De
l'ensemble des sciences qui lisent tour à tour les traces de
l'évolution mondiale et vivace, retenons une leçon. Les diverses
mosaïques des choses et des vifs, leur diversité combinatoire, le
disparate luxueux des éléments et de leurs compositions témoignent
d'une énergie colossale qui les fait apparaître, les pousse à naître,
les suscite, les traverse, les modèle, les différencie, leur donne
forme et lance leur action. Mais cette puissance ne peut produire un
mouvement perpétuel; elle laisse derrière son déploiement les résidus
de sa dépense, les décombres de ses constructions, elle paie le prix de
ses acquisitions, toutes images naïves de ce que les sciences nomment
l' « entropie ».
La flamme jaillit haut et laisse, éteinte, des cendres ; tout moteur a
un rendement fractionnaire. Ainsi le couple énergie-entropie
gouverne-t-il l'Univers, commence au Big bang, lance l'expansion et se
multiplie en lieux somptueux et individués, mais ensemence partout des
niches locales où se prépare un Big crunch global et final. Mais
qu'importe le modèle cosmologique, reste le couple au travail:
énergie-entropie.
Or un couple analogue se découvre et se retrouve, comme sa traduction,
dès que naissent les espèces, où un jet aussi puissant de vie,
produisant à profusion, pendant des milliards d'années, d'innombrables
variétés, se paie, en lieux et temps incertains, par la catastrophe de
la mort. Vie énergique, entropie mortelle; énergie vitale, mort
entropique. Cette mort frappe espèces et individus pendant que,
irrésistible, la vie perpétue son développement.
Des catastrophes extérieures ont pu affecter jusqu'à 90 % des espèces ; la poussée n'est pas continue.
Voilà établie une analogie entre l'évolution des choses et celle des
vifs : énergie-entropie pour les premières, vie-mort pour les secondes.
Cette continuité se poursuit-elle pour les hommes?...
Les cinq sens.
Bactérie, champignon, baleine, séquoia..., nous ne connaissons pas de
vivants, espèces ou individus, dont nous ne puissions pas dire qu'ils
n'émettent ni ne reçoivent, qu'ils ne stockent ni ne traitent de
l'énergie et de l'information, ne produisent de l'entropie, n'en
contiennent ni n'en meurent. Nous serions donc tentés de définir la vie
au moyen de ces cinq règles ou opérations. Nous ne le pouvons pas, tant
les contre-exemples surabondent.
Atome, molécule, cristal, rocher, continent, mer, planète, étoile ou
galaxie..., nous ne connaissons pas, en effet, de choses, dites
inertes, dont nous ne pourrions pas dire qu'elles n'émettent ni ne
reçoivent d'énergie et d'information, ne les stockent ni ne les
traitent, ne produisent aussi l'entropie qui les fait disparaître. Nous
serions donc tentés de définir le monde et de décrire l'évolution
suivant ces règles ou opérations. Nous ne le pouvons pas, tant les
contre-exemples surabondent.
Individu, famille, ferme, cité, nation, culture..., nous ne connaissons
pas, en effet, de personnes ou de groupes humains, plongés dans
l'histoire qu'ils subissent, mais qu'ils promeuvent aussi, dont nous ne
pourrions pas dire qu'ils n'émettent, ne reçoivent, ne stockent ni ne
traitent d'énergie et d'information, ne produisent l'entropie qui
pourra les effacer de la face de la Terre ou les entraîner à détruire
son visage riant.
Reconnaissons là une analogie qui traverse les ruptures classiques
entre le monde, la vie et les hommes, héritage dont la suite assure au
tableau que je trace certaine cohérence. Émettre, recevoir, stocker,
traiter de l'énergie et de l'information, produire de l'entropie: voilà
cinq opérations universelles.
Que nous reconnaissons, de nouveau, et fort localement, dans les
organismes vivants analogues aux nôtres et, en particulier, en nos cinq
sens et leur système neuronal associé. Ils fonctionnent, en effet, en
recevant, émettant, stockant et traitant énergie et information, tout
en produisant de l'entropie. Oserais-je dire alors que les cinq
opérations susdites les projettent, eux et leur mode d'action, vers la
totalité de l'Univers ou que celui-ci, par les mêmes opérations, se
reflète dans les fenêtres de nos organismes ? Ne peut-on point définir
la perception comme un jeu croisé d'émissions et de réceptions qui nous
met en relation réciproque avec le monde ? Et si la connaissance
commence par les sens, elle reste cependant conforme aux lois de
l'Univers. Dès lors, la vieille querelle de métaphysique indécidable
entre idéalisme — le monde est ma représentation — et le réalisme — les
choses du monde existent comme telles — s'efface. Nouvelles fiançailles.
Or donc, nos techniques reproduisent à l'envi ces mêmes opérations.
Qu'est-ce, en effet, qu'un ordinateur, sinon une machine qui reçoit,
émet, stocke et traite peu d'énergie et beaucoup d'information, tout en
produisant de l'entropie, les machines antérieures, moulins à vent ou
moteurs de toutes sortes fonctionnant de la même façon, mais avec plus
d'énergie, moins d'information et, sans doute, plus d'entropie ? La
cohérence de ce tableau permet de penser les objets techniques sous un
angle neuf et, du coup, de repenser, nous le venons, les âges mêmes de
l'histoire.