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Mémoire de la paroisse de Pestivien (Côtes-du-Nord) [le 21 mars 1790].
Mémoire de la paroisse de Pestivien (1), pour être présenté à
l'Assemblée nationale qui juste ont le droit avec l'assertion du Roy de
régler nos demandes et de nous rendre justice sur nos doléances qui se
réduisent au domaine congéable, à la banalité et à ce qu'on entend par
régime féodal.
1° Le domaine congéable dans l'usement du Poher, sous lequel nous
vivons est un régime insupportable et nous force à porter nos plaintes
à nos représentants aux États-Généraux et jusque même au pied du trône.
Dans cet usement, malgré les droits de l'homme libre, si bien discernés
par nos deux représentants (2) nous sommes serfs. C'est le nom qu'on
nous donne et nous en remplissons le sort.
2° A chaque neuvième année, ou nous sommes congédiés, ou nous payons
une forte somme à la volonté du seigneur pour rester dans nos droits.
3° Nous sommes obligés de fossoyer (3) et d'entretenir les arbres qui croissent sur nos édifices et le seigneur seul en profite.
4°. S'il plaît au seigneur de les vendre, nos fossés sont dégradés et
ruinés et nous sommes obligés de les réparer à nos frais ainsi que les
chemins à leur endroit.
5° Si nos maisons sont trop petites pour nos familles, nous ne pouvons
les agrandir pour les y loger. S'il y a que deux poutres et deux
fermes, nous ne pouvons y mettre davantage. Si nos hameaux sont
couverts de genêts, nous ne pouvons les mettre en ardoises et ne
pouvons prendre aucun pied d'arbre pour charrue, ni harnais, ni même
pour faire le charroi des troupes.
6° Quoique les corvées réelles et personnelles soient supprimées, on
nous exige toujours des corvées sur le domaine par arrêt du Parlement,
ce que nous croyons qu'on exige de nous avec injustice.
7° La sujétion au destroit du moulin (4) est une porte ouverte à
l'injustice et à la cupidité. À chaque renouvellement de ferme, les
seigneurs prennent des commissions trop grévantes et ensuite augmentent
leurs moulins de prix autant qu'ils en veulent. Les meuniers ne pouvant
payé leurs moulins au seizième (5) prennent aujourd'hui jusqu'au
sixième et souvent le quart et c'est le plus terrible fléau qui existe
de nos jours en Bretagne, et on peut dire que nous sommes plus affligés
que dans un pays de gabelle. Délivrez-nous de ces rats humains qui
rongent nos grains et nous mettront bientôt à la mendicité ;
délivrez-nous du domaine congéable, de nos trop fortes rentes et des
corvées y attachées, et la liberté de disposer de nos bois et vous
soulagerez un peuple qui gémit depuis longtemps dans une cruelle
servitude. En ce faisant. vous nous obligerez à prier pour votre
conservation et celle du roi notre maître et désormais nous vous
appellerons nos sauveurs et nos pères.
Nous n'entendons pas ce que vous pouvez entendre par régime féodal. Les
uns disent que c'est la suppression des lods et ventes et rachats, du
destroit du moulin et des corvées ; et d'autres l'expliquent d'une
autre façon. Nous voudrions savoir le véritable sens.
Nous payons beaucoup de rentes à l'apprécis et chaque seigneur veut
avoir sa mesure. Il serait à souhaiter que la France n'eût qu'une
mesure. Et souvent nos terres ne produisent point autant de blé que les
seigneurs exigent et depuis vingt-quatre à vingt-cinq ans, ils ont
augmenté leur rente d'une moitié et nous ont fait fournir corvées en
corps et corvées en argent. Nous vous prions, s'il est possible de
fixer et borner la rente de chaque convenant en argent et ordonner la
restitution du trop-perçu et supprimer et abolir les corvées et aussi
ordonner la restitution surtout de douze livres par an payées suivant
l'usement de Cornouaille à ceux qui l'ont fourni en corps (6) et aussi
les dîmes tant ecclésiastiques que seigneuriales.
Il y a même plus, concernant le domaine congéable, duquel on a
ci-devant parlé. M. le Marquis du Gage (7), (le nom duquel on a jusqu'à
présent celé), se fait payer par chaque neuf ans une commission de 27
livres dessus chaque convenant, on ne sait en vertu de quel titre.
