Lettre d’Umberto Eco à son petit-fils
Tes amis qui n’auront pas cultivé leur mémoire auront juste vécu une seule vie, la leur.
Umberto
Eco (5 janvier 1932 – 19 février 2016) est un écrivain italien
polygraphe, véritable érudit moderne. Il est connu auprès du grand
public pour ses romans (Le Nom de la rose, Le Pendule de Foucault),
mais également estimé en tant que linguiste et universitaire. Il est
aussi l’auteur de chroniques plus légères souvent rassemblées en
recueils.
Dans
cette lettre écrite à la demande d’un grand hebdomadaire italien en
janvier 2014, Umberto Eco nous régale de son ton familier et sage à la
fois. Version moderne de la lettre de Gargantua à son fils pour une
éducation humaniste, le texte offre tour à tour des réflexions sur la
pornographie, les nouvelles technologies, le cinéma, la mémoire, et
l’Histoire. Vaste programme… et véritable plaidoyer pour la culture
générale ! Mon petit-fils chéri,
Je
ne voudrais pas que cette lettre de Noël résonne de manière trop
moralisatrice et te donne à entendre des conseils sur nos semblables,
la patrie, les mondes et d’autres choses de ce genre. Tu ne
l’entendrais pas et quand l’heure viendra de la mettre en pratique
(toi, adulte, et moi, trépassé) le système des valeurs aura tellement
changé que mes recommandations t’apparaîtront probablement datées.
Ainsi
voudrais-je m’attarder sur une seule recommandation que tu seras à même
de mettre en pratique même maintenant, au moment même où tu navigues
sur ton iPad ; je ne commettrais pas l’erreur de te le déconseiller,
non parce que j’aurais l’air d’un grand-père radoteur, mais parce que
je le fais moi aussi. Tout au plus puis-je te conseiller, si jamais tu
tombes sur les centaines de sites pornos qui montrent les rapports
sexuels entre deux êtres humains, ou entre un être humain et un animal,
dans des milliers de positions, essaie de ne pas croire que le sexe se
réduit à ce qui t’en est montré de manière assez monotone, parce qu’il
s’agit d’une mise en scène pour te contraindre à ne pas sortir de chez
toi et regarder de vraies filles.
Je
pars du principe que tu es hétérosexuel, sinon tu adapteras mes
recommandations à ton cas précis. Mais regarde les filles, à l’école ou
là où tu vas jouer, parce que les vraies filles sont mieux que celles
qu’on voit à la télévision, et, un jour, elle te donneront bien plus de
satisfaction que celles que tu trouves online. Crois en celui qui a
plus d’expérience que toi (et si j’avais regardé le sexe uniquement à
travers l’ordinateur, ton père ne serait jamais né, et toi, on ne sait
même pas où tu serais, voire tu ne serais même pas là).
Toutefois
ce n’est pas de ceci dont je voudrais te parler mais plutôt d’une
maladie qui a frappé ta génération et même celle de jeunes gens un peu
plus âgés que toi, ceux qui vont peut-être déjà à l’université : la
perte de la mémoire.
Il
est vrai que si l’on a le désir de savoir qui est Charlemagne ou encore
où se trouve Kuala Lumpur, tu n’as qu’à taper sur une touche et
Internet te le révèle aussitôt. Fais-le quand cela est utile mais après
l’avoir fait, essaie de te rappeler ce que tu as lu pour ne pas être
obligé de le chercher une deuxième fois si jamais tu en ressentais un
besoin irrésistible, peut-être pour une recherche à l’école. Mais sache
que le risque est le suivant : puisque tu crois que ton ordinateur
pourra te le dire à n’importe quel moment, tu pourrais perdre le goût
de le mémoriser. Ce serait un peu comme si, ayant appris que pour aller
de telle rue à une autre, il y a l’autobus ou le métro qui te
permettront de te déplacer sans aucune fatigue (ce qui est très
commode, et fais-le à chaque fois que tu es pressé), tu penses que tu
n’as ainsi plus besoin de marcher. Mais si tu ne marches pas
suffisamment, tu deviens une personne à mobilité réduite, comme on
appelle aujourd’hui celui qui est obligé à se déplacer avec une chaise
roulante. D’accord, je sais que tu fais du sport et que donc tu sais
bouger ton corps, mais revenons à ton cerveau.
