Callac-de-Bretagne

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"Les drapeaux"

La brusquerie du passage d'un état à l'autre peut-être, ou une vivacité dansante s'installant là où régnait une immobilité chagrine, comme dans Chantons sous la pluie.

En classe de sixième, la fille petite, vaguement difforme, médisante et mauvaise, que je craignais le plus était aussi celle qui détenait les clés de mul¬tiples savoirs. Plus en avance que nous, plus âgée sans doute, très effrontée, elle tenait le haut du pavé et le crachoir, même en présence des professeurs. Elle était entourée d'une cour qui chuchotait sur de graves questions, dont les autres étaient exclues. Je tournais autour, je mourais d'envie d'accéder au grand savoir... J'y parvins. On expliqua, à la petite demeurée que j'étais, ce que c'était que les règles des filles : elles apparaissaient un jour et, après, elles revenaient tous les mois. Je fus terrorisée. Cette pers¬pective m'abattit pendant de longs mois. Au moins ne fus-je pas trop effrayée lorsqu'elles survinrent et que je n'eus de ma mère, si je m'en souviens bien, aucun mot d'explication.

Je crois que les femmes de mon âge comprendront.

Grâce à elle, du moins, je pus tout d'un coup donner du sens à des bribes de lectures qui m'avaient
longuement posé question. Le premier texte (dont je me demande bien où j'avais pu le trouver) concernait Sarah Bernhardt. Elle jouait sur scène au début du 20e siècle L'Aiglon d'Edmond Rostand et portait pour ce faire un pantalon blanc ajusté, pour ne pas dire moulant. Une chroniqueuse de presse témoignait de l'inquiétude de la diva, laquelle se trouvait dans ses « indispositions » mensuelles, que cela se voie malen  contreusement sur le blanc de son pantalon. Il y avait là de quoi exciter l'imagination d'une fillette : de quelle indisposition pouvait-il bien s'agir et pourquoi cette « indisposition » se serait vue sur un pantalon et pas sur une blouse Plus tard, je reconnaîtrai le terme « indisposition » dans les mots d'excuse rédigés par ma mère auprès des professeurs de gymnastique « Veuillez l'excuser, Andrée-Françoise est indisposée. »

Le deuxième texte est un article de journal oublié sur la table de la cuisine, à Saint-Étienne. On doit être en 1943-1944, guère plus. On recherche alors une bande de criminels, traqués dans les montagnes du Forez, et on a retrouvé en forêt les traces d'un bivouac récent. Le texte dit quelque chose comme suit : « la présence aux alentours de linges ensanglantés laisse penser aux enquêteurs qu'il y a une femme parmi eux ». Mon trouble de jeune lectrice impulsive
et ignorante était grand : par quelles astuces de déduc¬tion logique pouvait-on passer des faits observés — des linges ensanglantés — à la conclusion : il y a une femme parmi eux ? Je me demandais si la peau des femmes, plus fragiles, ne saignait pas davantage que celles des hommes quand elles devaient se déplacer dans les broussailles...


Il me revient encore un souvenir de jeune adolescence, en Livradois, à la fin de la guerre. Que le lecteur pardonne ces détails : à l'époque, les serviettes hygiéniques n'étaient pas jetables, on les fabriquait à la maison — un carré de vieille serviette éponge qui pouvait se replier en trois sur sa longueur et qui portait, cousu le long de la ligne médiane et dépassant largement, un ruban de deux doigts de large en fort tissu, ruban qu'on fixait avec des épingles de sûreté à une petite ceinture extensible portée à même le corps sous la culotte.

On les appelait familièrement des « drapeaux », lingerie intime qu'il fallait faire tremper, lessiver, bouillir, et qui restait à l'air libre sur des fils à linge près des maisons. Tout le monde surveillait ainsi attentivement la présence mensuelle sur le fil des drapeaux des femmes mariées et toute grossesse était connue du voisinage dès le début (sauf en cas de fausse lessive due à la duplicité.
Je ne pouvais que m'émerveiller du
double sens du mot « drapeau » : drapeau national, drapeau des armées, bannière et oriflamme guerrières, tous trempés du sang des hommes tombés au combat et,bien loin de toute cette boue glorieuse, l'humble trace menstruelle laissée de tout temps sur des écorces, des feuilles, des étoffes, par les millions de femmes qui nous ont précédées.

Rapprochement sémantique autour du « drapeau » qui évoque à la fois la gloire et la clandestinité, l'ostensible et le caché (caché, scellé, enfoui), le clair et l'obscur et, plus brusquement, plus basiquement physiologiques, des oppositions ou catégories binaires qui accompagnent le rapport idéal et réel des sexes dans toutes les sociétés humaines (actif/passif, belle mort au combat/mort en couches, chaud/froid, sec/humide...)

Comme les filles de ma génération, élevées dans un établissement religieux catholique, dans un milieu petit-bourgeois peu cultivé, je ne connaissais absolument rien de la vie. Tirés de la bibliothèque de mon père, peu fournie, je lisais clandestinement (avec lampe de poche sous les draps) des romans de Paul Bourget ou de Henry Bordeaux. Des histoires comme celle de Yamilé sans les cèdres, dont le titre me fait toujours un peu d'effet, me faisaient alors vibrer. J'étais très romanesque.

   Extrait du livre "Au Gré des Jours"Extr-ISBN-978-2-7381-3956-6

Françoise Héritier (Françoise Izard, Françoise Augé-Héritier, Françoise Héritier-Augé), née le 15 novembre 1933 à Veauche dans la Loire (France) et morte le 15 novembre 2017 à Paris,

Le 24 novembre 2017, la célèbre Anthropologue, Françoise Héritier, à été  inhumé  au cimetièrede Marcigny (71 110),  commune dont elle était originaire, après des obsèques civiles.