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Callac-de-Bretagne |
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LE CRAC'H DE LA TRUITE

Loïc
Jomier, 70 ans, marin-paysan-aquaculteur, vient de prendre sa retraite.
Il quitte à regret ses poissons, mais se consolera en animant la
chorale de sa paroisse de Crac'h (Morbihan).
Rencontre impressionniste.
Il
vient de mettre la clé sous la porte, et quitte ses « cages » du Bono
en saluant ses bêtes avec respect. Loïc Jomier n'est pas dompteur de
cirque, mais éleveur de criques. Ses « cages » ne sont pas à poules,
mais à poissons. Des truites et des bars, il en éleva des centaines de
milliers, durant quarante ans, dans la rivière d'Auray où la mer a le
bras long.
À
70 ans, Jomier arrête ce métier dévorant où il faut nourrir ces
ouailles à ouïe, veiner, ramender les filets, sans prendre le temps de
souffler. Bref, un vrai boulot d'apôtre. «On n'est pas le patron du
poisson, on est à son service », résume ce «bar man» qu'on imagine
volontiers aux côtés de saint Pierre sur les rives de Tibériade.
Le
marin paysan a une gueule tannée par le vent. Des rides sur le visage
comme des vagues sur le rivage. Une tignasse blanche et drue. Des
sourcils en broussaille pour protéger ses yeux bleu Fou de Bassan du
soleil et de l'ondée. Des mains battoir plus puissantes que des pinces
de homard, qui broient, sans le vouloir, les petites pattes délicates
du «bobo» parigot.
«Mens
sana in corpore Bono » pourrait être la devise de ce célibataire qui
livre quelques éclats d'une vie à rebondissement sur le pas de
Rosnarho, la maison familiale où il vit avec sa maman âgée, en face du
Bono. La demeure de granit fleuri et son parc arboré surplombent la
rivière d'Auray. Le fleuve d'or scintille derrière une rangée de pins,
en contrebas de la prairie au foin coupé. «La mer, c'est dehors »,
disait Hugo dans 93. «La rivière, c'est en bas », ajoute Jomier dans «
56 ».
Les
poissons lui ont enseigné une forme de sagesse. « Travailler avec le
monde vivant, c'est se mettre à son service. Par-delà toute
considération morale, l'éleveur se doit de rechercher les
condition de ses "élèves ". À défaut, il provoque la maladie et
la mort. »
Jomier,
«écolo intégral» tendance Pove-rello ? «Je suis loin d'être allé au
bout de l'exigence de saint François, rectifie-t-il en souriant. Voyez,
j'ai une voiture qui pollue [une 206 « Pigeot ], jeune comme
Mathusalem, Ndlr]. Et je me suis offert un billet d'avion pour aller
aux Açores convoyer un bateau. » On absout aisément ce paysan de la mer
qui porte sous son ciré une chemise far-West au col élimé, et des
sandales de sept lieues usées jusqu'à la corde.
Le
débranché n'a ni portable, ni ordinateur ; il se contente d'un
répondeur asthmatique sur un téléphone en bakélite. Afin de lui
soumettre le projet de cet article, nous avons dû faire appel, à défaut
de goéland voyageur, à un vrai facteur de la vraie Poste, au volant
d'une éco-camionnette Jumpy jaune. «La frénésie moderniste apparaît
plus comme génératrice de frustration, de tristesse et de désespérance,
que comme un creuset de sérénité, d'épanouissement et de rédemption,
lâche-t-il, un brin pessimiste. N'avons-nous pas institué un nouveau
"Veau d'or" à travers notre acharnement consumériste?»
Navigateur,
agriculteur, pêcheur, aquaculteur, cultivateur: qui est-il vraiment?
«Je ne me suis jamais apposé une étiquette, répond l'homme libre de ses
cages qui toujours chérira la mer (merci Baudelaire). J'ai fait tout
cela à la fois et, souvent, avec foi. »
Cet
ancien de l'Agro Paris ajoute une corde (vocale) à son arc : il chante.
Passionné de musique liturgique, il anime depuis des lustres et des
lutrins la chorale de sa paroisse de Crac'h. Le joueur de Hamelin
attirait les rats par les mélodies de sa flûte ; le pécheur d'Auray
attira-t-il les poissons de ses vocalises en sifflotant La Truite de
Schubert?
Après
un topo étayé sur l'aquaculture - en résumé: la Chine fut pionnière, la
France peut mieux faire --, les ravages de la surproduction, les mille
et une inventions de la nature, ce croyant cite la Bible :
«Ô Père, Tu as mis un chemin jusque dans la mer,
et dans les flôts un sentier assuré,
montrant que Tu peux sauver de tout,
en sorte que, même sans espérance, on puisse embarquer»
(Sagesse 14, 2-5).
Le retraité va enfin trouver le temps de lire « Laudato si » du pape François. Nul doute que cet « écolo'spi » souscrira
à la dénonciation de la «démesure anthropocentrique» et du «rêve prométhéen de domination sur le monde ».
Le
Breton connaît l'ampleur des marées, la course des nuages, le
déchaînement des vents. Ces forces le dépassent et le maintiennent en
humilité (en humidité, aussi). Elles le laissent passer. Lui (pi s'est
« amalgamé » à la terre, à la mer et au ciel, chante le Créateur en
anticipant la fin des temps : tous les éléments ne s'unir ont-ils pas
alors en une immense chorale à sa louange?
Loïc
pourrait plagier le Pauvre d'Assise : «Loué sois-Tu, mon Seigneur, pour
soeur notre mère la Mer, qui nous nourrit et nous gouverne, et produit
divers fruits dont les poissons colorés. » Colorés comme ces truites
arc-en-ciel qui frétillent en contre-bas de la colline de Rosnarho, où
coule une rivière. Elle scintille, la rivière dorée.
Luc Adrian. (Famille Chrétienne)
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