Callac-de-Bretagne

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Les Hussards Noirs de la République

CE DICTIONNAIRE de pédagogie de Ferdinand Buisson est considéré comme la «cathédrale de l'école républicaine». C'est une excellente idée de le republier, puisqu'il a formé les « hussards noirs» de la République; un quart des instituteurs l'aurait acheté, précise Pierre Nora dans l'introduction de cette édition (qui reproduit l'article consacré à «Buisson» dans ses Lieux de mémoire).
Cette œuvre monumentale a été pensée et dirigée par deux hommes : l'un célèbre, Ferdinand Buisson, proche de Jules Ferry, républicain « opportuniste », libre-penseur et protestant qui est resté pendant de longues années directeur de l'enseignement primaire ; l'autre, James Guillaume, est aujourd'hui bien oublié. Il était un républicain plus radical, très admiratif de 1793 (ce qui n'était pas le cas de Ferry et Buisson), qui a tenu le secrétariat de rédaction de l'ouvrage. Toutes les volutes de cette cathédrale, au fond plus complexe qu'il n'y paraît (la «pédagogie républicaine» n'est pas un «bloc »), ne sont pas reproduites ici dans leur intégralité (il manque l'article «France», par exemple) ; il ne s'agit que de morceaux choisis, puisque ce Dictionnaire comptait des millions de signes (quatre tomes pour la première édition de 1887, puis un seul tome pour la seconde édition de 1911). Ce texte est à la fois le témoin d'une époque cruciale dans l'évolution de l'école - la construction de l'école laïque et obligatoire - et une formidable leçon de pédagogie dont les réformateurs contemporains devraient s'inspirer, eu égard aux bons résultats de la Ille République en ce domaine.
C'est d'ailleurs ce dernier point qui suscite aujourd'hui l'intérêt le plus soutenu. Aucun des grands mots creux dont se gargarisent nos apprentis sorciers contemporains pour masquer les maux actuels ne figure dans ce dictionnaire. On y cherchera en vain l'hypocrisie managériale qui abuse de la notion d'excellence, voire d'innovation - on parle même maintenant d'« innovation de rupture» (sic) dans l'enseignement supérieur -, car on ne cesse de se payer de mots pour casser le peu qui reste encore debout. Dans ce dictionnaire, essentiellement consacré à l'école primaire, on se contente d'évoquer des notions simples : 1'« émulation», la « propreté », la « discipline », la « famille », la « mère », etc. L'article «Policesse» témoigne de la volonté de l'école primaire de transformer «une troupe de petits sauvages (...) grossiers et rusés» en de «petits hommes bien élevés (...) sachant se tenir, parler, se taire, montrant de la dignité, du tact, peut-être du goût ».
Enseigner ce qui unit
Cette école a su former un peuple français qui, selon un mot fameux, «avait des mœurs », en comparaison d'autres peuples libérales ont traités avec moins d'attention, comme les Anglo-Saxons. La pédagogie y est bien plus moderne qu'on ne l'imagine; on écarte l'érudition (le latin n'est pas jugé crucial pour la sensibilisation aux humanités). L'idée est d'enseigner ce qui unit (le passé national lire l'article «Histoire », rédigé par Lavisse, qui montre bien qu'on n'a jamais vraiment enseigné le «roman national », contrairement à ce qu'affirment les «pédagogues» qui dénigrent le récit national) et ce qui libère (la raison). Car, comme le rappelle Pierre Nora, cette œuvre témoigne du «lien absolu qui unit la Révolution à la République, la République à la raison, la raison à la démocratie, la démocratie à l'éducation ».
Reste évidemment la question religieuse. Ce dictionnaire, c'est son second intérêt, s'inscrit dans une époque bien précise, ces années 1880 où se met en place la République « républicaine ». Il est d'ailleurs 'intéressant de noter que, dans les premiers articles, des hommes attachés à l'Ordre moral du duc de Bro-` glie, comme le comte de Resbecq avaient tenu à participer à cette œuvre de redressement éducatif après l'effondrement de 1870. Mais, très vite, après 1879, ces royalistes cèdent le terrain aux républicains positivistes ou « spiritualistes » (le dictionnaire accepte diverses tendances). On y défend aussi une certaine inspiration de morale religieuse « épurée », comme en témoigne une culture du « coeur » (lire «Éducation du coeur »), et l'esprit de cette «bonne vieille morale de nos pères» (Jules Ferry). Ainsi, fonder une école publique, laïque, gratuite et obligatoire revenait à consacrer le triomphe de «l'indépendance de la société civile vis-à-vis de la société religieuse», comme le déclara Jules Ferry à la Chambre le 23 décembre 1880. Mais cela ne signifiait nullement tirer un trait sur tout ce fond moral qui existait avant 1789. Ce n'est indéniablement pas sur ce point que ce Dictionnaire fut le mieux compris ni le mieux suivi.

Extrait du « Dictionnaire de pédagogie de Fernand Buisson » -ED. Robert Laffont-« Bouquin »