Cette commission se paye il y a plus de cent ans, et le lendemain,
cette commission payée, ledit seigneur marquis du Gage accorde baillée
au premier qui va lui en demander, moyennant une autre commission qu'on
appelle droit d'entrée. On vous prie encore, Messieurs, d'abolir cette
commission et ordonner que le dit seigneur du Gage en fasse la
restitution. Ce faisant vous nous obligerez de croître nos prières pour
votre conservation et celle du roi, notre maître.
Et ont signé : Jean Touboulic, maire ; François Le Prigent, procureur ;
Yves Le Bars ; Nicolas Le Bastard ; Vincent Touboullic, Jean Le Cam,
conseillers ; Thépault, secrétaire greffier
Notes.
1- Nous avons rigoureusement conservé les tournures de style de cette
pièce intéressante, nous bornant à la suppression des particularités
graphiques.
2- Pestivien dépendait de la Sénéchaussée de Carhaix. Les lettres de
convocation ordonnèrent la réunion des sénéchaussées de Carhaix,
Châteaulin, Châteauneuf du Faou, Gourin et Quimperlé pour désigner deux
députés aux États- Généraux: ce furent l'avocat de Châteaulin, Le
Golias et le négociant Billette.
3- Faire des talus
4- Suite de moulin
5- Il s'agit du droit de moudre qui, au lieu d'être perçu au seizième, l'était souvent au sixième ou au quart.
6- Dans les baux à domaine congéable, nous avons souvent trouvé
mentionné une somme de 6, 9 ou 12 £ "pour corvées d'abonnées". Il est
certain que le seigneur exige, en contradiction avec cet abonnement,
des corvées réelles : il y a là un abus particulièrement criant.
7- Le marquis du Gage - qui ferait le sujet d'une bien curieuse monographie était un très riche propriétaire foncier-
Au mois de mai 1792, le Directoire du département des Côtes-du-Nord évaluait sa fortune à plus de 100.000 livres de revenus.
- Il s'appelait Jacques-Claude de Cleuz marquis du Gage et avait épousé
(contrat du 15 février 1765) Jeanne-Jacquette de Roquefeuil. Il
habitait de préférence au château des Salles, à Guingamp. Le marquis du
Gage quitta la France au mois de mai 1791, pour voyager, disait-il en
Angleterre: sa mauvaise santé l'obligeant à se rendre aux eaux de Bath.
Néanmoins l'on se rendait compte qu'il avait emporté toutes ses
valeurs, tous ses objets précieux, si bien que l'on ordonna d'établir
le séquestre sur ses biens, au mois d'avril 1792. Sur opposition, le
Directoire du département le maintint, le 9 mai suivant. C'est alors
que Bouvier des Touches, ex-commissaire du roi près le tribunal du
district de Saint-Brieuc, se rendit auprès de la Convention pour
obtenir la mainlevée. - Cette démarche, de même que celles qu'il
poursuivit dans la suite, pour faire admettre la non-émigration du
marquis du Gage, furent causes de son incarcération comme suspect au
moment de la Terreur. De même en fut-il de Le Normand de Kergré, qui se
trouva impliqué dans cette affaire, d'après les indications contenues
dans une lettre trouvée au décès d'une dame de Roquefeuil - Néanmoins,
le marquis du Gage était inscrit sur la liste des émigrés du district
de Guingamp, le 30 novembre 1792, alors qu'il l'était déjà sur la liste
du département du 4 septembre. Sa femme n'y fut portée que le 14 juin
1793. - Ils protestèrent toujours contre leur inscription qu'ils
déclaraient injustifiée. Tous deux moururent en exil : le marquis du
Gage, à Bath même, comté de Somerset, le 18 avril 1793. - Le 4 janvier
précédent, le Directoire du district de Guingamp avait reçu l'ordre de
procéder à la vente du mobilier tant à la ville qu'à la campagne,
tandis que leurs propriétés étaient soumises au feu des enchères. -
Leur fille Marie-Josèphe-Reine et leur gendre Jacques Louis François
Marie Toussaint, marquis de Kerouartz (contrat du 28 août 1785) avaient
également émigré et étaient respectivement inscrits sur les listes du
12 janvier 1793 et du 4 septembre 1792. La marquise de Kerouartz
décéda également à Bath. Le 16 octobre 1796, laissant deux enfants,
Jacques-Louis-Marie-Georges-Oswen et Frédéric-Charles Marie non émigrés
à cause de leur jeune âge. Bien que leurs grands-parents eussent été
amnistiés le 18 frimaire an XI, et leur mère, le 21 prairial de la même
année, amnistie singulièrement posthume - on eut énormément de peine à
obtenir la mainlevée des propriétés invendues, car le marquis et la
marquise du Gage étaient morts en émigration pendant la mort civile de
leur fille. - Néanmoins ils y parvinrent, et en 1818, on leur accordait
la restitution de 21 tenues convenancière provenant de leur mère.
