Callac-de-Bretagne

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1ère Année                    N°1                    Janvier 1919   

NOTRE PROGRAMME

mocaer

A lutte terrible qui ensanglantait la France depuis quatre ans et demi vient enfin de s'arrêter et il faut compter que, grâce aux précautions prises lors de la signature de l'armistice, on a su rendre l'Allemagne incapable d'un sursaut lorsque le moment sera venu de lui imposer les dures conditions de paix qu'elle a méritées.
En réalisant le danger auquel nous avons miraculeusement échappé, en jetant un coup d'œil dans cet abîme béant où le sort de la France et celui de la Civilisation ont été sur le point de s'effondrer, nous ne pouvons-nous empêcher de pousser un soupir de soulagement et de reconnaissance. Non seulement nous sortons sains et saufs de l'horrible fournaise, mais nous nous retrouvons plus forts qu'auparavant, car l'Alsace-Lorraine est redevenue nôtre et la famille historique de la France n'est plus amputée de deux de ses enfants les plus chers.

Il ne suffit pas toutefois de s'abîmer dans la contemplation des fruits de la victoire ; pour les rendre durables et en profiter, il faut que la France ait une politique claire, pratique et digne d'elle. Maintenant, moins que jamais, il ne faut se payer de simples mots ; ils nous ont fait trop de mal dans le passé.

Et tout d'abord, le monde de fin 1918 n'est plus celui de l'été 1914 ; quatre ans changent beaucoup de choses sans que h guerre s'en male, mais, après le terrible bouleversement que nous venons de subir et dont les dernières secousses n'ont pas encore disparu, nous nous trouvons marcher, à l'intérieur et à l'extérieur, au milieu de phénomènes dont nous saisissons mal les tendances indistinctes, mais dont il serait imprudent de provoquer l'explosion. Pour vaincre ces forces mauvaises, pour les contraindre à rentrer sous terre, il faut résolument se mettre en devoir d'être forts et sans perdre de temps.

Nous avons été, comme toutes les puissances, et plus que toutes les puissances, affaiblis par la guerre et c'est une question de salut pour nous que de nous relever dans le plus bref délai.

Une bonne politique étrangère affaiblira l'Allemagne, la surveillera et nous assurera le concours des alliances qui nous ont permis de vaincre, mais ce qu'il nous faut surtout, c'est une sage politique intérieure qui permette à la France de s'organiser, de panser ses blessures, de se relever et de développer les ressources du pays au suprême degré, en un mot d'être forte par elle-même. Rien ne s'oppose à ce que la France ne devienne, comme elle l'a déjà été — et il n'y a pas si longtemps, la puissance la plus riche et la plus peuplée de l'Europe.

On commençait déjà avant la guerre à toucher du doigt les défauts de notre organisation ; on sentait bien que le corselet d'une centralisation de fer empêchait le pays de respirer à son aise et qu'il était ridicule et dangereux d'imposer les mêmes règles de conduite au Flamand qu'au Provençal, au Breton qu'au Catalan. Chacun aurait dû avoir suffisamment de liberté pour pouvoir mettre en œuvre à sa manière et suivant ses goûts les richesses de sa propre province. « Chacun pour soi et tous pour chacun », telle était la formule et le régionalisme grandissait en France ; sa croissance au milieu des cailloux de la politique était peut-être pénible, mais la plante était extrêmement vivace et elle l'a bien montré.

Les régionalistes bretons, en particulier, partaient du principe que lorsque la Bretagne s'était unie à la France, elle n'avait nullement eu l'intention de commettre un suicide. Loin de là ; elle avait voulu faire un beau et utile mariage, mariage de coeur et aussi de raison. La petite et la grande patrie devaient y trouver chacune leur compte, c'est-à-dire un appui, une augmentation de forces. Le résultat ne devait pas être que tout se qui se trouvait de bien, de beau et d'utile en Bretagne, devait finalement prendre le chemin de Paris, et que notre pays abandonné aux cochons et aux pommes de terres serait la distraction des touristes en été.