La
mémoire est un muscle comme ceux des jambes, et si tu ne l’exerces pas,
il s’atrophie et tu deviens (d’un point de vue mental) handicapé,
c’est-à-dire (soyons clair), un idiot. Et, en plus, étant donné que
nous risquons tous d’avoir un Alzheimer quand on devient vieux, l’un
des moyens pour éviter cet incident déplaisant, c’est d’exercer sans
cesse notre mémoire.
Dès
lors, voici mon régime. Apprends tous les matins quelques vers, un bref
poème ou, comme on m’a appris à mon époque, « La Cavallina storna » ou
« Il Sabato del villaggio ». Et peut-être fais une compétition avec tes
amis pour voir qui s’en souvient le plus. Si tu n’aimes pas la poésie,
fais-le avec les formations de joueurs de football, mais fais attention
à ne pas juste connaître qui sont les joueurs de l’équipe de la Roma
d’aujourd’hui mais aussi ceux d’autres équipes y compris ceux des
équipes d’autrefois (figure-toi que je me souviens de la formation de
l’équipe de Turin quand leur avion s’était écrasé à Superga avec tous
les joueurs : Bacigalupo, Ballarin, Maroso etc.). Fais des compétitions
de mémoire, peut-être à propos de livres que tu as lus (qui était à
bord de la Hispaniola à la recherche de l’île au Trésor ? Lord
Trelawney, le Capitaine Smollet, le Docteur Livesey, Long John Silver,
Jim…). Essaie de savoir si tes amis se souviennent qui étaient les
domestiques des Trois Mousquetaires et de D’Artagnan (Grimaud, Bazin,
Mousqueton et Planchet)… Et si tu ne voudras pas lire Les Trois
Mousquetaires (et tu ne sauras pas ce que tu perdras), fais-le, je ne
sais pas, avec d’autres histoires que tu as lues.
On
dirait un jeu (et c’en est un) mais tu verras à quel point ta tête
pourra se peupler de personnages, histoires, souvenirs en tous genres.
Tu te seras demandé pourquoi les ordinateurs s’appelaient autrefois «
cerveaux électroniques ». C’est parce qu’ils ont été conçus sur le
modèle de ton (de notre) cerveau mais notre cerveau possède plus de
connexions que notre ordinateur, c’est une sorte d’ordinateur que tu
portes en toi et qui grandit et devient de plus en plus fort avec
l’exercice, tandis que l’ordinateur que tu as sur ta table, plus tu
l’utilises plus il perd en rapidité et au bout de quelques années tu
dois le changer. En revanche ton cerveau peut actuellement durer
jusqu’à quatre-vingt-dix ans et à quatre-vingt-dix ans (si tu l’as
entretenu dans un exercice continu) il se souviendra de beaucoup plus
de choses que celles dont tu te souviens aujourd’hui. Et ceci,
gratuitement.
Il
y a aussi la mémoire historique, celle qui ne concerne pas les faits de
ta vie ou les choses que tu as lues, mais ce qui est arrivé avant que
tu ne viennes au monde.
Aujourd’hui
si tu vas au cinéma, tu dois entrer à une heure fixe quand le film
commence et dès qu’il commence, quelqu’un te prend pour ainsi dire par
la main et te dit ce qui se passe. De mon temps, on pouvait entrer au
cinéma à n’importe quel moment, je veux dire même à la moitié du
spectacle, on arrivait au moment où les choses étaient en train de se
dérouler, et on essayait de comprendre ce qui s’était passé avant (puis
quand le film recommençait depuis le début, on pouvait constater si on
avait tout compris — mis à part que, si le film nous avait plu, on
pouvait rester le regarder à nouveau). Voilà la vie est comme le cinéma
permanent, un film de mon temps. Nous entrons dans la vie quand
beaucoup de choses sont déjà arrivées, depuis des centaines de milliers
d’années, et c’est important d’apprendre ce qui s’est passé avant notre
naissance, cela sert à mieux comprendre ce qui se passe aujourd’hui.
