Callac-de-Bretagne

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                                                             CHEZ LES SPHYNX par TALDIR JAFFRENNOU
Avec les Américains (1917-1918)

De l'emploi qui m'était dévolu au cœur de la première division américaine, j'ai eu la possibilité de coopérer à l'organisation d'une armée nouvelle, composée de novices dans le métier des armes.

Brest (camp de Pont-an-Ezenn) était la base américaine du Matériel, Saint-Nazaire la base du Personnel, Bordeaux la base du Ravitaillement. Ces trois bases convergeaient par des voies ferrées sur le centre de répartition de Nevers, au cœur de la France, comprenait les magasins d'Approvisionnement du Front et les Ecoles d'Instruction des cadres. Un service direct reliait cette ville à Chaumont, Q. G. du général Pershing.
L'armée United States en formation s'appelait The First Ani-1y, laissant supposer qu'une seconde, puis une troisième, sortiraient de terre. A l'aurore de cette année décisive, 1918, la Première Armée en campagne comprenait : le G. Q. G. de Chaumont-sur-Marne et ses Services; un régiment de Marines, cantonné à la caserne d'infanterie de Chaumont; quatre divisions en ligne sur le front des Vosges, formant huit brigades, dont les Q. G. étaient à Neufchâteau, Gond recourt, Mesnil-les-Toul, Biesle, Rolandpont, Bourmont, Vittel et Langres.
Nous avions deux interprètes en auto détachés à chacun de ces Q. G., où ils devaient être à la disposition, l'un de l'Officier Interprète, l'autre de l'Officier de Liaison.
La liaison par un officier spécial était une institution nouvelle. Cet officier, généralement un capitaine, était choisi et désigné par le G. Q. G. français dans toutes les armes. Il devait avoir la cote d'amour, des connaissances militaires approfondies et des façons d'homme du monde. Il conservait l'uniforme et la marque de son arme d'origine, et reliait le Commandement français au Commandement américain, tandis que l'Officier Interprète, qui dépassait rarement le grade de s La ville de Chaumont, au début de 1918, regorgeait de soldats yankees. Pour les loger, un immense village de baraques Hadrian avait été édifié sur les coteaux qui surplombent la vallée de la Marne.
Les Services occupaient les dépendances de la caserne du 109e d'infanterie. Les plus importants étaient les Sales Offices ou Bureaux des Denrées Alimentaires. Nous bénéficiions de ses distributions.
En face de cette caserne se trouvaient les autos ou les Lorries. Sur le prolongement, l'immeuble de la Young Men Christian Association, ex-Foyer du soldat français, comprenant bar, comptoir alimentaire, salle de lecture, salle de spectacle.
J'assistais un soir dans cette salle à une conférence faite par un docteur de l'Université de Boston aux recrues yanks sur les Causes de la Guerre, et pourquoi les Etats-Unis y prirent part.!
Le grave docteur y ressassait les arguments des Jingoes. En fait de « bourrage de crâne », nos alliés n'avaient rien à nous envié. Il était heureux pour nous qu'il en fut ainsi, car autrement cette masse humaine n'eut pas afflué au secours de la France de Jacques Cartier et de La Fayette.

Le commerce chaumontais était entièrement tributaire des Etats-Unis. Tous les produits en étalage venaient d'Outre-Atlantique.
La librairie elle-même recevait les journaux américains, et comme ils n'étaient pas soumis à la censure, les Chaumontais sachant l'anglais pouvaient y trouver les nouvelles les plus exactes sur ce qui se disait dans le monde
Dans ce milieu exotique erraient parfois de pauvres bougres de soldats français qui faisaient peine à voir. Sales et délavés, leurs uniformes les ajustaient comme des sacs-à-viande. Aussi les commerçants, supposant à juste raison que de telles poches étaient vides, ne leur prêtaient aucune attention.

Les femmes, surtout, n'avaient d'yeux que pour les Yankees. Tous, jeunes et bien vêtus, sans qu'on puisse distinguer un soldat d'un officier, ils possédaient la clef des cœurs. On ne rencontrait le soir dans les rues que des femmes au bras des Sammies. Chaque Sammy avait la sienne. Elles minaudaient en petit nègre au bras de leurs nouveaux seigneurs. Toute espèce de pudeur ou de respect humain avait disparu. Pour avoir la perle, le pendentif, la zibeline désirée, que de tendresse et de câlinerie ne fallait-il pas déployer! Sentiment? Snobisme? Impressionnisme? La femme française a su faire rendre à la Poire américaine tout ce qu'elle pouvait en extraire. Bon prince, le Sammy, sevré de vin et d'amour dans son pays, se disait qu'avec de l'argent il pouvait tout s'offrir en France.

