Ce
n'est pas seulement dans de grandes villes que l'on trouve des colonies
bretonnes. On en découvre aussi dans de modestes agglomérations. Ainsi
dans la commune de la Ferté-Fresnel, dans l'Orne, connue dans le pays
sous le nom de « Petite Bretagne ».En juillet 1939, un notaire nous
écrivait : «On m’assure qu'il existe Grand-Couronne, en Normandie, une
colonie de plus de 600 Bretons originaires de Spézet (Finistère), qui
travaillent comme manœuvres dans ses usines de cette localité 137. En
1947, un directeur d'école du Finistère nous faisait cette remarque : «
Chaque commune semble avoir un centre d’attraction dans sa région
parisienne : Karloff se retrouve à Versailles. ».A Saint-Cyr-sur-Ecole
on remarque surtout des Bretons de la région de Guingamp.
Beaucoup de familles de Saint-Carreuc, nous disait-on pendant
l'occupation, sont établies à Mantes-la-Ville(1), comme cimentiers. Il
y a là une colonie de Saint-Carreuc, au moins une trentaine. Les
centres qui fournissent à Vaujours et aux environs (Seine-et-Oise) le
contingent des Bretons sont : Le Relecq-Kerhuon, Pont-de-Buis,
Moulin-Blanc. D'autres localités en ont fourni également, mais
seulement quelques unités. C’est surtout des environs de Châtelaudren,
spécialement de Plélo, Trégomeur et Tréméloir, que viennent les
maraichers de Montesson et Croissy .Le breton de Villejuif, nous
rapportait-on en 1948, un millier environ, sont presque tous du
Finistère, surtout d'Elliant. Beaucoup sont infirmiers à l'hospice P.
Brousse ou l’asile psychiatrique. De Guilliers (Morbihan), on estime
qu'il y a plus de 500 émigrés parisiens, presque tous dans le service
de santé. Loguivy-les-Lannion envoyait bon nombre de gens à Ivry,
travailler à la maison Amoy. De même, quelqu'un nous écrivait en 1947:
« Nos compatriotes, et plus spécialement les miens (je suis originaire
de Lannion), sont nombreux, dans le XVIIIe arrondissement, occupés aux
Etablissements Maggi. »Beaucoup de gens de Trémuson allaient autrefois
travailler dans les glacières à Paris : on les employait, en
particulier, à transporter de la glace dans les hôtels.
Déjà l'abbé Cadic pouvait écrire au sujet des Bretons : « Par un
phénomène singulier qui prouve bien les tendances particularistes de
ces gens, à l'exception des domestiques que les exigences de leur
condition condamnent à se disséminer, les ouvriers ont soin de se
grouper sur des points déterminés, par familles, par dialectes, par
cantons. Les Trégorois, vous les verrez en force à Vaugirard, à
Plaisance, à Saint-Denis ; les Roscovites, près de la Bastille; les
Pontyviens choisissent de préférence les faubourgs de Saint-Ouen, de
Levallois, de Clichy et les alentours de la gare d'Ivry. Ce n'est qu'à
la longue qu'ils en viennent à se sectionner, et, en débarquant à
Paris, ils commencent par se fixer pêle-mêle aux environs de la gare
qui les a amenés. Notre-Dame-des-Champs où s'élève la gare
Montparnasse, en comptait 2.692 en 1891. Ce centre forme maintenant,
avec celui de Plaisance, leur véritable quartier général, une extension
de la Bretagne en quelque sorte.
Le Bulletin de la Paroisse bretonne notait en novembre 1901 :« A
Grenelle, il y a des rues entières de Bretons et il nous souvient
d'avoir trouvé, au cours de nombreuses visites que nous fîmes au moment
des inondations, une maison de la rue de Javel qui comptait 130 Bretons
presque tous originaires de Morlaix et qui travaillaient dans les
usines du voisinage. En 1936, des 705 originaires des Côtes-du-Nord
habitant Colombes, 269 venaient de l’Ouest de ce département, d'une
région équivalant à 9 cantons, ce qui donnait une moyenne de 30 par
canton : 157 venaient d'une région centre et du sud-est équivalente à 8
cantons donnant une moyenne de 20 par canton; tandis que les 279
autres, issus de 31 cantons, voyaient leur moyenne tomber à 9 par
canton. A la même époque, chiffres analogues pour les XIIIe, XIVe et
XVe arrondissements de Paris, où les cantons les plus représentés, sont
toujours ceux de l'extrême ouest et parfois, mais un degré moindre,
quelques-uns du sud, XIIIe arrondissement. — Sur 245 électeurs
originaires des Côtes-du-Nord, 113 viennent de 9 cantons (moyenne de 12
par canton), 132 de 39 cantons (moyenne de 3 par canton).XIVe
arrondissement. — 159viennent de 9 cantons (moyenne de 16), 295 de 39
cantons (moyenne de 7).XVe arrondissement. — 378 issus de 17 cantons
(moyenne de22), 242 de 31 cantons (moyenne de 8).Le « premier prix »
reviendrait au canton de Plouaret qui comptait en tout 101 originaires
électeurs dans ces trois arrondissements. Le second prix
ex-aequo, aux cantons limitrophes de Lannion et de Plestin, qui en
comptaient chacun 61.
