Callac-de-Bretagne

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CHEZ Les SPHYNX
par François TALDIR JAFFRENNOU.

J'ai été trois ans sur le front français. En 1917, les Américains accoururent à la rescousse. Ils réclamèrent des officiers de liaison, des interprètes et des instructeurs sachant l'anglais. Une mission fut formée sur le modèle de celle qui existait déjà à l'armée britannique. Le général Raguenau en prit le commandement.

Je fus affecté à cette mission. L'examen d'interprète ayant été favorable, j'entrai CHEZ LES SPHYNX, ainsi appelés parce qu'ils portaient au collet la tête de l'animal fabuleux. Ce corps spécial avait été créé par Bonaparte pendant la campagne d'Egypte en 1798. En France, de 1914 à 1919, son effectif ne dépassa pas 3.000 hommes. J'ai passé dix mois avec le Ier  corps d'armée constitué par les U. S. A. Puis, sur ma demande, je fus muté à l'armée britannique, en la même qualité. J'ai extrait de mes notes le récit des quelques mois passés parmi nos alliés anglais, parce qu'il me paraît cadrer avec le but de notre Revue, qui est de maintenir et de promouvoir des relations étroites entre Celtes des deux côtés de la Manche, et subséquemment entre Français et Anglais.

A 20H15, je pris à la gare du Nord, à Paris, le rapide de Calais, étant muni de l'indispensable ordre de transport A 2.
Dans le compartiment de 2e classe où je montai, je me trouvai le voisin d'une jolie blonde de type flamand, portant la trentaine, et fort peu sauvage. De ces femmes « de guerre » empressées à vous conter leur histoire, bien qu'elles ne vous aient jamais vu, et qu'elles sussent qu'elles ne vous reverront jamais : peut-être à cause de cela.

« J'étais, me dit cette belle inconnue, propriétaire d'une exploitation agricole à Launoy, près de Lille, et le 2 août 1914, mon mari rejoignit son régiment d'artillerie. Le 20 août, les Alle-mands approchant, il fallut fuir. Je fis un colis de hardes, et à pied, je pris la route de Saint-Orner. J'étais enceinte. Je m'arrêtais dans une ferme, où l'on m'accueillit et j'enfantais dans une remise.
 
« Aussitôt rétablie, je repris la direction de Saint-Omer, avec mon enfant entre les bras. Là, des amis m'accueillirent et me procurèrent une habitation vacante. J'y suis depuis bientôt 4 ans. Je reviens de Normandie, où j'ai rendu visite à des amis réfugiés... Vous êtes interprète, monsieur ?

Oui, madame.
Il y a beaucoup d'Anglais à Saint-Orner. Si le hasard vous y amène un jour, n'oubliez pas de venir me demander l'hospitalité. »

Ayant dit, la voyageuse s'endormit sur mon épaule, avec la plus grande familiarité, ce qui ne me donna pas le temps de lui demander son nom ni son adresse.
Deux heures du matin. Le chef de gare crie dans la nuit :
-    « Rang-de-Fliers »

C'est ici que je devais descendre. Pas un réverbère dans cette gare, à cause des raids d'avions ennemis. Je descendis à tâtons, portant ma cantine et ma musette. Et le rapide démarra vers le Nord.
Dans la salle d'attente, un poêle rougeoyait. Quelques soldats français et anglais, qui avaient flairé la chaleur, s'étaient groupés autour, fumant et crachant. Derrière le grillage ajouré de la salle d'attente, le chef (la gare, qui avait un poêle pour lui tout seul, triait ses papiers. II fallait passer là le reste de la nuit, car le train de Berck n'était qu'à 6 'heures.

Vers 5 heures, comme une blafarde clarté commençait à poindre, je me glissais hors de la gare. Les autres firent de même. Au bout de 150 mètres, un lumignon perça les ténèbres, semblant nous faire signe. C'était un estaminet. Des voix éraillées montaient de l'intérieur. Ce cabaret providentiel était ici la Maison du Bon Dieu. Il y avait un poêle flamand tout rouge, du café bouillant, de la gnolle. A petites lampées, en ingurgitant sa bistouille, on attendrait le jour.
Enfin, l'heure approche. Un tortillard crache à la gare une fumée épaisse. En moins d'une heure, il faisait le trajet de Rang à Berck-sur-Mer.

Aussitôt arrivé, je m'informai du dépôt-école des interprètes. On me l'indiqua, installée dans une ancienne pension de famille, une « polyclinique ». On m'y reçut avec beaucoup d'égards. Un planton me conduisit à une chambre, que je partagerai avec un autre sous-officier. A ce moment, il y avait fort peu de « Scholars »(écoliers). Tous avaient été expédiés vivement au front, en raison des demandes intenses, depuis la reprise de l'offensive par l'armée anglaise. Au nombre des stagiaires, je rencontrai un Breton, Le Pautremat, professeur d'anglais au lycée de Saint-Brieuc.
La première prise de contact eut lieu à la popote, à midi. Elle était installée dans l'arrière-salle du Café Central de Berck-Plage. Nous y mangions à une douzaine ; tous me firent l'effet d'être le » truc gentlemen », soit d'origine, soit que quatre années de fréquentation des officiers anglais eussent déteint sur leurs manières. Leurs uniformes kaki sortaient de chez le « Select Tailor ». A côté mon kaki américain faisait pauvre. La plupart portaient le ruban du «DSO- Distinguished Service Order », et plusieurs brisques de front. Depuis de longues années, ils bourlinguaient de régiment en division, de division en dépôt, où à tour de rôle, les interprètes fatigués étaient autorisés à venir prendre quelques jours de repos.

On ne saurait faire aucune comparaison entre cette école et celle de Biesle, Haute-Marne, pour les interprètes des Américains. Là-bas, installation de fortune; ici, une organisation stabilisée, d'où l'on se flattait de ne laisser sortir que des hommes affinés, rompus au "fashion" anglais : aussi grande différence entre les deux écoles qu'entre les deux peuples.