Une vulgaire maritorne ne daignait même pas écouter les propos galants d'un soldat français. Chez les vieux époux Perrin, rue de l'Abattoir, où logeait mon secrétaire Bloch, il y avait un garçonnet de 11 ans.
— C'est votre petit-fils, s'enquit Bloch. — Oui, Monsieur. — Ses parents, morts? — Oh! non, Monsieur, rétorqua la vieille sans s'émouvoir. Un officier américain l'a emmenée avec lui à Nevers.
Ah! Mais le mari? — Mais, Monsieur, il est au front...

L'espionnage ennemi devait naturellement tenter de s'introduire dans le corps des Interprètes, où des renseignements précieux étaient à portée du plus modeste soldat. Aussi, le Service de la Sûreté Générale avait-il mené une enquête discrète sur le personnel de la « Mission ». Dans l'intérieur, les brigades avaient reçu l'ordre de faire un rapport sur les opinions civiles des soldats attachés au Q. G. américain. Ainsi, sur le territoire français régnait un immense réseau de police. Dans le pays qu'on appelait autrefois autrefois « Le berceau de la Liberté » triomphait l’affiche, la surveillance, les aguets. Sous la poigne de fer d'un militarisme exacerbé, tous les citoyens étaient mensurés, notés, pesés. Chacun de nous en était arrivé à se méfier de tout et de tous.

Je citerai pour mémoire le fait suivant.
Un de nos Interprètes étant allé en permission de 10 jours, il parvint à mon bureau un rapport de police le concernant. L'interprète Duval s'était rendu coupable de propos alarmistes et de divulgations sur l'armée américaine dans un café de la ville où il s'était rendu.
Il fut impossible au capitaine De Luze d'étouffer ce rapport, bien que l'Interprète en question fut un excellent fonctionnaire.
A son retour à l'unité, il fut immédiatement muté à son corps d'origine, avec la peu rassurante perspective d'un séjour punitif aux tranchées.
On conçoit que chacun vécut dans une atmosphère de terreur, d'autant que nous savions pertinemment que parmi nous, nous coudoyant en camarades, des Interprètes étaient de la Sûreté et nous épiaient. Nulle part, ailleurs qu'ici, un bœuf sur la langue n'était nécessaire.

J'eus moi-même l'occasion de délivrer un jour un laissez-passer à un soldat français « kaki » pour la brigade cantonnée à Biesle. Il se nommait Le Page, et me dit qu'il était Breton comme moi.
Treize ans plus tard, lors du passage de M. Doumergue, Président de la République, à Brest, je me trouvai à la réception officielle, lorsque ce M. Le Page vint vers moi et me rappela notre rencontre de Chaumont. Il était Commissaire Spécial dans le Finistère.

A compter du 15 février 1918, les soldats U. S. en formations de campagne obtinrent, à l'exemple des Français et des Anglais, des permissions. Celles-ci furent fixées à 7 jours pleins tous les 4 mois. Il fut désigné à chaque Corps d'armée une zone de permission en France.
Le 1er Corps d'armée, le seul formé, se vit attribuer la Savoie.
Des trains spéciaux partirent de Chaumont pour Chambéry, emmenant les joyeux Sammies. Il n'était prévu pour les permissionnaires aucune indemnité de séjour dans la région désignée. Mais comme les soldes étaient élevées, il leur était facile de couvrir leurs frais.

Le sergent avait 10 francs par jour; le caporal, 7 francs; le soldat, 6 francs.

Sauf Paris, qui leur était consigné, les Américains pouvaient espérer visiter, si la guerre durait, les plus belles régions de France L'organisation américaine permit au général Pershing de constituer en moins de 15 jours une division sur le pied de guerre.

A la fin de novembre 1917, la division n° 1, au grand complet, entrait en ligne dans le secteur de Voigt (Vosges).
Nos liaisons se firent alors plus serrées. Nuit et jour, les conducteurs étaient en route. De nouveaux affluaient, dont quelques fortes têtes déplacées par sanction, mais qui s'amendèrent parmi les sélectionnés que nous étions, et ne tardèrent pas à donner un rendement équivalent aux meilleurs.
Il fallut alors entreprendre l'agrandissement du Parc U. S. Une équipe du génie vint construire un garage en fer couvert en tôle, un atelier, un réfectoire et deux autres baraques.

