l’Opéra ! Quant à Venise, c’est de la poésie
; et vous savez que je ne l’aime guère. Et puis nous voyez-vous partant
pour un pays quelconque, sans nous connaître ? Pour quoi faire ? Si
nous allions nous déplaire souverainement dès la première minute. C’est
possible après tout ! Et puis j’imagine que vous me connaissez plus que
vous ne dites, que vous me faites poser ; et vous voyez que je m’y
prête : et je me demande toujours si vous n’êtes point quelque ami
farceur ! J’ai fait tant de farces que l’on peut bien m’en faire.
Celle-ci, du reste, serait bonne ; mais je ne crains nullement le
ridicule, l’opinion publique m’étant totalement indifférente. Vous
voulez que nous causions ? Soit. Où ? Choisissez. D’abord enlevez-moi
si cela vous convient. Je n’appellerai pas « au secours ». Ensuite,
pourquoi ne viendriez-vous pas tout simplement chez moi à l’heure et au
jour qui vous conviendront puisque je ne puis aller chez vous. Je n’ai
point de fauteuil mécanique pour triompher des volontés rebelles. Bien
des femmes me viennent voir dont je n’ai jamais abusé, croyez-le.
Voulez-vous encore que, moi, je vous enlève pour passer un après-midi
dans un petit appartement que je possède à la campagne solitaire. A la
campagne ! Au mois de janvier ! Oui, Madame, pourquoi pas.
J’attends votre décision.
Serez-vous à la première de Nana ? Moi qui ne vais jamais aux
premières, j’assisterai à celle-là. Ce sera, je crois jeudi. Enfin,
Madame, ordonnez. Parlez-moi donc un peu de vous, un peu beaucoup même.
Ces curiosités de femmes sont singulières. Pourquoi voulez-vous me
voir, je ressemble à tout le monde ; et je ne suis pas un causeur.
Je baise le bout de vos doigts.
GUY DE MAUPASSANT 83, rue Dulong.