Lettre de Consuelo SUNCIN à Antoine de Saint-EXUPÉRY en 1944
Consuelo
Suncín-Sandoval (1901-1979), sculptrice et peintre salvadorienne, amie
de Duchamp et Breton, a été l’épouse dévouée du célèbre
écrivain-aviateur Antoine de Saint-Exupéry. Pendant la guerre, elle
l’abreuve de courriers écrits à l’avance pour qu’il les reçoive partout
où il va. Elle continue à lui écrire après sa disparition le 31 juillet
1944, lors d’une reconnaissance aérienne au-dessus de la Méditerranée :
cette prière est déchirante de désarroi.
Fin décembre 1944
Que
j’aille très loin, en train, en avion, sous la mer, par la terre, j’ai
l’impression que jamais je ne pourrai arriver jusqu’à toi.
Tonio,
Tonito, mon homme, mon fils, mon clocher, fais sonner les grandes
cloches parce que je ne peux pas respirer. J’ai grossi en attendant la
houle qui va te ramener.
Je
tombe avec les feuilles, avec la pluie, avec ma jupe de fête. Je ne
peux pas marcher à force d’attendre le moment où je reverrai tes yeux,
ronds comme des fleurs.
Tu
ne vois pas que je ne peux pas arroser l’arbre de Noël pour le faire
grandir. Mon mari des étoiles, j’ai de tout petits pieds et de toutes
petites mains, il faut que tu reviennes m’aider.
Je
ne sais pas comment j’ai marché depuis mon enfance jusqu’à aujourd’hui.
Ma vie fut un immense vertige. A présent, j’ai des cheveux gris, j’ai
tellement de larmes dans ma bouche que cela me suffirait pour boire
toute ma vie. Pourquoi Tonio, mon Tonio, mon mari, mon mal et mon bien,
mon ciel et mon enfer, es-tu parti pour ne jamais revenir ? Je ne peux
pas le croire, je ne veux pas le savoir, tu es parti dans ton avion, le
31 juillet, en mission de guerre et tu n’es pas revenu. Pas de
nouvelles de toi et l’année va finir. Il faut que je l’accepte, et si
je l’accepte, c’est pour t’aimer davantage. Comme je t’aurais aimé si
tu étais revenu ! Comme toi aussi tu aurais fait la même chose pour moi
!
Seigneur
à la couronne d’épines, arrache-moi le cœur pour qu’il ne me fasse plus
mal. Tu sais, toi, que Tonio est tout pour moi. Sans lui, je ne suis
rien. Sur la table de ma chambre d’hôtel, j’ai un livre de lui, son
portrait avec son manteau de soldat en cuir et ses fines mains d’homme
comme des ailes et sa barbe pousse avec mes larmes.
Seigneur
grand et miséricordieux, je te donne ma peine et ma douleur. Mon Père,
aide-moi. Je n’ai personne pour aimer, pour attendre, pour embrasser.
Ma maison est devenue petite, seule ma fenêtre reste ouverte pour faire
entrer le ciel où il est parti en s’envolant pour ne pas revenir.
Rendez-le-moi
mon Père, je vous en prie, faites un miracle. Si vous me le rendez dans
sa tendresse, je le coifferai, je le laverai, je l’embrasserai et
ensemble nous irons jusqu’à vous.