Petit à petit, le Parc devenait une immense caserne, en même temps que la Mission française près l'Armée américaine se développait et s'organisait.
Elle comprenait :
1)    Un bataillon de 500 soldats-interprètes, dépendant du 20e escadron du Train, cantonné moitié à Chaumont, dans des baraques, sur les boulevards (dépôt), et moitié à Biesles (école). Directeur : colonel de Chambrun.
2)    Une compagnie de 100 conducteurs-interprètes et une compagnie de 100 ouvriers avec leurs cadres, logée dans la Pelleterie du boulevard du Viaduc; directeur : capitaine De Luze.
3)    Une Sous-Intendance et ses services du Trésor, directeur : sous-intendant Michel Lévy.
4)    Un service aéronautique, directeur : commandant Armengault (depuis général d'aviation).
5)    Un Service des Postes et Télégraphes
6)    Un Service de la Sûreté.
Ces six Services sous le commandement du général Raguenau, ancien aide-major général de Joffre.

L'insigne distinctif des Interprètes était un sphinx doré au collet.

Après le Service des Interprètes de troupes, commandés par le colonel-comte Aldebert de Chambrun, descendant de La Fayette, le héros de l'Indépendance Américaine, le plus important de tous était celui des Interprètes d'Automobile, sous les ordres de M. De Luze. Le comte de Luze n'avait pas été placé à ce poste par le hasard. Marié à une Américaine, il possédait à Limoges une importante fabrique de faïences, qui avait une succursale aux Etats-Unis. Sorti de Polytechnique, il s'était ensuite adonné à l'industrie. C'était un parfait gentilhomme, affable et généreux. Sa solde de 1.200 francs ne lui suffisait pas; il en recevait autant de chez lui. Il tenait table ouverte, et représentait dignement l'influence française auprès des milliardaires qui formaient le grand Etat-Major du général Pershing.
Son adjoint, le sous-lieutenant Kapférer, était également à sa place. Cet officier, âgé d'environ 40 ans, était industriel à Puteaux. Il avait, vers 1910, inventé la « première roue amovible », qui fut un progrès remarquable dans l'Automobile, la roue Kap. Il voyait haut et grand, ne s'attardant pas aux détails qu'il laissait à ses subordonnés. Il traitait tout par téléphone, se contentant, comme écritures, d'un crayon et d'un bloc-notes. Directeur de grandes usines, il était habitué à voir tout marcher sur un signe. La question argent ne le préoccupait pas. Il ne voulait même pas en entendre parler.

Jaffrennou, me dit-il, je vais vous signer un pouvoir, et vous aurez des rapports directs avec le Trésorier-Payeur. »

C'est ainsi que simple sous-officier, j'avais toujours en sacoche des dizaines de mille francs, représentant les soldes de plusieurs officiers et de plus de cent hommes de troupe.

J'avais la confiance entière de Kap, comme on le nommait familièrement. Mon autorité, dans le Parc, était illimitée.

Je commençai par faire une visite à l'Intendance, qui devait couvrir ma comptabilité-deniers. La première chose était d'avoir entrée dans ce lieu sacro-saint, où règne en maîtresse la Paperasse escortée d'une armée de chiffres. Une erreur d'un centime pouvait entraîner un fourrier à des recherches interminables, si l'Intendance ne lui facilitait pas sa tâche. Aussi convenait-il d'être en bons rapports.

La situation du Parc United States était d'autant plus compliquée que depuis le ler novembre 1917, date de sa constitution militaire, jusqu'au 15 novembre, il n'avait pas été constitué administrativement. En fait, il n'avait pas d'existence légale. Il vivait en marge de l'armée, en solde et vivres.

On lui avait bien consenti des avances, d'ordre supérieur, mais encore fallait-il qu'elles soient régularisées, et que le nouveau chef la reprenne dès sa naissance pour pointer les entrées et sorties dont nul n'avait tenu compte ni note. Il fallait absolument équilibrer la situation journalière, et comment? En faisant appel à la mémoire des camarades présents depuis le début.


Dans notre vaste bureau, le téléphone ne chômait pas.

           « A telle heure, à tel endroit, une voiture pour tel officier, pour telle direction. » C'est le Head Quarter de Pershing.

Aussitôt, l'un des maréchaux-des-logis des voitures, alternant de jour et de nuit, prévenait par le planton le conducteur dont c'était au tour de marcher.

-              « Conducteur X..., avec voiture Renault 12 HP. N° tant. »

Cinq minutes après, le conducteur-interprète devait être prêt. Il recevait son ordre de mouvement et filait au point indiqué. Il va sans dire que ces conducteurs devaient être des hommes capables, aptes à agir seuls en dehors de l'encadrement grégaire. Livrés à eux-mêmes, c'est à eux qu'il incombait de remplir leur mission lointaine avec célérité et habileté. En fait, c'étaient eux qui disaient à l'officier de liaison comment s'y prendre pour parvenir à son but.

Henri Léon (de Gourin) dirigeait les Magasins, il avait longtemps travaillé aux usines Michelin, à New-York.

L'importante fonction qu'il remplissait eût été ailleurs confiée à un officier, ici, Léon était 2e classe.