Actuellement
l’école (au-delà des trois lectures personnelles) devrait t’apprendre à
mémoriser ce qui est arrivé avant ta naissance mais visiblement elle ne
le fait pas bien parce que beaucoup de sondages montrent que les jeunes
d’aujourd’hui, même ceux qui vont à l’université, s’ils sont nés par
hasard en 1990, ils ne savent pas (ou peut-être ne veulent pas savoir)
ce qui s’était passé en 1980 (et ne parlons pas de ce qui s’est passé
il y a cinquante ans). Les sondages nous disent que si on demande à
certains qui était Aldo Moro, ils répondent qu’il était le chef des
Brigades Rouges — en réalité il a été tué par les Brigades Rouges.
Ne
parlons pas des Brigades Rouges. Elles demeurent quelque chose de
mystérieux pour beaucoup de monde, et pourtant, elles représentaient le
présent d’il y a une trentaine d’années. Je suis né en 1932, dix ans
après la prise de pouvoir du fascisme, mais je savais même qui était le
premier ministre au moment de la Marche sur Rome (qu’est-ce que c’est
?). Peut-être l’école fasciste me l’avait-elle appris pour m’expliquer
à quel point le ministre que les fascistes avaient remplacé était
stupide et mauvais (l’inapte à la guerre nommé Facta). D’accord, mais
au moins je le savais. Et puis, si l’on met l’école à part, un garçon
d’aujourd’hui ne sait pas qui étaient les actrices de cinéma d’il y a
vingt ans. Tandis que moi, je savais qui était Francesca Bertini qui
jouait dans les films muets vingt ans avant ma naissance, probablement
parce que je feuilletais de vieilles revues empilées dans le débarras
chez nous. Mais justement, je t’invite à regarder de vieilles revues
car c’est un moyen pour apprendre ce qui se passait avant ta naissance.
Mais
pourquoi est-il nécessaire de savoir ce qui est arrivé avant ? Parce
que très souvent ce qui est arrivé avant t’explique pourquoi certaines
choses arrivent aujourd’hui et comme pour les joueurs, c’est un moyen
pour enrichir notre mémoire.
Fais
bien attention, tu ne pourras pas faire tout ceci uniquement avec des
livres et des revues. On peut le faire très bien aussi sur Internet.
Qui est à utiliser non seulement pour chatter avec tes amis mais aussi
pour chatter (pour ainsi dire) avec l’histoire du monde. Qui étaient
les Hittites ? Et les Camisards ? Comment s’appelaient les trois
caravelles de Christophe Colomb ? Quand les dinosaures ont-ils disparu
? L’Arche de Noé pouvait-elle avoir un gouvernail ? Comment s’appelait
l’ancêtre du bœuf ? Y avait-il plus de tigres il y a cent ans
qu’aujourd’hui ? Qu’était l’Empire du Mali ? Et qui en revanche parlait
de l’Empire du Mal ? Qui a été le deuxième Pape de l’Histoire ? Quand
Mickey a-t-il paru ?
Je pourrais continuer à l’infini et tout serait une belle aventure de recherche. Et tout marquerait la mémoire.
Viendra
le jour où tu seras un vieil homme et tu auras le sentiment d’avoir
vécu mille vies car ce sera comme si tu avais été présent à la Bataille
de Waterloo, avais assisté à l’assassinat de Jules César, et si tu
avais été à une très courte distance du lieu où Berthold le Noir, en
mélangeant des substances dans un mortier afin de trouver le moyen pour
fabriquer de l’or, avait découvert par hasard la poudre à canon et
armes à feu, et il a fini par sauter en l’air (et c’est bien pour lui).
Tes amis qui n’auront pas cultivé leur mémoire auront juste vécu une
seule vie, la leur, qui doit avoir été assez mélancolique et pauvre de
grandes émotions.
Cultive donc ta mémoire, et dès demain, apprends par cœur « La Vispa Teresa ».
Umberto Eco