Les stagiaires .de l'école dei Berck disposaient d'un club, installé au Casino des Dunes. On y trouvait salle de lecture, salle de billard, bains, tennis et jeux divers. L'école était commandée par les capitaines Phélizon et de Saint-André. Ils étaient entourés d'un cadre sédentaire d'officiers professeurs, de sous-officiers de discipline, de soldats secrétaires, en tout douze ou quinze « embusqués » pour un dépôt administrant 1.500 interprètes. C'était un record de bonne foi et de conscience.
Le régime des interprètes de passage était sévère. A son immatriculation, tout nouvel interprète était soumis à une interview du capitaine commandant portant sur ses opinions, patriotiques, sociales, philosophiques.
Il s'agissait, pour l'officier, responsable de la direction à donner à son élève, de se rendre compte si son degré d'éducation lui permettait de remplir un poste en activité auprès des chefs, ou si sa place était plutôt dans un conglomérat d'interprètes traducteurs. Une des qualités les plus prisées était le flegme : c'est-à-dire la froideur, le manque d'émotivité, le verbe lent, l'acceptation des faits sans réaction apparente. Des pancartes le disaient dans les salles aux moins perspicaces : « Défense express de prononcer, ici aucune parole de découragement, ni de lassitude. »
En fait, la liberté de critique était supprimée à tout interprète de l'armée anglaise. Je ne tardais pas à remarquer que ce silence était d'ailleurs devenu une deuxième nature chez ces Français sélectionnés, ce qui tendit à me faire admettre que la généralité des Français pourrait, quoi qu'on dise de leur versatilité, acquérir, par l'éducation nordique remplaçant l'éducation latine, ce calme qui leur fait défaut lorsque des événements imprévus viennent bouleverser leurs habitudes ou exciter leur sensibilité. Ici, à longueur de jour, personne ne commente les nouvelles de la guerre, ni pour ni contre. Elles sont ce qu'elles sont. Chacun peut en penser ce que bon lui semble, mais ne communique au dehors aucune impression. Celui qui le ferait serait tenu pour mal éduqué. Quand on avait vécu avec les Poilus, on mesurait l'abîme qui les séparait de ceux-ci, dressés d'autre manière. Apprendre à se taire, quelle qualité chez la race qui sait se discipliner jusqu'à garder le silence lorsqu'elle est aux prises, de toutes ses forces matérielles et morales avec le plus puissant ennemi.
Je remarquai aussi que les interprètes jouissaient .à Berck de la plus haute estime. Malgré leur distinction vestimentaire, qui devait aller de pair avec celle des officiers britanniques, aucun poilu, aucun habitant, ne songeait à les traiter d'embusqués. On se rendait compte dans la zone des Anglais, que l'interprète de troupes était un combattant. Chacun connaissait leur conduite héroïque de la première année de guerre, quand ils n'étaient que quelques centaines à la « misérable armée de French », où ils avaient à faire seuls toute la liaison avec les Français. Combien d'entre eux furent tués pendant la Retraite de la Marne, et lorsqu’il fallut, en 1915, quitter Amiens et Noyon l Depuis la reprise de l'ultime offensive interalliée de juillet 1918, leur rôle devenait de plus en plus dangereux, par suite du rideau de gaz dont les Allemands couvraient leur retraite.
Aussi, l'école de Berck se vidait-elle chaque jour un peu plus de ses occupants, et me rendis-je compte que je n'y ferai pas un plus long séjour.

Je devais, cependant, apprendre mon métier. Aussi, suivais-je les cours avec ardeur, de façon à être à la hauteur de ma tâche.

Les interprètes étaient attachés aux troupes combattantes à raison d'un par grande unité, avec détachement de relève au Q. G. de la division. La grande unité était le bataillon (synonyme de régiment) à l'effectif de 1.000 hommes commandés par un lieutenant-colonel. Les gradés étaient dans la proportion de un sur quatre. On était gradé à partir de sous-caporal, ou lance-caporal. Le bataillon comprenait 4 compagnies de 16 pelotons et 64 sections. Le peloton, commandé par un lieutenant; la section par un n. c. o. (non commissioned o/Officer ou sous-officier). Dans chaque peloton, 2 sections de fusiliers et 2 de mitrailleurs.

La grande unité de cavalerie est le régiment, divisé en 4 escadrons, divisé chacun en 4 troops ou sections.
A noter que ni le bataillon ni le régiment ne portaient de numéro, mais étaient désignés, comme chez nous sous l'Ancien Régime, par le nom de leur comté de recrutement : Devon Bataillon, Leicester Regiment.

La grande unité d'artillerie était la batterie, chacune divisée en 3 sections de 2 canons pour la Field Artillery et de 4 canons pour la Heavy.
Le génie formait une arme indépendante. Il comprenait deux branches, les Engineers, et les Pioneers.
Enfin, les Expeditionary Forces étaient complétées par le Royal Air Force, ou Aviation, et la Mechanical Transport Supply Colunm, ou service automobile de transports.

Les services annexes des états-majors de divisions comprenaient : les Signals (télégraphe, téléphone, T. S. F.), les Medicals (sanitaires), les Supplies (ravitaillement), les Postals, les Transportations (communications), le Judge Advocate General Department (justice militaire), le Chaplain's Department (aumônerie), l'intelligence Service (sûreté générale), la Prevost Branch (gendarmerie), et sous le nom d'Ordnances, l'habillement, l'armement. l'éclairage.
Chacun de ces services comprenait cinq officiers supérieurs, ainsi nommés : Director General, Director, Deputy Director, Assistant Director, Deputy Assistant Director.

On voit que l'armée anglaise ne le cédait en rien à l'armée française pour la multiplication des rouages honorifiques de l'arrière.
Enfin, il y avait 3 bataillons dans une brigade, 3 brigades dans une division, 3 divisions dans un corps d'armée, et 3 corps d'armée dans une armée. Dans ce formidable organisme de l'armée britannique, créé de toutes pièces depuis le commencement de la campagne, et se développant, se perfectionnant sans cesse, comme celui des Etats-Unis, jusqu'à pouvoir devenir, dans un an de plus, une masse disciplinée absolument écrasante, alimentée par un empire de plus de 150 millions de sujets, et qui emporterait comme fétus de paille les derniers régiments décimés et affamés des Allemands, quelle fonction était dévolue à l'interprète français ?

Je ne parlerai que pour les mentionner des Interprètes I. A. T., affectés comme traducteurs aux formations de l'arrière. L'interprète de troupes avait un rôle de premier plan.
A chaque état-major de corps d'armée était attaché un officier interprète, du grade de lieutenant, rarement de capitaine, commandant, outre son propre personnel, les sous-lieutenants interprètes attachés à chaque division et leur personnel qui a varié, d'après le capitaine directeur de l'école de Berck, D. de Saint-André, de 14 à 30 interprètes auxiliaires. Ces interprètes auxiliaires étaient sous-officiers, brigadiers ou soldats. Lorsqu'ils n'avaient aucun grade, leur mission était plus difficile, et leur situation plus délicate vis-à-vis des autorités alliées. Leur nombre était de 2.000 en 1918. En ce cas particulier, la France a manqué à la justice et à la dignité en n'assimilant pas au grade d'adjudant à titre temporaire tous les interprètes, quels qu'ils fussent, ainsi qu'elle l'a fait dans d'autres branches spécialisées, par exemple pour les médecins, les vétérinaires, les pharmaciens, qui sont pourvus d'office d'un rang dans la hiérarchie.
L'interprète de troupes devait tout d'abord jouer un rôle d'administrateur, protéger les populations françaises contre les abus de pouvoir des unités alliées; évaluer les dommages-intérêts et les régler par arbitrage; servir d'intermédiaire entre le commandement militaire allié et l'autorité communale et civile française. Ceci représentait à l'arrière du front un travail énorme.

Toutefois, le rôle d'administrateur n'a été qu'accidentel.

Au début de la guerre, les Anglais ont été amenés à se méfier des Français. En août 1914, le maréchal French et le général de Lanrezac, ne voulant pas confier à un interprète la traduction de leur dialogue, ne purent se comprendre et ce premier contact leur laissa une impression de malaise. Nos alliés n'eurent plus la sensation de se faire « rouler » du jour où ils purent coordonner leurs opérations avec les nôtres, grâce à l'organisation méthodique qui fut donnée au service des interprètes dès la stabilisation des fronts. Celui-ci se vit chargé de la « liaison » stratégique et tactique entre les états-majors.
Jusqu'en 1917, la liaison franco-britannique sur le champ de bataille même n'avait de raison d'exister qu'aux deux points extrêmes, à l'aile gauche (Belgique), et à l'aile droite (Somme). Mais à ce moment, le mélange des divisions britanniques avec les françaises devint plus fréquent, et le capitaine interprète de Saint-André fut chargé de rédiger une instruction relative au contact franco-britannique qu'approuva le général de Laguiche, chef de la mission française près l'armée britannique.

