Le Monde est Clos et le Désir Infini
La
société moderne pourrait-elle se passer de croissance ? Compte tenu de
l'immense pression qu'elle exerce sur les individus, dans leur travail
et leurs envies, le plus honnête est de répondre que non. La croissance
pourrait-elle repartir ? Au vu des performances passées et des
contraintes écologiques futures, il est également plus simple de
répondre négativement. In fine, la conclusion semble inévi¬table : la
société occidentale est condamnée à la colère et à la violence.
L'histoire
humaine a déjà été confrontée à des contradictions insurmontables.
Lorsque les humains ont conquis la planète, poussés par une pression
démographique qu'ils ne comprenaient pas, l'apocalypse était «
inévitable ». Le 13 novembre 2026, comme nous l'avons vu, devait être
le jour du jugement dernier, celui où la croissance démographique
aurait submergé les continents... La terre toute entière aurait pu
ressembler à ces civilisations dévastées par les crises écologiques
qu’elles n’ont pas su maîtriser, la Mésopotamie antique, l’Ile de
Pâques, les Mayas ou les Vikings.
L'humanité
a échappé à ce krach grâce à un bouleversement que personne en
son temps n'avait anticipé : la transition démographique, laquelle a
bru-:liement réduit le taux de fécondité féminine. Une nouvelle ère a
ainsi été ouverte, que l'économiste Gary Becker a interprétée comme le
passage du règne de la quantité à celui de la qualité des enfants.
Les
sociétés modernes restent toutefois aussi affamées de richesses que
l'étaient auparavant les sociétés agraires en matière de calories.
Comme un marcheur ;Lui n'atteint jamais l'horizon, l'homme moderne veut
revenir constamment plus riche, sans comprendre mie cette richesse, une
fois qu'elle aura été atteinte, deviendra l'état normal dont il voudra
à nouveau s'éloigner. Pourquoi l'homme veut-il constamment s'arracher à
lui-même ?
Question impénétrable, que les psychanalystes, les anthropologues
et les économistes ont cherché à cerner, chacun avec leurs mots, mais
dont l'essentiel peut se résumer en une formule le désir humain est
profondément malléable, influencé par les circonstances dans lesquelles
il se déploie, ce qui le rend insatiable, infini...
Cette malléabilité est à la fois une malédiction et une chance.
Car
peu importe en réalité le plan sur lequel le désir se déploie, pourvu
qu'il permette aux humains de se sublimer dans un travail, une œuvre,
et de jouer leur partie sur la scène de la vie sociale, mais pour
rendre ces désirs humains compatibles avec la préservation de la
planète, une nouvelle transition est devenue impérative, semblable à
celle que la transition démographique avait permis d'accomplir : le
passage de la quantité à la qualité.
Tant
que la croissance matérielle restera la seule modalité dont disposent
les sociétés modernes pour lutter contre le chômage et faire rêver à un
avenir meilleur, il est difficile de penser qu'elles y renonceront.
Mais comme le ressort de la croissance économique moderne est
l'intensification du travail et le risque climatique, un triangle
infernal se met en place : chômage et précarité d'un côté, tension
psychique et écologique de l'autre... Le piège est imparable. Elle crée
une société composée d'individus dépressifs qui deviennent incapables
de se projeter dans l'avenir et de s'entendre sur les mesures
nécessaires pour éviter un krach planétaire.
Compter
sur la seule menace d'un désastre écologique ne suffira pas à mobiliser
les peuples. Au-delà des mesures techniques indispensables pour
l'éviter, le fond du problème est que celles-ci ne sont envisageables
que si elles reposent sur un changement de mentalités. Au sein de
l'entreprise, entre les personnes elles-mêmes, entre les nations, la
pacification des relations sociales doit prendre le pas sur la culture
de la concurrence et de l'envie. Les mentalités ont changé plusieurs
fois dans l'histoire, mais jamais par décret. Elles se transforment
lorsque les aspirations individuelles et le besoin social convergent
vers un même but. Nous en sommes là...
Daniel Cohen, Prix du Livre d'Économie(Essai) de l'Association Française de Science Économique. 2017