(Archives départementales des Côtes-du-Nord, cote 3 Q 3, liasses 74 à
79; 6 Q 1015 passim, etc...; Archives nationales, cote D III, 56,
Guingamp, 13e liasse).
Lors de l'indemnité du milliard, les deux petits-enfants réclamèrent
leur part par l'intermédiaire de Ducouédic, avoué licencié, rue
Saint-GuiIlaume, à Saint-Brieuc. L'indemnité devait s'élever à
503.908fr.92 d'où l'on défalquait un passif de 15.133 fr.15 : soit un
résultat de 488.755 F 77. Une demande supplémentaire de 374 F pour des
rentes convenancières fut écartée, et malgré une demande en lésion,
l'on établit la liquidation à 487.954 F 42
SOURCES
Archives départementales des Côtes-du-Nord. Registre Q. 104O, n° 34.
Léon DUBREUIL. La vente des biens nationaux, "', passim, et notamment pp. 611-629)
M. MARION, La vente des biens nationaux pendant La Révolution, pp 366 et Sqq.
Archives nationales- cote D XlV 3, no 21.
Délibération de la Municipalité de Pestivien (septembre 1790)
Nous, soussignés, officiers municipaux, après avoir conféré avec les
douze notables, composant le général de la paroisse de Pestivien
déclarons adhérer à la pétition de M. Huchet, procureur-syndic du
district de Guingamp, pour la suppression du domaine congéable, domaine
cruel et tout à fait inhumain. Le colon, sous ce domaine, est un
parfait esclave. S'il plante, c'est pour le profit du seigneur, s'il a
besoin d'une charrette pour faire les corvées du seigneur et du roi, ou
d'une charrue, il faut qu'il en achète le bois. S'il défriche, un autre
profite de ses travaux. Il ne peut rehausser les bâtiments, pas même
faire une fenêtre de plus, ni augmenter celles qui ne donnent pas assez
de jour. Il ne peut mettre un soliveau, ni une ferme de plus dans la
maison, ni l'agrandir pour pouvoir loger sa famille.
Autrefois le domanier avait le bois blanc. Un arrêt du Parlement le
donne au seigneur. Un autre arrêt défend d'émonder les hêtres. Quand il
plaît au seigneur de vendre les hêtres. Il vend aussi les émondes.
Les fossés, comme les édifices du colon. sont ruinés par ces abattis de
bois. On laisse au colon la liberté de les réédifier s'il le veut.
En un mot, nous ne finirions pas si nous voulions faire l'énumération des maux que fait le domaine congéable aux colons.
Rien de plus contraire à l'agriculture. Tous les domaniers sont dans
une crainte continuelle. S'il se trouve un misérable arbre de coupé,
tout l'attirail de la justice est appelé. Le vassal est ruiné. Un
dessoucheur est appelé : c'est l'affaire de trois ou quatre mille
livres.
Plaise à l'Auguste Assemblée nationale écouter nos justes plaintes,
jeter un œil de pitié sur nos misérables colons qui, seuls, dans un
petit recoin de l'Empire français, souffrent des maux humains.
Nous joignons nos plaintes à celles que M. Huchet a la bonté de faire pour des misérables, et avons signé :
Jean Touboulic, maire ; C. Touboulic ; François Le Bastard ; François
Prigent, procureur de la commune ; Jean Le Cam ; Nicolas Le Bastard.
Sources.
Archives nationales, (D- XIV- 3, n° 21).
Joseph Lohou mai 2005
Joseph
Lohou (juillet 2012)