D'après ce règlement, l'officier interprète de corps d'armée et son groupe d'interprètes (de 14 à 30) étaient chargés d'assurer la liaison sur le champ de bataille, à tous les points de contact interalliés d'infanterie et d'artillerie.
Pour cela, il fallait des hommes braves, ayant, comme les interprètes automobilistes de l'armée américaine, le courage de l'homme isolé, le plus difficile de tous.
— « Je tiens à rendre hommage à ces braves gens, nous dit le capitaine de Saint-André, qui ont montré leur valeur à tous les points de vue. En mars 1918, un petit détachement de 70 inter-prètes avait été chargé de rattacher à tout risque les liaisons franco-britanniques, pulvérisées dans le trou créé devant Amiens par les Allemands, entre la Ve armée britannique et l'armée française. L'un d'eux offrit son cheval à un général de cavalerie démonté;
l'autre, pris dans une compagnie de chasseurs à pied, s'était vu décerner un « cor de chasse » par ces poilus, parce qu'il « aurait été digne d'être chasseur ». Un autre sillonnait à moto les routes
les plus bombardées pour porter des renseignements à un général anglais qui le trouvait « aussi utile que tout le reste de son état major Fermi » La proportion des tués et des blessés interprètes, vu le petit nombre d'hommes engagés, a été de l'ordre des pertes de l'artillerie. »
Enfin, dans la guerre de mouvement, l'interprète de liaison devait assister aux relèves de troupes, prêter la main à la prévôté et à la sûreté pour la recherche des traînards et des suspects, organiser les évacuations des malades et des blessés civils; enfin, comme nous le verrons après l'Armistice, remplacer les maires, administrer les communes et ravitailler les populations.
Lorsque les troupes étaient au repos, dans les cantonnements, l'interprete avait encore une autre fonction, qui chez les Français, est remplie par le « fourrier ». D'accord avec le Town-Major ou major de la garnison, il dressait un état des logements (Billeting) sur des imprimés spéciaux qu'il portait sur lui, et les répartissait entre les officiers et les bureaux de compagnie. Au départ de la troupe. il recueillait et instruisait les réclamations (claims).
Le cours du capitaine de Saint-André m'était complété par un cours du soir que mon camarade de lit, lemaréchal-des-logis Lamuray, me faisait avant de s'endormir.
« Tu dois savoir tenir ton rang là-bas, disait-il; alors tu auras le maximum de considération. Quand tu arriveras dans la division ou la brigade qui te sera désignée, tu auras à choisir entre la table du général (ou du colonel) et celle de l'officier d'approvi-sionnement (Supplies), ou celle du chef ,(Sergeant-Major). Tout dépend des goûts. Si tu as de l'estomac et de l'argent, prends le premier parti.  « Tu seras de toutes les réceptions, mais il faut savoir jouer au bridge. Tu seras décoré D. S. O. (Distinguished Services Order), ou D. C. M. (Distinguished Conduct Medal). Tu feras venir de chez toi -100 francs par mois pour ajouter à ta solde de 400, car les officiers anglais ne te feront pas l'injure de payer pour toi. Ils te décrètent leur pair.
« Mais supposons que tu aimes mieux vivre effacé, tout en faisant ton devoir, supposons que tu préfères les ressources du Système D. des Français à l'apparat britannique, fais-toi l'ami du lieutenant des Supplies ou du Sergeant-Major. De temps à autre, tu leur procureras des locaux idoines à un paisible cantonnement; tu dégoteras quelque bonne dame capable de leur faire de « la cuisine française » qu'ils apprécient mieux que la leur, tu feras venir du ehampagne, et tu seras « le roi de la popote ». où tes dépenses seront inexistantes. »
Ainsi parla Lamuray, blanchi sous le harnois.

Il y a huit jours que j'étais à l'école et déjà, des bureaux, le bruit transpira qu'on m'enverrait au front dans 48 heures. Je profitais de ce répit pour visiter Berck-Plage et les alentours. Je poussai jusqu'à Grosfliers, dans les terres, où était installée une école d'artillerie (Gunnery School). Ici, la mer a des 'horizons illimités. Les plages sont aussi unies que des vélodromes. Dans le vieux temps, Berck-Ville touchait à la mer, mais en raison de l'envahissement des sables, elle s'en trouve maintenant à un kilomètre. Il a fallu suivre la fantaisie du flot et construire à sa proximité Berck-Plage, où sont les hôtels (transformés en hôpitaux) et les villas des baigneurs. Le sable reste encore le grand ennemi. Chaque jour (en temps de paix) des équipes de cantonniers les chassaient des rues et des quais. Livré à lui-même il envahirait tout. Du côté du quartier Rotschild, des villas abandonnées depuis la guerre étaient calfeutrées de monticules de sable fin, qui en recouvraient même les toits.
La mer elle-même est limoneuse, et ne charrie que du sable. A perte de vue, la falaise s'étend vers le Nord, jusqu'à Paris-Plage.
* *
Un jour, quatre années après la déclaration de guerre, je flânais comme d'habitude autour du tableau où s'affichaient les mutations du lendemain, quand je lus :
«    JAFFRENNOU' François, maréchal-des-logis, ira à la 37e division d'infanterie, 46 corps d'armée, 3° armée, général Byng. Cela fit Byng aussi dans mon crâne, comme un coup de battant de cloche. En avant donc! La nuit se passa blanche. pourquoi le nier? Qu'était cette 37° division? Une galloise? Quitter le dépôt pour le feu. après quatre ans de guerre, n'était-ce pas défier la Fortune, qui jusqu'ici m'avait épargné? Ne grenai-je pas, imprudent. le contrepied des autres, qui' s'ingéniaient à revenir de l'avant à l'arrière, fût-ce au prix d'une blessure, tandis que moi je remon¬tais volontairement de l'arrière à l'avant ?
Mais une hantise m'entraînait vers le front. Je voulais de l'imprévu, des sensations que je ne retrouverai plus: je me morfondais d'être éloigné de cet incendie qui dévorait le monde sur une étroite zone. et qui se dépla'cait maintenant vers l'Est à une vitesse accélérée. Encore quelque temps, et l'arriverais trop tard. Il n'y avait nlus un jour à perdre, pour jouir de la dernière flambée, de l'apothéose finale de cruatre ans de tragédie.
Le lendemain matin, j'obtins une audience du capitaine de Saint-André.
«    — Mon capitaine, lui dis-je, je suis sans doute le seul soldat francais parlant couramment la langue galloise et possédant des relations personnelles dans cette province de la communauté britannique. Voilà pourquoi j'ai sollicité et obtenu l'honneur de servir comme interprète au milieu de son infanterie. Ma requête. appuyée par une éminente personnalité bretonne, a été accueillie par le général Mordacq et vous devez avoir reçu des ordres dans ce sens. » «    Secrétaire X..., dit-il, passez-moi le dossier du maréchal-des-logis Jaffrennou. »
Le dossier fut ouvert devant moi. Il s'y trouvait mes pièces ;

les fiches matricules, mes fiches de positions. et une certaine note provenant directement du ministère de la Guerre, et ordonnant : « l'affectation de ce spécialiste de la langue celte à l'une des divisions galloises ou écossaises .

« — C'est exact. fit le capitaine. J'avoue n'avoir pas prêté attention à la copie de cette note, dont l'original se trouve au O. rie la mission à Montreuil-sur-Mer... «   — Alors, obtiens-je satisfaction ?

« — Pas précisément. La 37° division est anglaise. C'est la division des « Fers à Cheval » . C'est la 38e qui est galloise. Il y a eu erreur d'un chiffre vous concernant. C'est un peu de ma faute, de n'avoir pas porté attention à cette note. C'est bien la première fois... J'en référerai.

« — Cela retardera-t-il beaucoup mon départ

« — Oui, un moment.

