Callac-de-Bretagne

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Lettre de Gustave Flaubert à Louise Colet



En 1846, après le décès de son père, Gustave Flaubert, âgé de 25 ans, met fin à sa vie d’étudiant bohème à Paris pour établir ses quartiers de futur écrivain dans la maison familiale au Croisset, en Normandie. Alors qu’il travaille à la première Éducation Sentimentale, il entretient une relation amoureuse et épistolaire avec la poétesse Louise Colet, qui sera sa grande confidente, et le témoin attentif de ses réflexions sur la littérature. Dans cette lettre, la passion authentique du jeune Flaubert prend des accents romantiques.

Dimanche, 11 heures [et lundi, 21 et 22 août 1853]

[…]       Si vous voulez à la fois chercher le Bonheur et le Beau, vous n’atteindrez ni à l’un ni à l’autre, car le second n’arrive que par le sacrifice. L’Art, comme le Dieu des juifs, se repaît d’holocaustes. Allons ! Déchire-toi, flagelle-toi, roule-toi dans la cendre, avilis la matière, crache sur ton corps, arrache ton coeur ! Tu seras seul, tes pieds saigneront, un dégoût infernal accompagnera tout ton voyage, rien de ce qui fait la joie des autres ne causera la tienne, ce qui est piqûre pour eux sera déchirure pour toi, et tu rouleras, perdu dans l’ouragan, avec cette petite lueur à l’horizon. Mais elle grandira, elle grandira comme un soleil, les rayons d’or t’en couvriront la figure, ils passeront en toi, tu seras éclairée du dedans, tu te sentiras légère et tout esprit, et après chaque saignée la chair pèsera moins. Ne cherchons donc que la tranquillité ; ne demandons à la vie qu’un fauteuil et non des trônes, que de la satisfaction et non de l’ivresse. La Passion s’arrange mal de cette longue patience que demande le métier. L’Art est assez vaste pour occuper tout un homme. En distraire quelque chose est presque un crime, c’est un vol fait à l’idée, un manque au devoir. Mais on est faible, la chair est molle et le coeur, comme un rameau chargé de pluie, tremble aux secousses du sol. On à des besoins d’air comme un prisonnier, des défaillances infinies vous saisissent, on se sent mourir. La sagesse consiste à jeter par-dessus le bord la plus petite partie possible de la cargaison, pour que le vaisseau flotte à l’aise.

Toi, je t’aime comme je n’ai jamais aimé et comme je n’aimerai pas. Tu es et resteras seule, et sans comparaison avec nulle autre. C’est quelque chose de mélangé et de profond, quelque chose qui me tient par tous les bouts, qui flatte tous mes appétits et caresse toutes mes vanités. Ta réalité y disparaît presque. Pourquoi est-ce que, quand je pense à toi, je te vois souvent avec d’autres costumes que les tiens ? L’idée que tu es ma maîtresse me vient rarement ou, du moins, tu ne te formules pas devant moi par cela. Je contemple (comme si je la voyais) ta figure toute éclairée de joie quand je lis tes vers en t’admirant, alors qu’elle prend une expression radieuse d’idéal, d’orgueil et d’attendrissement. Si je pense à toi, au lit, c’est étendue, un bras replié, toute nue, une boucle plus haute que l’autre et regardant le plafond. Il me semble que tu peux vieillir, enlaidir même et que rien ne te changera. Il y a un pacte entre nous deux, et indépendant de nous. N’ai-je pas fait tout pour te quitter ? N’as-tu pas fait tout pour en aimer d’autres ? Nous sommes revenus l’un à l’autre parce que nous étions faits l’un pour l’autre. Je t’aime avec tout ce qui me reste de cœur, avec les lambeaux que j’en ai gardés. Je voudrais seulement t’aimer davantage afin de te rendre plus heureuse, puisque je te fais souffrir, moi qui voudrais te voir en l’accomplissement de tous tes désirs.

Tu as accusé ces jours-ci les fantômes de Trouville ; mais je t’ai beaucoup écrit depuis que je suis à Trouville, et le plus long retard dont j’ai été coupable a été de six jours (ordinairement je ne t’écris que toutes les semaines). Tu ne t’es donc pas aperçue qu’ici justement j’avais recours à toi, au milieu de la solitude intime qui m’environne ? Tous mes souvenirs de ma jeunesse crient sous mes pas, comme les coquilles de la plage. Chaque lame de la mer que je regarde tomber éveille en moi des retentissements lointains. J’entends gronder les jours passés et se presser comme des flots toute l’interminable série des passions disparues. Je me rappelle les spasmes que j’avais, des tristesses, des convoitises qui sifflaient par rafales, comme le vent dans les cordages, et de larges envies vagues tourbillonnant dans du noir, comme un troupeau de mouettes sauvages dans une nuée orageuse. Et sur qui veux-tu que je me repose si ce n’est sur toi ? Ma pensée, fatiguée de toute cette poussière, se couche ainsi sur ton souvenir, plus mollement que sur un banc de gazon. L’autre jour, en plein soleil et tout seul, j’ai fait six lieues à pied au bord de la mer. Cela m’a demandé tout l’après-midi. Je suis revenu ivre, tant j’avais humé d’odeurs et pris de grand air. J’ai arraché des varechs et ramassé des coquilles, et je me suis couché à plat dos sur le sable et sur l’herbe. J’ai croisé les mains sur mes yeux et j’ai regardé les nuages. Je me suis ennuyé, j’ai fumé, j’ai regardé les coquelicots, je me suis endormi cinq minutes sur la dune. Une petite pluie qui tombait m’a réveillé. Quelquefois j’entendais un chant d’oiseau coupant par intermittence le bruit de la mer. Quelquefois un ruisselet, filtrant à travers la falaise, mêlait son clapotement doux au grand battement des flots. Je suis rentré comme le soleil couchant dorait les vitres du village. Il était marée basse. Le marteau des charpentiers résonnait sur la carcasse des barques à sec. On sentait le goudron avec l’odeur des huîtres.