Callac-de-Bretagne

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La chouette effraie défie l'entendement des neurobiologistes

chouette
Chouette, "Tyto Alba"

Avec une population estimée entre 20 000 à 50 000 couples à la fin des années 1990, on ne peut pas dire qu'elle soit, en France, véritablement menacée. Mais sa prospérité — la grande fluctuation de ces chiffres en témoigne — tient à peu de chose. Un hiver trop rigoureux, un trafic routier plus meurtrier que de coutume... Et la vie de la chouette effraie devient plus difficile encore lorsque se réduisent les effectifs des campagnols, ces rongeurs prolifiques contre lesquels est régulièrement pratiqué, dans certaines régions, l'épandage d'un anticoagulant mortel.

Pour la belle nocturne au masque blanc, le campagnol est en effet une nourriture de base. C'est avant tout pour lui que, par deux fois dans la nuit (à ses débuts, puis deux heures avant l'aube), elle se met à l'affût. Déployant en silence ses longues ailes frangées (chamois dessus, blanches dessous, comme le reste du corps), Tyto alba aiguise ses talents de chasseresse. Elle a pour atouts son vol ouaté et une excellente vision-et, surtout, une ouïe parmi les plus extraordinaires du règne animal. Si fine et si précise qu'elle mobilise depuis longtemps l'attention des neurobiologistes, perplexes et désorientés face à une telle maestria.

Rêvons un peu_ Nous sommes au-dessus d'un champ, planant dans les airs par une nuit sans lune. Dix à vingt mètres plus bas, une bestiole court dans l'herbe. Souris, campagnol, musaraigne ? Nous serions bien incapables de le dire, et plus encore d'entendre le trottinement de ses pattes. L'effraie, elle, n'aura aucune difficulté à détecter le son produit par le petit rongeur. Mieux, elle le localisera avec une acuité inouïe : un à deux degrés dans le plan vertical, autant dans le plan horizontal. Soit, pour une proie évoluant à une distance de dix mètres, une précision d'une vingtaine de centimètres.

Comment expliquer une telle performance ? Bien sûr, il y a ce masque blanc, fait de plumes raides et denses qui réfléchissent particulièrement bien les sons à haute fréquence. Mais la vraie réponse se cache au coeur de la boîte crânienne, dans la zone du cerveau où les informations provenant des deux oreilles se rejoignent.

"Pour localiser sa proie, la chouette effraie oriente sa tête jusqu'à ce que les sons puissent arriver simultanément sur son oreille droite et son oreille gauche : la cible est alors située clans l'axe perpendiculaire", explique Rémy Lestienne. Mais connaître son orientation à un ou deux degrés près, compte tenu de la vitesse du son dans l'air (330 m/s) et de l'épaisseur qui sépare les deux oreilles de la chouette (environ 6 cm), cela signifie être capable de discerner deux signaux sonores décalés, à l'entrée des deux oreilles, de cinq microsecondes ! Pour les chercheurs, là réside précisément le mystère. S'ils savent en quel lieu du cortex les sons provenant de la gauche et de la droite se rejoignent (une région nommée nucleus laminaris), ils ne comprennent pas comment les neurones qui y travaillent peuvent aller aussi vite en besogne.
 
UN CONSTAT SIMPLE

"Dans le nucleus laminaris comme dans bien d'autres centres nerveux, le traitement de l'information est confié â toute une population de neurones en parallèle", notait il y a quelques années Rémy Lestienne, pour qui "les prodigieuses capacités sensorielles de l'animal dépendraient de toute une série de facteurs impliquant tant les performances des neurones individuels que la coopération de populations nombreuses". Depuis, les hypothèses n'ont guère progressé, pas plus que leurs confirmations expérimentales. Mais de nouvelles découvertes sont venues compliquer un peu plus le problème...

Ainsi que le rapporte la revue Nature, la chouette effraie ne se contente  pas, en effet, d'être une championne de l'audition. D'après les travaux d'Eric Knudsen, l'un des meilleurs spécialistes de cette espèce, elle serait également capable, jusqu'à un âge avancé, de s'adapter aux changements de son univers sensoriel ! Une aptitude que l'on croyait jusqu'alors réservée aux juvéniles — ces petits êtres dont le masque facial, coeur blanc et rigide plaqué sur un vaporeux duvet grisâtre, évoque étrangement un costume de Venise.

Pour mener à bien leur expérience, Brie Linkenhoker et Eric Knudsen sont partis d'un constat simple : pour fondre sur sa proie, le rapace ne doit pas seulement l'entendre, mais aussi la voir. Son cerveau doit ensuite coordonner les deux informations — visuelle et auditive — reçues. Pour modifier ce tableau, les chercheurs ont placé, devant les yeux de leurs oiseaux, des prismes déviant la lumière d'un nombre plus ou moins grand de degrés. Ils ont ainsi vérifié que les adultes d'un certain âge étaient tout aussi capables que les jeunes d'intégrer cette nouvelle donne et de changer en conséquence la coordination de leurs "cartes" visuelle et auditive. Seule condition requise que l'entraînement soit progressif. Même reproduite chaque jour pendant des mois, une déviation brutale de 23° désorientera complètement les adultes, mais leur cerveau parviendra err grande partie à «suivre" s'il y est-invité-par étapes.Preuve que ce n'est pas aux vieilles chouettes qu'on apprend... à apprendre.

Catherine Vincent