D'une manière générale, les originaires des Côtes-du-Nord, électeurs
Paris et banlieue que nous avons relevés dans notre important sondage
(relevé complet de nombreux arrondissements de Paris, de plusieurs
communes de banlieue) sont en grande majorité de l'ouest, des cantons
de Plestin et Bégard à ceux de Maël-Carhaix et Mûr. Il existe une
deuxième région dans le Méné, qui va de Quintin et Moncontour à
Loudéac, et comprenant les communes qui s’étendent de Plénée-Jugon à
Illifaut. Dès 1896, il y avait à Versailles une très nette prédominance
de gens venus des Côtes-du-Nord puisque, sur 4.268 Bretons, 2.982
étaient de ce département. M. L’abbé Euzen déclarait en 1908 : « J'ai
pu remarquer que ce sont les arrondissements de Guingamp et de Lorient
qui fournissent Versailles le plus d'ouvriers bretons. La région de
Guingamp devait l'emporter de beaucoup, car nous trouvons les
précisions suivantes dans un article intitulé : Quand les provinciaux
s'annexent la ville du Roi-Soleil : « Après Saint-Denis et le Havre,
Versailles est considéré par les statisticiens comme le troisième grand
centre français de l'émigration bretonne. Cette affluence, assez
surprenante au premier abord, s'explique surtout par le fait que
Versailles se trouve située sur les deux lignes Paris-Brest,
Paris-Quimper, voies importantes desservant la Haute et la
Basse-Bretagne. Cependant, on nous fait remarquer que la plupart des
Bretons de Versailles sont originaires du Finistère et des
Côtes-du-Nord. Les Morbihannais, par exemple, sont très peu nombreux.
Cela vient de ce que la ligne Paris-Quimper ne passe à Versailles que
depuis une quinzaine d'années à peine. Ce sont donc des originaires de
Brest, Morlaix, Guingamp et Saint-Brieuc qui, les premiers, sont venus
s'établir en Seine-et-Oise et à Versailles en particulier. Quels sont
les principaux quartiers bretons ? Montreuil d'abord, la rue du
Vieux-Versailles et ses abords immédiats.
La partie Chesnay vienne du boulevard Saint-Antoine. Qui, de nous, dans
ces quartiers, n'a entendu des groupes parler le rude langage celtique
ou rencontrées coiffes blanches se rendant à la gare des Chantiers ?
Tous ces Bretons émigrés constituent d'importants effectifs à la
S.N.C.F., sur les chantiers de construction et dans la police. Faut-il
parler de la Société des tramways versaillais qui semble n'avoir parmi
ses employés que des Armoricains ? Nous avons pu, en effet, jeter un
coup d'œil au bureau de la Compagnie sur le registre où figure le nom
du personnel et nous avons été surpris par l’abondance de noms à
consonance celtique. Une avalanche de Le Gac, Le Dru, Le Coz, etc. A
noter que la plupart de ces employés viennent de Morlaix, Huelgoat et
Guingamp, sans oublier le petit bourg Scrignac qui, jusqu’à présent,
est le principal fournisseur de wattmen et de receveuses. On ne
pourrait plus aujourd'hui généraliser ces rapprochements au point d'y
voir une sorte de loi, comme refaisait Sébillet. « Il est intéressant,
disait-il, de constater que partout où les Bretons sont quelque peu
nombreux, on les voit se grouper à côté des autres dans un
quartier spécial. On peut vérifier ce fait d'après la plupart des
grandes villes où les Bretons sont employés comme ouvriers ou comme
manœuvres ; en certains cas, à Trélazé par exemple, ils arrivent à
former une sorte d'îlot qui pendant longtemps est réfractaire à
l'assimilation.