« — Alors, n'en faites rien. Ce qui est écrit est écrit. Je prends la 37°.

« — Et vous faites bien.

« — Pourquoi, mon capitaine ?

Il réfléchit une seconde, comme s'il devait répondre, et :

« — Mon ami, vous êtes Breton, n'est-ce pas ?

« — Oui, mon capitaine.

« — Vous savez le sacrifice (lui a été demandé aux Bretons par le commandement français ?

« — Certes.

« —Eh bien, il en va de même pour les Gallois, dans l'armée britannique. Depuis quatre ans, les deux divisions qu'a fourni cette principauté n'ont jamais été relevées. Elles ont été décimées plusieurs fois et reformées en ces derniers temps d'éléments qui ne sont plus uniquement gallois. Les interprètes qui ont été attachés à ces troupes de choc y ont été tous tués ou évacués pour blessure. Je vous le dis bien sincèrement. Mon ami, le sort vous favorise, gardez la 37°...

Le secrétaire me délivra aussitôt mon ordre de route : « Montreuil-sur-Mer. Saint-Pol-sur-Ternoise, Arras. »

Je bouclai mon barda : havresac, musette, bidon: mes cuirs, mon étui-révolver, un manteau de drap kaki dit British, calot, képi, casque et un sac à avoine avec deux couvertures.

Un petit train partant de Berck me débarqua à Montreuil-sur-Mer à 10 h. 30. J'avais le temps de visiter cette ville, à laquelle il faut accéder par une côte escarpée, montant de la gare.

Montreuil-sur-Mer? Pourquoi sur Mer? La mer est loin là-bas. vers l'Ouest. A peine distingue-t-on une ligne d'horizon grise, que l'on suppose être la limite de la terre. Là cependant. il v a 1.000 ans, cette ville offrit un refuge aux barques des moines bretons de l'abbaye de Landévennec, fuyant les ravages des Normands.

C'est ici que se réfugièrent nos compatriotes, emportant avec eux les reliques de saint Gwennolé.
Anjourd'hui, Montreuil-sur-Mer était le siège du G. Q. G. britannique (General Headquarter) et de la Mission Francaise près de l'armée. sous l'oeil des N. C. O's un platoon de tommies faisait du drill (exercice) sur la grand-place. Dans les rues, beaucoup d'officiers d'état-maior, l'air affairé. Enseignes, affiches, avis, étaient en anglais. La pittoresque cité était enfermée dans une ceinture de larges remparts, fortifications médiévales très bien conservées, et dont j'eus tout le loisir de faire le tour. Ils étaient si larges que des allées de boules y avaient été aménagées pour les paisibles bourgeois du temps de paix.

A midi, je m'enquis d'un bon hôtel. et je fis un plantureux
déjeuner, à côté de secrétaires anglais qui menaient une existence de fonctionnaires réguliers.

A 15 'heurs seulement, j'avais un train pour Arras, le seul. Je grimpai dans un compartiment déjà occupé par deux permissionnaires français qui allaient à Arras. Nous passons Saint-Pol, puis Favy. Au crépuscule voici Aubigny-en-Artois.

C'est ici que j'ai cantonné en octobre 1914, conducteur à la Section Sanitaire automobile du 33e corps d'armée. D'ici, nous allions relever les blessés dans les lignes, entre Arras, Sainte-Catherine et le Mont-Saint-Eloi. La gare suivante était justement Mont-Saint-Eloi. La nuit était tombée ; on n'apercevait plus les silhuouettes des fameuses tours qui étaient démolies. Non loin d'elles, se trouvait le château du docteur-maire, M. Gernez, dont la famille fut pour moi si accueillante, et Villers-en-Bois où le général Pétain avait son poste de commandement, et où souvent m'appela mon service. Vieux souvenirs confus, que d'autres ont effacés.

Enfin, voici Arras. On apercevait dans la nuit quelques édifices éboulés, et des rails à l'infini. Un noir opaque. Pas une lumière. Le train n'allait pas plus loin. Des soldats anglais descendirent et se perdirent on ne sait où. Nous décidâmes nous trois de passer le reste de la nuit dans le train. J'allumai une bougie, et après avoir bouché hermétiquement les fenêtres avec des couvertures, nous cassâmes la croûte. Puis au concert d'une tempête furibonde, qui faisait tanguer le wagon, nous nous étendîmes sur les banquettes.

Au matin, le froid nous mit debout.

Il faudrait boire un jus, fit Théon, artilleur, originaire de Marcoing.

Nous gagnâmes la ville détruite. Arras n'était en effet qu'un monceau de ruines. On dirait de quelque Pompéi. L'hôtel de ville était un amas informe de pierres. Cette place, je me la représentais, le soir du 4 octobre 1914, quand je reçus l'ordre, sous la première avalanche d'obus qui y tombait, de déménager les services de l'Intendance et de les transporter à Aubigny. Comment échappai-je alors à la mort? Et dans ces mêmes lieux, je revenais la défier. Enfin, nous découvrîmes dans le silence une espèce de boutique avec une table et du feu dans l'âtre. Une mégère habitait cet antre entre quatre pans de mur. Elle vendait du café. Elle pleurnichait.

« — Quel triste sort le mien! Je n'ai pas quitté Arras pendant quatre ans de bombardement ; j'ai ravitaillé les soldats, et voilà qu'hier soir plusieurs Anglais sont venus et m'ont volé mes économies. Qué malheur, ah ! gué malheur ! »

Réchauffés, nous retournâmes à la gare. Théon et moi nous nous séparâmes.


J'allai m'informer au Railway Transport Office de l'emplacement du Q. G. du général commandant la 3ème armée. M'y étant présenté, je fus aimablement reçu par le policier de réserve des interprètes, que je trouvai en train de déjeuner de thé, de biscuits et de confitures. On ne se privait pas ici. Devinant sans doute que mes 24 heures de trajet m'avait creusé l'appétit, ils m'invitèrent à partager leur menu et me firent don d'un gros fromage de Chef.

Ils mirent une auto à ma disposition pour me conduire à mon poste au Q. G. de la 37* D.I. à Beaurains.

J'y accédai par une route criblée de trous d'obus. A droite et à gauche, les canons gris étendaient leurs gueules courtes et cra-chaient vers les lignes allemandes, distantes de trois kilomètres. De temps en temps, un obus ennemi passait en sifflant et allait creuser une brèche de plus dans les murs d'Arras.

A Beaurains, le poil des interprètes était réduit à quatre, dofit un sous-lieutenant. Je me présentai à ce dernier, nommé Duffit, qui lâcha des ah ! de satisfaction.

          Voilà plus de 15 jours, s'écria-t-il, que je vous espérais. L'interprète X.... du régiment des Signais (télégraphistes), a été gazé et évacué. Le dépôt de Berck ne* semble pas pressé.

Quand je suis parti, mon lieutenant, le dépôt était presque vide : tous les interprètes disponibles avaient été mutés.

          Nous sommss ici quatre pour un boulot montre. Je vais d'ailleurs vous présenter.

Flairant l'arrivée du « nouveau », les collègues étaient au guet. Ils accoururent de différents abris.

          Voici Deffontaines, dit le lieutenant, un Parisien comme moi, sa bedaine vous indique sa profession. Dans le civil, il y a très longtemps, il était maitre d'hôtel. Voici Master Quénet, l'homme à tout faire, qui est de Quimper, en Basse-Bretagne, et un autre Breton encore, Quéguiner; enfin, Guyot. Quéguiner et Guyot, nos plus jeunes collègues, sont attachés aux bataillons : vous' serez à la disposition du régiment de signalisation. Du reste, .te vous confie à Master Quénet, qui vous mettra au courant. Ensuite, je vous présenterai au général Bruce Williams. suivant l'usage. »

Ayant dit, l'officier se retira.