Le but à poursuivre en Bretagne était le développement intensif du pays par les Bretons eux-mêmes, aidés de ceux qui viendraient de bon coeur prendre leur part des labeurs et des bénéfices de l'entreprise. Jusque-là, ces idées étaient assez généralement admises sans discussion, ce qui ne veut pas dire, néanmoins, qu'on les mettait en pratique. Mais là où l'on avait moins de chance d'être écoutés, c'est quand on voulait donner à cette activité bretonne une atmosphère et un but. Les régionalistes et nationalistes bretons prétendaient, en -effet, qu'il fallait créer en Bretagne même une vie locale bretonne intense ; il fallait ne plus être sous-préfecture, il était indispensable d'organiser, sur des bases solides, une vie nationale, agissante et utilisant toutes les ressources, tous les symboles, toutes les richesses du pays, surtout sa langue, âme de tout le reste.

Et c'est alors que les bons conseils pleuvaient ; un régionalisme économique, pratique, tant que vous voudrez, mais du sentimentalisme, de l'art, de la littérature, surtout celtiques, ah non ! On n'était plus au temps des druides, Dieu merci, ni même des bragou-braz ; on était au XXe siècle et il fallait marcher avec son temps et patati et patata. Et une partie de la foule qui, comme but économique à atteindre, voyait les Bretons tous transformés en dockers ou en manœuvres d'usine, applaudissait sans se rendre compte qu'il faut une culture à un peuple comme à un individu pour faire son chemin dans la vie et y trouver le bonheur. Le malheur, c'est que tant de gens en Bretagne n'en aient que dis bribes et que par-dessus le marché, elles soient en contradiction avec leurs instincts et leurs traditions celtiques, les plus anciennes en France, après tout.

S'il était compréhensible jusqu'à un certain point que ces idées aient eu du mal à s'acclimater avant 1914, il n'en serait plus de même aujourd'hui après la grande secousse de la guerre. Le paysan breton est sorti de chez lui en allant dans les tranchées et il s'est rendu compte que s'il y a bien des manières d'être Franeait, c'est encore la sienne qu'il préfère. Il entendrait très mal, maintenant, les plaisanteries qu'on se permettrait de lui faire au sujet de la langue bretonne. De sinistres demi-instruits, en mal d'attitudes doctorales, en ont dit pis que pendre au nez et à la barbe des savants qu'ils amusaient, du reste, prodigieusement, mais il est certain qu'il s'est, à l'heure actuelle, recréé en Bretagne un milieu de culture bretonne, à l'armature très solide et dont les tenants appartiennent à toutes les classes sociales et à tous les niveaux de culture. C'est cette intelligence bretonne qui entend prendre en mains le développement de son pays.
Le but que nous poursuivons à « Oubez ,Dreiz » est donc d'étudier, d'exposer et de répandre ces idées dans la mesure de nos moyens. Pour cela, nous faisons appel à toutes les bonnes volontés et nous voudrions n'avoir point d'adversaires parmi les Bretons.

Nous voulons assurer la naissance d'une Bretagne où, moralement et matériellement, il fera meilleur vivre pour tous les Bretons, où les usines ne seront pas des prisons tristes et malsaines, où les fermes ne seront pas des taudis humides et des repaires de tuberculose, où les écoles ne seront plus les lieux où l'on apprenait aux enfants à mépriser leur pays et où on les punissait quand ils parlaient leur propre langue. Nous voulons aider à l'avènement d'une Bretagne réellement celtique, où il y aura du soleil pour tout le monde, où le travail joyeusement accompli sera fructueux et où la vie intellectuelle sera digne d'un peuple civilisé.

Pierre MOCAER.

Note de la Rédaction : Pierre Mocaër (Paris 1887-Brest 1961), écrivain, créateur de la Revue « Buhez Breiz » WIKI.