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« Écrire est-il un travail comme les autres ? »
Richard Ford
Pour
un écrivain, l'argent est un sujet à la fois bizarre et complexe. Peu
d'auteurs, en tout cas aux États-Unis, ont choisi de l'être pour
l'argent, pas même John Grisham, je suis prêt à le parier. Pour ceux
que je connais depuis toujours, moi compris, l'objectif de départ était
d'écrire un bon livre, qui ferait du bien aux gens qui le liraient. Si
nous y parvenions, l'argent suivrait peut-être, mais c'était un aspect
confus sur lequel il nous semblait ne pas avoir vraiment de prise. On
connaît le vieil adage de Samuel Johnson selon lequel quiconque écrit
pour une raison autre que l'argent est un imbécile. J'espérais certes
être à la hauteur un jour ou l'autre main dans l'intervalle il ne me
restait qu'à accepter d'être considéré comme un imbécile. J'ai vendu
mon tout premier livre à un éditeur new-yorkais pour la somme de 3 300
dollars, ce qui, même en 1975, ne semblait pas énorme. Bien plus que
d'être payé, ce qui comptait pour moi c'était que mon roman soit publié
et si possible lu.
Cet argent nous est apparu, à ma femme et à moi,
davantage comme une aubaine inespérée que comme un véritable « revenu
». Nous savions néanmoins à quoi l'employer. Nous sommes partis au
Mexique où nous avons vécu sur cet argent tant qu'il a duré
(c'est-à-dire pas très longtemps), un peu comme Ernest Hemingway et
Hadley Richardson à Pampelune, mangeant et buvant à bon marché et
encaissant des chèques au bureau de l'American Express tandis que je
cultivais mon personnage peu convaincant d'« écrivain qui vit de sa
plume ». Cet argent nous semblait factice, un peu comme ces billets que
l'on découvre par hasard dans une boite à chaussures au fond du placard
d'une maison de location et que l'on dilapide en achetant de la drogue,
une Porsche de collection ou une nouvelle installation hi- fi,
convaincu qu'un tel coup de chance n'est pas prêt de se reproduire.
Dans ces conditions pourquoi chercher à économiser ?
D'accord,
c'était bien de l'argent. Mais ce n'était pas de P « argent sérieux ».
Gagné par un travail.D'ailleurs, écrire n'était pas vraiment un
travail. C'était plutôt une partie de plaisir. C'était de l'art pour
l'art. Pas de l'art pour de l'argent. Cette conception idyllique que
j'avais dans ma jeunesse me semble toujours aussi belle et vraie. Elle
est à l'origine du rapport que j'ai eu à l'argent - et plus précisément
à l'argent que j'ai gagné en écrivant des romans, des nouvelles et des
essais, tout au long des trente-cinq années de ma vie d'écrivain. Et il
me semble que j'ai gagné pas mal d'argent en écrivant. Je pense avoir
certainement gagné plus d'argent que tous mes éditeurs, ce qui ne
semble pas très juste, ni même très logique.
J'ai gagné suffisamment
d'argent pour ne pas être obligé de faire un autre travail ou de
devenir un « professeur d'université qui écrit à côté » ou l'esclave de
piges sans intérêt pour des magazines. Je dois toutefois reconnaître
que ma femme a toujours eu « une vraie carrière » et rapporté assez
régulièrement de l'argent à la maison, sans que cela n'atteigne des
niveaux exceptionnels, et que nous n'avons pas eu d'enfants, ces
créatures sauvages qui dilapident l'argent d'une façon véritablement
pathologique. On entend parfois des athlètes professionnels
s'émerveiller d'être payés et affirmer qu'ils feraient la même chose
s'ils ne l'étaient pas. Je n'ai pas ce genre de conviction. Mais il
m'est arrivé, à l'occasion, d'avoir un vague sentiment similaire à
propos de l'écriture. Ce n'est pas un travail pénible, et c'est parfois
même agréable. C'est le genre d'idée que je pouvais avoir quand j'étais
jeune, bien sûr. À 67 ans, je ne suis plus si sûr que j'écrirais encore
si personne ne me payait.
Pour dire la
vérité, je ne sais pas ce que je ferais différemment si j'avais
beaucoup plus d'argent. J'ai fini de payer ma maison et ma voiture. Je
ne dois rien à personne. Je n'ai même plus envie d'avoir une Porsche de
collection. Moi qui suis né de parents qui ont connu la Grande
Dépression, je n'ai pas peur de dire que cet accomplissement prosaïque
me rend profondément heureux, aussi et, ( ?)
Ma femme qui est
très belle et a été mannequin, aime les beaux vêtements mais nous avons
assez d'argent pour ça. J'ai une très belle moto (pas une BMW) mais
elle a vingt-trois ans. Ma voiture, que j'ai fini de payer, a été
achetée d'occasion. Certes, quand je lis qu'un auteur a été distingué
par Oprah Winfrey ou a remporté un oscar après s'être essayé à écrire
un scénario et que j'apprends qu'un gros camion a déversé des millions
de billets devant sa porte, je dois dire que j'aimerais savoir quel
effet ça fait. Je suis content pour ces auteurs - mes chers collègues.
J'espère qu'ils sont vraiment contents et que tout cet argent ne leur
pourrit pas la vie, ne les mène pas au divorce et au malheur perpétuel.
D'ailleurs, la particularité de l'écriture c'est que l'on ne peut
jamais se considérer hors jeu. Moi, par exemple : peut-être que ce gros
camion plein de billets est justement en train de chercher ma maison,
ce qui serait épatant.
Donc, comme je
le disais, cette histoire d'argent, c'est bizarre et complexe. J'ai
toujours apprécié l'adage que l'on ne doit pas à Samuel Johnson (mais
plutôt au producteur hollywoodien Louis B. Mayer, ce vieux filou) : «
Si quelqu'un vous dit que ce n'est pas de l'argent, c'est que c'est de
l'argent », ce qui revient à dire qu'en matière d'argent, personne ne
dit la vérité - en tout cas pas toute la vérité.
Et voilà
pourquoi c'est à la fois une source de plaisir grisant et l'origine de
tous les maux. Nous l'aimons et le haïssons tous suffisamment pour
qu'il nous fasse mentir. Quoi de plus profondément humain ? Ou... de
plus profondément... écrivain ?
Richard Ford, dernier ouvrage «L'État des lieux », traduction de Pierre Guglielmina, L'Olivier, 2008.
J.Lohou(otobre 2011-déc.2016)