          Il se noie dans un verre d'eau, fit Quénet, gouailleur. Si nous n'étions pas là pour lui relever le moral... Mais, fit-il, vous êtes Breton, il me semble que ce nom, Jaffrennou, me dit quelque chose....

          Un certain Barde, vous rappelez-vous ?

          Que je remue mes souvenirs ! Oui, un Barde qu'on appelait Tal di r.

          C'est lui-même.

          Ah, ça, par exemple, c'est extraordinaire. Tenez, écoutez-moi cet air...

Et il se mit à fredonner le Bro qoz ma Zadou.

--Il y a Quéguiner, ici, qui le joue‘        au piano chaque fois qu'il

trouve quelque part un -coucou délabré. Quéguiner, saluez le Barde. Il est timide, Quéguiner. C'est un gosse que la guerre a pris au biberon. Il était instituteur libre à Jersey, alors, on l'a mis d'office chez les Anglais.

Quéguiner, grand garçon joufflu de 24 ans, rougit comme une

fille.

          D'où êtes-vous, lui demandai-je.

          Je suis de `gaulé, en Léon.

Guyot ne disait rien. Il admirait cette effusion entre Bas

Bretons.

Master Guyot, continua Quénet, est le philosophe de notre club. Autrefois, il était quelque chose comme curé on frère, en tout cas, il portait la soutane..

          Ne touchez pas à notre religion :qster Quénet. — Je m'en garderai bien, Master Guyot...

Guillaume Quénet et Joseph Guyot étaient fort distants l'un de l'autre; ils différaient aussi bien d'opinions que de caractères. Quénet était sceptique, Epicure et Voltaire tout ensemble, Guyot avait gardé, sous l'habit militaire, les moeurs austères du congré¬ganiste.

Guillaume Quénet, de la classe 1901, était interprète d'anglais depuis le début de la guerre. Il avait fait tous les bons et les mau¬vais coins d'Ypres à Montdidier. Dans le civil, il était chef de bureau à la préfecture du Finistère. et marié à une institutrice. Grand, grisonnant, la moustache épaisse, le teint rose, il avait du pur Anglais, dans l'extérieur, mais sa volubilité toute celtique, le trahissait. Il‘ parlait un anglais aussi argotique que les plus hooli¬gans des tommies des faubourgs, aussi sa popularité à la 37e était-elle considérable.

— Aujourd'hui, me dit-il, repos pour vous. D'ailleurs, en face, les Boches sont tranquilles. Je vais vous montrer .1a carrée où vous pourrez étendre votre couverture et votre sac de couchage. Puis nous irons déjeuner à la popote des sous-offs, les N. C. O's, de l'état-major, présidée par mon vieil ami Yperson, sergent-major cinq fois rempilé, qui a fait l'Egypte et les Indes, et qui est un type des plus curieux. Après-midi. suite des présentations : 1) au général; 2) au commandant des signaleurs.

A midi, tous se donnèrent rendez-vous dans une baraque en bois, où se tenait le mess des sous-officiers, une douzaine environ, plus les interprètes. On me fit l'honneur de me placer à la droite d'Yperson grand et maigre gaillard blanchi sous le harnois, la poitrine barrée de rubans multicolores.

Après que, par politesse, il m'eut questionné sur les coins où j'avais fait la guerre, la conversation roula sur la prochaine grande offensive. Yperson. très fier d'être dans les secrets des dieux. nous exposa que Foch et Haig avaient arrêté l'àfitre jour à Monchy-le-Châtel lin plan d'attaque finale qui devait tout emporter.

La Ire armée fran'çaise entrerait la première dans la danse au sud de Saint-Quentin. Elle serait appuyée immédiatement par la TVe armée britannique, général Rawlinson, et par la Ille, la nôtre, gén éral Bvn g.

Objectif : emporter la ligne Hindenburg, traverser l'Escaut, s'ouvrir la route de Cambrai.

La 37° division devait s'ébranler la première dans 48 heures. avec comme objectif direct : enlever .Croisilles. La guerre de mouvement allait commencer. Nous nous réjouissions à cette pers¬pective.

Quénet se montra plein de verve; il se voyait déjà sur le Rhin, et parlait des Gretchen d'un air entendu. iMalgré ses cheveux pré¬maturément blancs. il était d'une verdeur de langage que Guyot qualifiait de diabolique. Il sacrait des fakking et des a'amn'd comme un matelot de His Royal Navy avec un accent de native speaker qu'aucun de nous ne pouvait acquérir.. Aussi était-il popu¬laire chez les Tommies, et tous s'adressaient à lui comme à la gazette des derniers tuyaux.

Quéguiner, lui, était un Léonard réservé; l'habitude Qu'il avait pue, tout jeune, de se soumettre à la hiérarchie, lui permettait de suivre une conversation sans y prendre part, approuvant indiffé¬remment les uns et les autres. Les Anglais l'appelaient Kitchener,

depuis que Quénet leur avait expliqué que Quéguiner voulait dire la même chose en breton.

Le collègue Guyot était autrefois religieux Mariste. Il était d'un optimisme, vrai ou concerté, qui révélait une sensibilité émoussée. La longueur de la guerre n'avait pas troublé sa sérénité. Il disait l'accepter comme un sacrifice, en vue de sa rédemption. On disait qu'il accomplissait son rôle d'interprète avec une conscience scrupuleuse, et la conscience, exagérée sans doute, de son humi¬lité et de sa petitesse. Il vivait à part, évitant toute familiarité.

Comme il professait la conviction que Dieu avait tout prévu et que rien ne servait de lutter contre le sort, il ne surchargeait jamais son bagage de corned beef ni de couvertures. Mais sur ce détachement des biens de ce monde, Quénet veillait, et sans que s'en doutât le bon religieux, qui pouvait en attribuer le mérite à la Providence, il ménageait toujours à notre « anachorète » une large part aux distributions de vivres, auxquelles celui-ci, plongé dans ses méditations, négligeait parfois d'assister.

Dans l'après-midi, je fus présenté au général Bruce Williams,

homme de haute taille, à la tête carrée, paraissant indulgent et amical. Sur les parements rouges de sa tunique élégante, les ors mats mettaient une note imposante. Il se promenait de long en large dans son bureau, entre deux tables couvertes de cartes et de graphiques.

Il me questionna sur mes états de services, et me dit que je serai le bienvenu à la 37 . Il me dit qu'il avait toujours eu satis¬faction des interprètes français sous ses ordres.

De là, je me rendis à l'autre bout du village, où dans une grange ouverte était garés la camionnette et le matériel de signa¬lisation.

Le commandant Bedfort me reçut et me passa ma consigne :

Venir tous les matins aux ordres: me tenir en liaison télépho-nique avec les batteries d'artillerie française de 155 qui se trou-vaient à la droite de la division, et leur transmettre en français les rectifications de tir.

Il me présenta ensuite au gardien du matériel et le pria de me délivrer tout ce dont je pourrais avoir besoin. te garde était le caporal Robert Llewelvn Roberts, chez qui je devinais tout de suite une origine galloise', à cause de son nom.

Pour en avoir le coeur net, je lui dis à brille-pourpoint en langue kymrique

— Ai Cymro 'dych-chwi ? (Etes-vous Gallois ?)

— la, 'dwy. A chwitha hevyd? (Oui, je suis. Et vous-même aussi ?)

