Lettre d’Albert Camus à René Char.
"Cher René,
Je
suis en Normandie avec mes enfants, près de Paris en somme, et encore
plus près de vous par le cœur. Le temps ne sépare, il n’est lâche que
pour les séparés — Sinon, il est fleuve, qui porte, du même mouvement.
Nous nous ressemblons beaucoup et je sais qu’il arrive qu’on ait envie
de « disparaître », de n’être rien en somme. Mais vous disparaîtriez
pendant dix ans que vous retrouveriez en moi la même amitié, aussi
jeune qu’il y a des années quand je vous ai découvert en même temps que
votre œuvre. Et je ne sais pourquoi, j’ai le sentiment qu’il en est de
même pour vous, à mon égard. Quoi qu’il en soit, je voudrais que vous
vous sentiez toujours libre et d’une liberté confiante, avec moi.
Plus
je vieillis et plus je trouve qu’on ne peut vivre qu’avec les êtres qui
vous libèrent, qui vous aiment d’une affection aussi légère à porter
que forte à éprouver. La vie d’aujourd’hui est trop dure, trop amère,
trop anémiante, pour qu’on subisse encore de nouvelles servitudes,
venues de qui on aime. À la fin, on mourrait de chagrin, littéralement.
Et il faut que nous vivions, que nous trouvions les mots, l’élan, la
réflexion qui fondent une joie, la joie. Mais c’est ainsi que je suis
votre ami, j’aime votre bonheur, votre liberté, votre aventure en un
mot, et je voudrais être pour vous le compagnon dont on est sûr,
toujours.
Je
rentre dans une semaine. Je n’ai rien fait pendant cet été, sur lequel
je comptais, beaucoup, pourtant. Et cette stérilité, cette
insensibilité subite et durable m’affectent beaucoup. Si vous êtes
libre à la fin de la semaine prochaine (jeudi ou vendredi, le temps de
me retourner) déjeunons ou dînons. Un mot dans ma boîte et ce sera
convenu. Je me réjouis du fond du cœur, de vous revoir.
Votre ami"
Albert Camus
