Retour
Le Grand Entretien
par Raphaêl Einthoven
Propos recueillis parDominique Seux et Daniel Fortin
Le
mouvement des « gilets jaunes » a commencé mi-novembre. Presque quatre
mois après, qu'en reste-t-il ? On pourrait dire aussi que les «gilets
jau¬nes » sont apparus à Athènes, au VI' siècle avant notre ère, quand
s'est ouvert un abîme entre les possédants et le petitpeuple
suren¬detté. Ou qu'on les retrouve à Rome, un siè¬cle plus tard, quand
l'oligarchie se vit oppo¬ser un refus plébéien de s'engager dans
l'armée. En fait, les « gilets jaunes » sont aussi anciens que la
démocratie elle-même, dont ils contestent les institutions chaque fois
qu'elle échoue à garantir les libertés matérielles. Rien de nouveau
dans les céré¬monies saturnales auxquelles nous assis-tons depuis
novembre. Que reste-t-il d'une colère qui n'a jamais réussi à condenser
en propositions précises ? Pour le meilleur : l'irremplaçable sentiment
d'une fraternité retrouvée, l'expérience précieuse d'une soli-darité
concrète et le retour sur le devant de la scène de l'éthique de
conviction, et (tout de même) dix milliards de concessions... Mais pour
le pire, l'amertume d'un mouve¬ment qui n'a jamais fait l'effort de
passer du rejet au projet, le gâchis d'avoir refusé toute députation
(qui les prive d'une liste aux européennes) et la désolation d'avoir
bas¬culé dans la violence ad hominem. Le mou-vement peut continuer
indéfiniment (c'est agréable de se retrouver chaque samedi) mais, à mon
avis, il n'ira pas plus loin.
De quels symptômes a-t-il étél'expression ?
Ou
de quelles pathologies a-t-il été le symp-tôme ? Elles sont nombreuses.
Le senti¬ment que ce qui manque a été dérobé par ceux qui ont davantage
; le sentiment que la faiblesse est une vertu, et ia force une
méchanceté ; l'illusion que l'égalité des droits est une égalité des
compétences (et « qu'on va lem' apprendre à gouverner, à
tous
ces incapables ! ») ; la confusion de ce qu'on souhaite et de ce qu'on
croit (l'attentat de Strasbourg est une manoeuvre, puisque ça m'arrange
de le penser) ; le sentiment que la colère est tellement légitime
qu'elle est dispensée d'avoir un contenu précis (le dessinateur Xavier
Gorce résume la chose en une phrase : « Nous exigeons ! Mais n'essayez
pas de nous piéger en nous deman¬dant quoi ») ; le désir de penser
qu'on vit en dictature pour justifier le fait, en retour, de s'en
prendre à des symboles de l'Etat ;la fai¬blesse, en somme, d'un
mouvement qui s'est complu dans le refus et s'est privé de moyens
d'action concrets (c'est-à-dire de porte-parole) au moment où il avait
l'oreille des Français. Tant pis.
La société française a-t-elle vécu
-
hors élections - ce que d'autres pays, le Royaume-Uni, l'Italie, les
Etats-Unis vivent à l'occasion de rendez-vous électoraux ? Bref, est-ce
notre sys¬tème institutionnel qui est incapable de « réguler » les
mécontentements ? Ce ne sont pas les institutions qui sont en cause,
mais les partis politiques. Aucun d'eux n'était en mesure d'incarner le
mou¬vement. Ni les insoumis qui, en pissant de l'huile sur le feu, ont
vendu leur âme pour une bouchée de pain. Ni l'UPR, dont l'entrisme
culmine en quelques lignes euro-phobes dans des faux tracts - officiels
». Ni DLF malgré les surenchères complotistes de Dupont-Aignan. Ni le
Rassemblement national, dont la cheffe démonétisée n'arrive pas à
applaudir ni à désavouer des agressions de gendarmes. Aussi le
mouve¬ment n'a-t-il jamais réussi à se donner une colonne vertébrale.
Il n'y a pas d'opposition en France, susceptible de canaliser le
mécontentement. Juste des groupuscules, des parasites et des
récupérateurs qui font la danse du ventre en « gilet jaune ». La France
n'est pas un pays dépolitisé, dont les citoyens apathiques se
contenteraient d'aller dans l'isoloir une fois tous les cinq ans.
Mais un pays hyperpolitisé, dont les vigilants citoyens se méfient des
gens qu'ils ont élus. Or, quand personne ne capte cette méfiance pour
la mettre en discours, elle culmine dans la haine et la violence.