Nage. Brython o Frainc wedi dysgu cymraeg. (Non. Breton de France ayant appris le gallois).

Le brave Tommy n'en pouvait croire ses oreilles. Mais quand il m'eut dit qu'il était de Colwyn Bay, et que je lui eus parlé de son pays de Gogledd que j'àvais si souvent visité, que nous eûmes fait état des noms des Bar des les plus célèbres de Cambrie, et les splendeurs des Eisteddvodau (festival populaire national), il ne sut comment me témoigner sa joie. Il me combla de cigarettes. d'allumettes, de bougies et de savonnettes, choses précieuses qu'il ne délivrait qu'au compte-goutte, aux parties prenantes, et pen¬dant les trois mois que je passai à cette division, il fut toujours à ma disposition, avec sa camionnette, pour m'éviter les marches RU cours des changements de cantonnement.

Dans la nuit du 8 au 9 août commença le bombardement le plus violent que j'eus jamais entendu. Plus de 500 bouches à feu crachaient à la fois le fer, le feu et les gaz sur les tranchées devant Quéant et ,Croisilles. Dominant les abois rageurs des field guns, les canons lourds pilonnaient d'obus de 155 et de 305 les arrières des Allemands.

En quelques heures, plus de cent mille projectiles s'abattirent sur la fameuse ligne Hindenburg, sans que l'artillerie ennemie fut à même de riposter dans la même proportion à ce déploie¬ment d'une puissance inouïe de destruction, soigneusement pré¬parée.

La force matérielle des alliés dépassait du double, à ce tour¬nant de la guerre, celle que pouvait lui opposer un ennemi qui commençait à se démoraliser.

A la pointe du jour, cent cinquante petits tanks (chars d'as¬saut), qui se tenaient camouflés dans la campagne, s'ébranlèrent tous à la fois sur une seule ligne, traversèrent nos tranchées sur des passerelles de fer que les pontonniers y avaient apportées la veille, et suivis de trois vagues d'assaut se succédant de cent mètres en cent mètres, r-- en tête les grenadiers, puis les fusiliers, puis les nettoyeurs, — enfin le service de récupération.

Les Allemands furent complètement enfoncés : cette première journée marqua sur certains points une avance de 10 kilomètres dans le saillant d'Arras à Soissons.

Les jours suivants, les succès s'affirmèrent : 40.000 prisonniers, 500 canons de pris. Le 8 août 1918 sonna le glas de l'armée alle-mande.

Les chars d'assaut emportaient la reddition de détachements entiers; des compagnies levaient la crosse en l'air. D'autres troupes, en se repliant sans combattre, reprochaient aux renforts montant de prolonger inutilement la guerre, que devant la coa¬lition du monde, mieux valait demander la paix. Heureux d'en avoir fini, les milliers de prisonniers, jeunes gens presque tous, se pressaient vers l'arrière, encadrés de cavaliers hindous. En sens inverse, les convois de lorries, tous de couleur khaki, comme les canons, comme les uniformes, donnant une impression d'in¬vincible raz de marée, jetaient nuit et jour des renforts sur l'avant, de sorte que les derniers venus poussaient sur les pre¬miers et inondaient positivement les ennemis sous le nombre.

Les Services Sanitaires automobiles faisaient la navette avec une régularité mathématique; les blessés et gazés étaient enlevés rapidement des postes de secours et évacués dans le minimum de temps sur les centres d'hospitalisation d'Avesnes d'Aubigny-en-Artois et de Saint-Pol-sur-Ternoise.

Dans cette mêlée, j'accompagnai le commandant des Signais Bedford, dans les visites qu'il faisait à ses éléments volants. Ceux-ci. aussitôt un bond en avant acquis, déroulaient derrière les premiers rideaux de fantassins leurs bobines de fils téléphoniques, et en un tour-de-main, sous le feu, installaient leurs appareils, et informaient aussitôt les états-majors de brigades, d'où par un autre réseau volant, l'état-major de division recevait sans inter¬ruption les nouvelles de la progression minute par minute, et transmettait ses ordres. Ainsi, grûce à la perfection du service de

signalisation, la liaison par coureurs, si aléatoire et si dangereuse, se trouva virtuellement supprimée pendant cette offensive.

Le 21 août, le maréchal Haig transmit l'ordre à la HP armée. qui ,s'était organisée sur ses positions, de se reporter en avant. Comme celle du 8, cette attaque fut préparée avec les mêmes moyens : bombardement formidable et ininterrompu de 11 heures du soir à 5 heures du matin. Puis, la masse de 60.000 hommes de cette armée, Anglais, Gallois, Ecossais, Canadiens, Australiens, se rua une deuxième fois à l'assaut de la fameuse ligne Hindenburg, dont les places d'armes, construites en béton, portaient des noms de héros germaniques, Wotan, Siegfried, Nicbelung, Odin, Lohen¬grin, Faust, etc., furent trouvées littéralement réduites en mor¬ceaux par le pilonnement dont elles avaient été martelées sans répit, avec une précision de tir due aux concours de l'aviation, qui en avait soigneusement relevé les plans.

Le 23 août, l'état-major de la division se transporta à Hen-decourt.

Comme les journaux ne nous parvenaient plus, les tuyaux d'Yperson étaient attendus avidement à la popote. C'est ainsi que nous étions tenus au courant de l'avance de l'armée du général Debeney en direction de Saint-Quentin.

Nous demeurâmes l'arme au pied pendant quinze jours, pour donner le temps, nous disait-on, à l'offensive des Américains de Pershing en Woëvre, et à celle des Italiens du général Diaz en Champagne, de s'aligner sur l'avance franco-anglaise.

Enfin, le 9 septembre, nous apprîmes d'Yperson que le général Bruce Williams était prévenu de se préparer à un nouveau déplacement.

A Cassel, le maréchal Foch s'était rencontré avec le maréchal Ilaig et le roi Albert 1 de Belgique. Un plan d'opérations décisives avait été décidé. L'armée belge tout entière, appuyée de la II' armée britannique, d'un corps d'armée français, d'une division de cavalerie, et d'un groupement de camions de T. M. français fourni par le G.Q.G., devait, sous le commandement d'Albert I", percer en direction de Bruges et de Gand.

Le 12, Yperson arriva radieux de l'état-major. Les Américains avaient emporté le saillant de Saint-Mihiel et fait 10.000 prisonniers.

Nouvelle période de repos de la Ill° armée jusqu'au 27 septembre.

Ce jour-là, les cohortes des tanks se remirent en marche à travers la plaine et, suivis de l'infanterie, elles atteignirent, sans rencontrer de résistance sérieuse, le canal de l'Escaut, qu'elles traversèrent sur des ponts de radeaux, non sans que de nombreux engins ne tombassent à l'eau et ne s'y embourbassent. On ne perdit pas son temps à les en dégager. Longtemps après, on les y voyait encore.

Le 29, toute l'armée monta ses tentes aux portes de Cambrai. Notre division était à Colimpré. Sur un effectif de 11.500 hommes. Ses pertes étaient les suivantes : 475 tués, 880 blessés ou gazés. Ses prises étaient de 2.500 prisonniers, 70 canons et un matériel hétéroclite, dont il n'était pas fait cas, et que les récupérateurs enlevaient et entassaient dans .des parcs de triage de plein air.

Le I" octobre, clairons sonnant, tambours battant, bag-pipes ronflant, la 37° D. I. entrait à Cambrai, un Cambrai en partie incendié, et totalement vide d'habitants. Ceux-ci avaient é signalisation, la liaison par coureurs, si aléatoire et si dangereuse, se trouva virtuellement supprimée pendant cette offensive.

