Callac-de-Bretagne

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Lettre d’une inconnue à Stéphan ZWEIG en 1922


Lettre d’une inconnue, nouvelle de Stefan Zweig publiée pour la première fois le 19 mars 1922, raconte l’histoire d’une femme qui, après avoir rencontré un homme pour la première fois à l’âge de 13 ans, lui voue une obsession sans pareille. Des années plus tard, après de longues attentes au bas de son immeuble, elle passe trois nuits d’amour avec l’écrivain, et tombe enceinte de lui. Il ne le saura jamais puisqu’il ne se donnera pas la peine de la recontacter. Alors que son — leur — enfant meurt de la grippe, elle sait qu’elle n’y survivra pas et lègue à l’homme qui ne l’a jamais regardée cette longue lettre, dont voici la chute.

[…] Mon enfant est mort, notre enfant — maintenant, je n’ai plus personne au monde à aimer que toi. Mais que m’es-tu, toi qui, jamais, jamais ne me reconnais, qui passes devant moi comme devant de l’eau, qui marches sur moi comme sur une pierre, qui vas ton chemin, toujours, et me laisses éternellement t’attendre ? Autrefois, j’ai cru te tenir, toi l’insaisissable, à travers cet enfant. Mais c’était ton enfant : du jour au lendemain, il m’a cruellement quittée pour partir en voyage, il  m’a oubliée et ne reviendra plus.

Me revoilà seule, plus seule que jamais, et je ne garde rien, rien de toi… plus d’enfants, pas un mot, pas une ligne, pas un souvenir, et si quelqu’un citait mon nom devant toi, il ne te dirait rien. Pourquoi ne mourrais-je pas de gaieté de cœur, puisque je n’existe pas pour toi, pourquoi ne pas passer mon chemin, puisque tu me laisses derrière toi ? Non, bien-aimé, je ne viens pas en plaignante, je ne veux pas jeter mon affliction dans ta sereine demeure. Sois sans lait, je ne t’importunerai plus ; pardonne-moi, il fallait que j’épanche mon âme au moins une fois, à l’heure où cet enfant gît là, mort et abandonné. Une seule fois, il fallait que je te parle ; maintenant, je vais regagner l’ombre et devenir muette, aussi muette que je l’ai toujours été à ton côté.

Mais tu n’entendras pas ce cri de mon vivant ; c’est seulement si je meurs que tu recevras ce testament d’une femme qui t’a aimé plus que toutes les autres et que tu n’as jamais reconnue, qui t’a toujours attendu et que tu n’as jamais appelé. Peut-être, peut-être m’appelleras-tu alors, et pour la première fois je te serai infidèle, dans la mort je ne t’entendrai plus : je ne te laisse ni image ni signe, de même que tu ne m’as rien laissé ; jamais tu ne me reconnaîtras, jamais. Ce fut mon destin dans la vie, que ce soit aussi mon destin dans la mort. Non, je ne t’appellerai pas à ma dernière heure, je m’en vais sans que tu saches mon nom ni découvres mon visage. Je meurs avec légèreté, car à distance tu n’en ressentiras rien. Si tu en avais de la peine, je ne pourrais pas mourir.


Je ne peux plus poursuivre… j’ai la tête tellement prise… les membres me font mal, j’ai la fièvre… je crois que je vais devoir m’étendre. Peut-être que tout sera bientôt terminé, peut-être que le destin, pour une fois, me sera clément et m’évitera de voir ces hommes emporter mon enfant… Je ne peux plus écrire. Adieu, bien-aimé, adieu, je te rends grâce… C’était bien ainsi, malgré tout… Je veux te rendre grâce jusqu’à mon dernier souffle. Je me sens bien : je t’ai tout dit, tu sais maintenant, ou du moins tu entrevois combien je t’ai aimé, et cet amour n’est pas un poids pour toi. Je ne te manquerai pas, c’est ce qui me console. Il n’y aura rien de changé dans ta belle vie claire… je ne te fais aucun tort en mourant… c’est ce qui me console, ô bien-aimé.

Mais qui… t’enverra désormais des roses blanches pour ton anniversaire ? Hélas ! le vase sera vide, le petit souffle, la petite part de moi qui, une fois l’an, voletait autour de toi va s’éteindre, elle aussi ! Bien-aimé, écoute, je t’en supplie… c’est ma première et ma dernière demande… fais ça pour moi : à chacun de tes anniversaires — c’est un jour où on pense un peu à soi, quand même, — trouve donc des roses et mets-les dans le vase. Fais-le, bien-aimé, fais-le comme d’autres, une fois l’an, font dire une messe pour une morte qui leur était chère. Moi, je ne crois plus en Dieu et je ne veux pas de messe, je ne crois qu’en toi, je n’aime que toi et ne veux survivre qu’en toi… Oh ! un seul jour par an, très discrètement, comme j’ai vécu à ton côté… Je t’en prie, bien-aimé, fais-le… C’est ma première demande et la dernière… je te rends grâce… Je t’aime, je t’aime… adieu.


( Zweig, Lettre d'une inconnue, trad. Diane Meur, Flammarion, coll. « GF », 2013. ) - (Source image : Allociné : image tiré du film Letter