Le conducteur Lucien Bocquillon avait un autre genre, bien français celui-là, frondeur et spirituel, gouailleur et dépensier,  ex-industriel à Nancy, il avait fait don au Parc United States d'un matériel de bureau. Cette largesse lui avait valu d'occuper le poste de contrôleur des véhicules. Sa mémoire était si prodigieuse, qu'il se rappelait les numéros d'immatriculation de toutes les autos du dépôt, leurs caractéristiques, leur affectation. Il devint bientôt une sorte d'Eminence Grise du capitaine de Luze.

Quant à Jacques Coignard, c'était le type du gavroche parisien. Revenu de Londres en 1914, où il était garçon coiffeur, à la Royal Mail Steam C°, il affectait à dessein des opinions socialistes, pour épater les aristocrates qui l'entouraient. Mais comme il était zélé et serviable, Rosenthal lui-même ne dédaignait pas de discuter politique avec lui, auprès de son téléphone, dont il assumait la garde nuit et jour. Il avait, à ce bureau du téléphone, important engrenage de notre machine, un camarade très collet-monté, copurchic, et que seule une telle guerre pouvait avoir emmené en contact permanent avec un révolutionnaire. C'était William Carr, jeune Danois, qui était devenu l'intime du plébéien Coignard. Jacques Coignard lisait Le Pays de Dubarry, organe défaitiste, et William Carr l'Action Française. Coignard recevait aussi de Londres The Nation, revue travailliste, et Carr The Daily Mail, conservateur. Ils se les prêtaient et discutaient ferme.

Pouvez-vous me prêter The Nation, Jacques Coignard ?

-              Assurément, William Carr.

           C'est pour l'usage intime, Jacques Coignard.

-              Facking, William Carr.

Le brigadier Gazel était garagiste-mécanicien à Cuba, Antilles, à la déclaration de guerre, il était d'origine gasconne. Sa parfaite connaissance de l'anglais lui avait valu de passer à l'armée américaine. Depuis 1914, il n'avait jamais bénéficié de permissions. Il avait eu la mauvaise nouvelle de la fermeture de son garage, de la maladie de sa femme. Sa clientèle était passée à des Espagnols concurrents.

Son patriotisme du début, qui l'avait poussé à traverser la mer, quand rien ne l'y obligeait, était à rude épreuve. Cet homme était toujours sombre, et nous le prenions en sincère pitié. Le bon capitaine de Luze, comme compensation, le fit nommer sous-officier.

Le maréchal-des-logis Robert, businessman réfléchi, savait traiter entre deux ordres de mouvement une affaire de 3.000 boites de sardines et de 1.000 bougies Oléo avec l'Intendance.

Le maréchal-des-logis Nicolas, ex vice-Consul en Belgique, très « Ancien Régime ,. du 2e classe baron Rosenthal, le Roi de la Perle, on disait qu'il valait 50 millions. Il était à tu et à toi avec les officiers Yanks. C'est à qui se ferait conduire par Rosenthal, façon de parler, car Rosenthal avait obtenu un second, auquel il allouait 200 francs par mois pour l'entretien de sa voiture. Un jour, le tampon ayant vidé malencontreusement le radiateur contenant 25 % de glycérine, produit rarissime réservé à la fabrication des poudres, il fallut faire un rapport, et Rosenthal, en principe, eut dû être puni. Il évita la tôle en versant 200 francs à l'Ordinaire.

Comme Rosenthal, le soldat André Bloch appartenait à la race sémite. Sans avoir l'envergure de Rosenthal, il dirigeait à Paris une très grosse maison de Tissus, avisé, sous des dehors bonasses, qu'accentuait son type ethnique, piètre conducteur, il avait précipité un autocar dans un ravin, ce qui lui valut d'être affecté à l'habillement où il était comme chez lui.

A la French Mission, tous les hommes avaient de la personnalité, du caractère,  c'étaient ce qu'on appelle, dans le civil, des transatlantiques.

En temps ordinaire, on les rencontre sur les grands paquebots, faisant la navette entre New-York, Londres, Paris, Le Caire, Bombay, Melbourne. En vacances, ils sont les hôtes des grands Palaces. Ici, ils n'avaient pas de galon, mais leur rôle allait se révéler essentiel dans le contact avec l'immense peuple armé qui mettrait l'Allemagne knock-out. Cela, moi acteur et témoin je puis le dire vingt ans après, car la Presse française a été discrète, - par ignorance sans doute, - sur l'œuvre des Missions près des Alliés. Il est de l'intérêt des relations inter-celtiques de suppléer à cette lacune.

 

(A suivre)


 Notes.
Extrait du journal "An Oaled" (Le Foyer breton)

 



                                                                                               Joseph Lohou (octobre 2015)