Le 21 août, le maréchal Haig transmit l'ordre à la Hie armée,

qui s'était organisée sur ses positions, de se reporter en avant. Comme celle du 8, cette attaque fut préparée avec les mêmes moyens : bombardement formidable et ininterrompu de 11 heures  du soir à 5 heures du matin. Puis, la masse de 60.000 hommes de cette armée, Anglais, Gallois, Ecossais, Canadiens, Australiens, se rua une deuxième fois à l'assaut de la fameuse ligne Hindenburg, dont les places d'armes, construites en béton, portaient ,des noms de héros germaniques, Wotan, Siegfried, Niebclung, Odin, Lohengrin, Faust, etc., furent trouvées littéralement réduites en morceaux par le pilonnèrent dont elles avaient été martelées sans répit, avec une précision de tir due aux concours de l'aviation, qui en avait soigneusement relevé les plans.

Le 23 août, l'état-major de la division se transporta à Hen-decourt.

Comme les journaux ne nous parvenaient plus, les tuyaux d'Yperson étaient attendus avidement à la popote. C'est ainsi que nous étions tenus au courant de l'avance de l'armée du général Debeney en direction de Saint-Quentin.

Nous demeurâmes l'arme au pied pendant quinze jours, pour donner le temps, nous disait-on, à l'offensive des Américains de Pershing en Woëvre, et à celle des Italiens du général Diaz en Champagne, de s'aligner sur l'avance franco-anglaise.

Enfin, le 9 septembre, nous apprîmes d'Yperson que le général Bruce Williams était prévenu de se préparer à un nouveau déplacement.

A Cassel, le maréchal Foch s'était rencontré avec le maréchal Haig et le roi Albert Pr de Belgique. Un plan d'opérations décisives avait été décidé. L'armée belge tout entière, appuyée de la lie armée britannique, d'un corps d'armée français, d'une division de cavalerie, et d'un groupement de camions de T. M. français fourni par le G. Q. G., devait, sous le commandement d'Albert Ier, percer en direction de Bruges et de Gand.

Le 12, Yperson arriva radieux de l'état-major. Les Américains avaient emporté le saillant de Saint-Mihiel et fait 10.000 prisonniers.

Nouvelle période de repos de la III ème armée jusqu'au 27 septembre.

Ce jour-là, les cohortes des tanks se remirent en marche travers la plaine et, suivis de l'infanterie, elles atteignirent, sans rencontrer de résistance sérieuse, le canal de l'Escaut, qu'elles traversèrent sur des ponts de radeaux, non sans que de nombreux engins ne tombassent à l'eau et ne s'y embourbassent. On ne perdit pas son temps à les en dégager. Longtemps après, on les y voyait encore.

Le 29, toute l'armée monta ses tentes aux portes de Cambrai. Notre division était à Colimpré. Sur un effectif de 11.500 hommes. Ses pertes étaient les suivantes : 475 tués, 880 blessés ou gazés. Ses prises étaient de 2.500 prisonniers, 70 canons et un matériel hétéroclite, dont il n'était pas fait cas, et que les récupérateurs enlevaient et entassaient dans .des parcs de triage de plein air.

Le re octobre, clairons sonnant, tambours battant, bag-pipes ronflant, la 37e D. I. entrait à Cambrai, un Cambrai en partie incendié, et totalement vide d'habitants. Ceux-ci avaient été priés par les Allemands, devenus subitement d'une grande humanité, de quitter la ville et de prendre la route de Belgique, en raison du bombardement anglais.

A la suite des Signais, Roberts gara sa camionnette et mon barda dans la cour du Grand Séminaire de 'Cambrai, transformé en Resting Camp.

Je partageai une cellule de clerc avec Roberts et Baartman, cavalier canadien; nous dormions à même le plancher, en ayant soin de barricader la porte le soir, en raison de l'afflux des milliers d'hommes cherchant à se caser dans cet établissement, pour passer la nuit à l'abri.

Au fur et à mesure de leur avance, les Anglais s'organisaient partout, comme s'ils devaient faire un long stationnement.

Le Railway Transport Office montait ses bureaux et commençait immédiatement le travail de remise en état de la voie ferrée, détruite par l'Allemand en retraite. Quarante-huit heures après notre arrivée à Cambrai, un train relia Marquion à Colimpré, mais le pont de chemin de fer étant sauté, il ne put pénétrer dans la gare principale que bien plus tard.

Nous restâmes huit jours à Cambrai, qui furent occupés, collectivement, à reconstituer les unités, et individuellement à faire toilette — car parmi les Anglais, les soins corporels passent avant même le manger. — On voyait les simples soldats se laver les dents et se raser tous les jours, puis coquets et pimpants, déambuler en ville, tout comme si elle n'avait pas été déserte.

Enfin, le 12 octobre, nous repartîmes vers d'autres cieux. Le 4 corps d'armée, dont la 370 faisaient partie, entra dans Solesmes. En cours de route, quelques combats d'arrière-garde allemande contre nos éclaireurs, quelques fusillades sans grand dommage. Le plus dangereux étaient les gaz toxiques que l'ennemi étendait en nuages bas sur ses arrières pour protéger sa retraite ce qui ne permettait guère de se séparer des masques.

Plus nous laissions dernière nous l'ancien front, moins le pays avait souffert. La ville de Solesmes n'avait pas été évacuée, seulement, les habitants logeaient dans les caves ou dans les dépendances de leurs habitations, ayant dû laisser les meilleures places aux conquérants.

Je me suis arrêté devant une maison de coin, où flotte le drapeau de la Red Cross, et j'entre au hasard, dans l'espoir d'y trouver un endroit où me loger.

Des secrétaires étaient déjà installés, écrivant des fiches pour les morts, les blessés, les malades. Un petit sergent affable commandait et m'accueillit courtoisement : «  Master Interpreter, et comment donc? Il y aura toujours

de la place pour un Français. Le propriétaire de cette maison et sa femme, qui ont élu domicile dans le sous-sol pour laisser l'immeuble aux Allemands, disposent d'une chambre vacante. Voyez ça avec eux. »

Je descends à la cave, accompagné de mon sergent. Il est 20 heures. Nous tombons en pleine dînette de l'homme, sa femme et deux jeunes filles.

On se lève, on me fait fête. Je suis le premier soldat français qu'on ait vu à Solesmes depuis quatre ans. On ouvre des boîtes de corned-beef (fourni par nos Supplies). On fait bouillir du thé, et puis c'est l'heure des épanchements.

Le jeune sergent me semblait bien expansif pour un Anglais. Qu'est ce type au visage pâle, aux cheveux bruns? Un Irlandais! Je m'en doutais. Je lui décline à mon tour ma nationalité. Breton, nous voilà de grands amis.

Nous accablons notre vieil hôte Méchinot de questions.

Il était, dit-il camionneur. Les Allemands lui ont d'abord volé ses chevaux, puis ses voitures. Ensuite, ils sont venus en masse cantonner à Solesmes, et ont réquisitionné tout. Ils ont relégué la famille dans la cave. Lui, sa femme, ses filles, ont pu vivre quatre mortelles années ainsi, dans un souterrain humide, éclairé par le soupirail de la rue. Les persécutions qu'ils ont subies ont été indicibles. Le père Méchinot a été frappé, battu, condamné à des amendes, enfin emprisonné. Les femmes ont été humiliées, assaillies par les tentatives d'ignobles gredins, non des soldats, mais des officiers. Cette maison de coin n'était pas pour la troupe. Avant de déguerpir, il v a à peine 48 heures, les odieux Junkers avaient emporté les bibelots, le linge de corps, les petits meubles, tout ce qui ne pesait pas trop lourd. L'armoire à glace avait été chargée dans un fourgon.