«
Le combat loyal du président en bras de chemise, face à des maires
courtois mais sans merci, donne une belle image de la politique. »
Quel est votre avis de philosophe sur la part de l'économique (pouvoir d'achat ou autre) et de la revendica¬tion sociétale (isolement, mépris
de classe etc.) dans l'avènement
de ce mouvement ?
Quand
on galère, il est normal qu'on s'accro-die à la solidarité comme à
l'objet de son amour, et au gouvernement comme M'objet de sa haine.
Mais les gens qui se contentent d'expliquer ce mouvement par la
détresse ou la misère peinent à expliquer la disparité des « gilets
jaunes ». Et pour cause : il y a bien autre chose dans cette révolte,
qui tient davantage à la représentation; qu'à la jus¬tice. L'enjeu
n'est pas simplement d'amélio¬rer les conditions de vie en se dormant
le gouvernement pour bouc émissaire, mais d'accéder à la visibilité. De
ce point de vue, l'objet gilet jaune est un coup de génie, puis¬qu'il
rend spectaculaire l'anonymat lui-même ! Il transforme en fierté
l'absence de grade. Et il donne à la décision de porter un gilet jaune
(dont tout le monde dispose) la force d'une conversion.
La violence verbale ou physique vous a-t-elle étonné dans ce mouve¬ment ou à ses marges ?
Non. La violence des casseurs n'est pas une transgression, mais une façon d'obéir à ce
popularité,
et le prive ainsi de toute possibi¬lité d'action dans le temps. Au
temps perdu des réseaux sociaux et de la quête de popu¬larité, la
politique exige, à l'inverse, d'oppo¬ser le temps retrouvé,
c'est-à-dire le temps long. La verticalité viendra ensuite. D'elle-même. Emmanuel Macron a réagi avec le grand débat... Demande-t-on à un chef de débattre ou de décider ?
Débattre
était une décision. Et une façon de répondre à l'accusation de n'être
pas entendu. Quand les gens se sentent mépri-sés, quand ils ont le
sentiment d'être regar-dés d'en haut comme des bêtes curieuses, la
moindre des choses est de descendre dans l'arène. Un président qui se
retrousse les manches pour affronter des questions diffi-ciles, tout en
demandant aux Français leur sentiment sur les alternatives qui se
posent à lui ne donne pas de la politique une mau-vaise image. Et puis
il est trompeur Ca mon avis) de croire qu'on débat avant de décider.
Dans la vie comme en politique, on décide, et ensuite seulement on
délibère... D'ailleurs, les gens neveuknt pas d'un prési-dent qui
change d'avis. Mais d'un président qui ne redoute pas de les affronter.
Comment
un pays peut-il, passer de ce qui a paru être de l'optimisme en 2017 à
la dépression en 2019 ? Quels res¬sorts mentaux sont à l' oeuvre ?
Les
gens qui se réjouissaient de la victoire d'Emmanuel Macron et ceux qui
vou¬draient voir sa tête en haut d'une pique aujourd'hui ne sont pas
les mêmes ! Et l'on peut difficilement parler du pays entier, à chaque
fois. En revanche, les deux phéno¬mènes (l'émergence d'En marche et le
mou¬vement des «gilets jaunes ») ont en com¬mun d'avoir ubérisé les
structures habituelles de la représentation. Aucun des outils datant de
l'époque où le pouvoir se partageait en droite et gauche et Internet
n'était qu'un épiphénomène ne permet de penser adéquatement la façon
dont ces mouvements sont apparus. La mise en réseau d'un enthousiasme
lui donne une force qu'aucun parti traditionnel ni aucun organe de
presse n'a jamais eu. C'est à ces apparitions fulgurantes qu'il faut
être atten¬tif à mon sens, et non aux motifs qu'elles se donnent, et
qui varient selon les modes.
Les dirigeants sont-ils condamnés à l'impuissance dans un monde qui se moque des frontières ?
Pas
plus qu'auparavant Comme dit Machiavel, à la fin du « Prince » : « Ne
pouvant admettre que notre libre arbitre soit réduit à rien, j'imagine
qu'il peut être vrai que la for-tune dispose de la moitié de nos
actions, mais qu'elle en laisse à peu près l'autre moitié en notre
pouvoir. » En d'autres termes, les diri-geants ne sont pas responsables
des mal¬heurs et des infortunes causées par le village global, mais ils
sont responsables de ce qu'ils en font L'impuissance n'est pas
l'incapacité d'inverser le cours des choses (qui peut cela ?), mais de
baisser les bras. Aucun dirigeant ne peut tout. Mais aucun n'a le droit
de renoncer à tout entreprendre. En cela, l'impuissance est d'abord un
choix.
L e>Figaro. 08.03.2019.
|