C'est ainsi que les Allemands ont compris, jusqu'à la fin, la guerre fraîche et joyeuse », dont aux dires de Tacite, il y a déjà 2.000 ans, ce peuple avait « fait son industrie ».

On doit actuellement montrer en Bochie, dans bien des maisons particulières, les « trophées » rapportés de la France du Nord-Est, des bijoux de femmes, des dentelles, des pendules. Comment, après avoir été abreuvés de tant de honte par des militaires, ces gens-ci peuvent-ils encore regarder des soldats ? Non, ils ne confondent pas les Anglais avec les Allemands. Ils leur sont reconnaissants de les avoir sauvés; le peu qu'il leur reste, ils veulent le donner, et c'est de tout leur cœur que les filles de Méchinot sautent au cou du petit sergent irlandais.

Quant à moi, on me conduit à une chambre du premier, où couchait il y a quelques jours un Hauptmann wurtembergeois.

Au matin, après avoir bien dormi dans un lit, je rêvai que j'étais en Bretagne, et que j'entendais sonner les binious, dans un festival où passaient des bragou-braz et voletaient des ailes de coiffes blanches.

Quelle est cette hallucination ? Je cours à la fenêtre.

Un bataillon de Highlanders, en grande tenue, précédé d'une fanfare de cornemusiers (Bagpipers), défilait sur la place de Solesmes.

Le ler novembre, la 37e division transporta son quartier général à 8 kilomètres plus à l'est, dans un petit bourg appelé Neufville.

Les cinq interprètes installèrent leur bureau dans une maison vide en face de l'église.

Je reçus comme mission de pousser des reconnaissances en arrière du rideau des combattants pour récupérer les civils en état d'errance, les ramener à Neufville, les identifier, les loger si possible, ou leur délivrer des passeports pour rejoindre l'intérieur, s'ils en avaient le désir.

Je logeai chez Madame l'Institutrice, dans une mansarde.

Nous avons tenu un Conseil de guerre le lendemain de notre prise de possession de Neufville. Le sous-lieutenant Duffit présidait, assisté de Quénet, greffier, et de Deffontaines, ministère public.

Nous avons fait comparaître le maire, nommé par les Allemands, le sieur Hautecceur, et lui avons signifié notre jugement : vu les nombreuses plaintes des habitants contre ses prévarications, nous le déclarions déchu de ses fonctions.

De toutes parts, des ruraux cachés, dispersés, égaillés comme des moineaux dans ces foules armées, sortaient de leurs cachettes et venaient nous demander des sauf-conduits. Ces pauvres gens étaient dans le plus affreux dénuement qu'on puisse s'imaginer. Hâves, en guenilles, ils portaient sur eux les stigmates de quatre ans de privations et d'esclavage.

Quelle délicate besogne, la nôtre, d'obtenir des soldats anglais qu'ils les laissassent réintégrer leurs demeures occupées par eux... Il fallait user de diplomatie, surtout faire appel à la pitié des chefs d'unité, pour les convaincre de partager au moins leurs logements avec l'habitant revenu.

Cependant, la terreur du soldat ne s'effaça pas bien vite de l'esprit de ces populations sauvagement opprimées. Quelle docilité dans l'obéissance !

Un jour, une femme mourut. Nous téléphonâmes à l'interprète Courtin, prêtre, en service dans la division néo-zélandaise, de venir à cette occasion rouvrir l'église de Neufville au culte catholique.

'Cette femme, la première défunte civile depuis la délivrance, eut des obsèques chrétiennes solennelles.

Mais les événements se précipitaient...

Les éléments avancés du 1er  corps étaient aux portes de Maubeuge. Nos lignes aux lisières de la forêt de Mormal.

Les Allemands perdaient le contact.

Le 7 novembre, un sans-fil au général Bruce 'Williams apprit que les plénipotentiaires allemands Ersberger et von Hintze avaient traversé les lignes des Français, entre Trélon et Fourmies, et qu'ils venaient solliciter un armistice.

Cette nouvelle déchaîna l'enthousiasme.

Le général décida aussitôt de profiter de ce répit dans les opérations pour ordonner une parade (revue).

Devant l'église de Neufville, il y a une vaste place où s'alignèrent en carré des détachements des quatre brigades de la 37*, de l'artillerie, de l'Army Service Corps (train), des Engineers et des Signais.

Une petite tribune, au fond du placître, était réservée au Padre (chapelain), qui y apparut en soutanelle et en surplis blanc, et commença par entonner un cantique, dont les soldats reprirent le chœur. Puis il fit un prêche.

Cet apparat religieux était de tradition à chaque revue.

Le prêche terminé, le général parla à son tour et célébra les exploits de la 370 qui avaient été engagée depuis l'offensive du 8 août.

Puis des décorations furent remises.

Aux dernières nouvelles du 10 novembre, que le général fit afficher à la porte de son Q. G., on lut avec stupeur et satisfaction :

« Le kaiser et le kronprinz ont abdiqué. »

La guerre va finir, certain : pas d'armistice, c'est en avant. Avec l'armistice, c'est en arrière.

A 11 h. 30 l'anxiété se dissipe.

L'armistice était accepté et l'Allemagne se proclamait en République I

Le kaiser s'était enfui en Hollande...

Heure historique, qui marquait le commencement d'une ère nouvelle... et de difficultés grandissantes.

Dans l'après-midi, un ordre de repli fut communiqué à la division, qui devait établir ses cantonnements à Caudry et A Béthoncourt.

Mais avant de quitter Neufville, les interprètes décidèrent (l'offrir un dîner au sergent-major Yperson.

Nous avions un convive de plus, un gendarme français, nommé Le Gall, originaire des Côtes-du-Nord, attaché à la police divisionnaire.

Et la réunion, arrosée comme il convenait de bouteilles amenées par Quéguiner, se termina par le chant du Bro Goz ma Zadou, où Yperson reconnu l'air de Old Land of my fathers.

Avant de quitter ce pauvre village dévasté, je voudrais graver dans la mémoire des lecteurs qui n'ont pas vu les horreurs de la guerre sur un territoire civilisé, la grande misère de ses habitants, spoliés de tout par un envahisseur sans entrailles. Qui dira la haine profonde de ces Français pour les « Boches » ? « Effacera-t-elle jamais ?

Ils ont été volés, pillés, battus, déracinés, mis plus bas que terre, pas traités comme des hommes. La plupart des femmes ont été obligées, il faut bien le dire, de prêter leur corps aux conquérants ou gare à leur vengeance.

Mme Huin et sa fille étaient revenues à pied de Maubeuge. A leur départ, il y avait encore un mobilier. A leur retour, il n'y a plus qu'un bois de lit. Tout enlevé, et pour quelle utilité? Pour le plaisir de faire le mal.

« — Il nous faut fuir, se sont dit les Allemands. Mais nous ne laisserons rien après nous. »

Attila et ses Huns disaient aussi :

« — Là où nos chevaux ont foulé la terre, l'herbe ne pousse plus. »

La guerre de mouvement était finie. Je donnai mes couvertures à la mère Huin.      (À suivre.)

 

Toute la matinée du 11 novembre, l'énervement se lisait sur tous les visages. A 11 heures, expirait le délai imparti aux Allemands pour accepter ou refuser les conditions des Alliés. La matinée se passa à boucler ses cantines pour un départ.

 

François Jaffrenou, dit « Taldir »


(A Suivre)