Ce dernier fait, surtout, est de moins, en moins vrai. On rencontre
encore cependant des regroupements, étonnants. Celui des quartiers de
Saint-François et de l'Eure, au Havre, était célèbre. La guerre l'a
dispersé en détruisant cette partie de la ville. On a pu écrire avec un
peu d'exagération que les rues Vanda, Mme et Vercingétorix, autour de
l'église Notre-Dame-du-Travail de Plaisance, dans le XIVe
arrondissement de Paris, sont presque exclusivement habitées par des
Bretons. Est-il vrai qu'il y a 2.000 Bretons groupés dans un quartier
de Gennevilliers près de Colombes ? En tout cas, voici sur Saint-Denis
des précisions exactes. En 1896,sur les 5.115 Bretons de cette commune,
2.286 étaient des Côtes-du-Nord. En 1931, celles-ci en comptaient 3.927
sur 7.502. Soit 44 % à la première de ces dates, 52 % à la seconde.
Nous avons pu relever le lieu de naissance de 1.550 hommes originaires
des Côtes-du-Nord, électeurs de Saint-Denis en 1931.
Tous les cantons sont représentés, mais très différemment. Le foyer
d'émigration vers Saint-Denis est ainsi très nettement déterminé : les
électeurs inscrits à Saint-Denis sont en énorme majorité de
Cornouaille, surtout des centres de Belle-Isle-en-Terre, de Plouaret,
Callac, Rostrenen, Gouarec. Soit une masse compacte de 70 communes
fournissant à Saint-Denis 1.220 électeurs. Tandis que les 320 autres
communes du département en fournissent seulement 330 entre elles
toutes. En gros, cette région d'environ 100.000 âmes, soit le cinquième
à peine des Côtes-du-Nord, compte à peu près 3.000 émigrés à
Saint-Denis, tandis que les quatre autres cinquièmes, ensemble, n'en
comptent pas un mille. Par conséquent, la première région compte à
Saint-Denis environ 30 pour mille de ses originaires ; le reste du
département, environ 2 pour mille. Voici, du nord au sud, les communes
qui comptaient en 1931 le plus d'électeurs à Saint-Denis : Trégom : 20
— Plounévez-Moëdec : 49 — Louargat : 56— Belle-Isle : 30 —
Loguivy-Plougras : 36 —Plougonver : 34 — Bourbriac : 28 — Callac : 20 —
Maël-Pestivien : 30 —Carnoët : 25 — Saint-Nicolas-du-Pélem : 40 —
Kergrist-Moëllou : 27— MaëlCarhaix : 20 — Plounévez-Quintin : 47—
Corlay : 26 — Plussulien : 20 — Laniscat : 46 — Glomel : 39 —
Plouguernével : 46 — Saint-Gelven : 30 —Caurel : 32.
C'est Louargat, dans le canton de Belle-Isle, qui vient en tête.
N'est-il pas surprenant qu'une commune des Côtes-du-Nord, située à 440
kilomètres de Paris, compte 56 de ses fils adultes regroupés sur un
aussi petit territoire que Saint-Denis ?D'autant que, si l'on tient
compte de la proportion générale, ces 56électeurs indiquent, 150
originaires de Louargat domiciliés à Saint-Denis. Et encore faudrait-il
tenir compte du fait qu'un bon nombre ont pu ne pas se faire inscrire
sur les listes électorales .Si maintenant l'on considère, non plus les
chiffres absolus, mais le pourcentage de l'émigration à Saint-Denis par
rapport à la population restée au pays, la proportion la plus étonnante
nous est fournie par trois petites communes limitrophes situées au sud
du département : Laniscat et Saint-Gelven, dans le canton de Gouarec,
et Caurel dans le canton de Mûr. Elles ont respectivement 46, 30 et 32
émigrés électeurs à Saint-Denis, ce qui indique, d'après la proportion
générale, 110, 75 et 80 émigrés des deux sexes et de tous âges. Comme
ces trois communes avaient en 1931, à l'époque de nos recherches,
Laniscat, 901habitants ; Saint-Gelven, 723 ; Caurel, 763, il s'ensuit
que ces deux dernières avaient 10 % de leur population à Saint-Denis et
Laniscat12 %.
Comment les Bretons de Saint-Denis sont-ils répartis au point de vue du
domicile ? Pour le déterminer en gros, nous avons utilisé cette
distribution en quartiers que constituent les onze sections établies
dans la commune en vue de faciliter les scrutins. Cette étude nous a
révélé que les divers cantons de la la cité dionysienne. Par exemple,
tandis que les gens, venus des cantons de Gouarec, Mûr et Corlay,
habite une occidentale des Côtes-du-Nord où Saint-Denis recrute tant
d'habitants ont des quartiers d'élection dans sont volontiers dans la
neuvième section, ceux de Belle-Isle-en-Terre et Plouaret vont
davantage dans la huitième et la onzième. La comparaison de quatre de
ces sections est particulièrement instructive : ce sont la première, la
deuxième, la troisième et la sixième.
Nous y avons pointé 7.495 électeurs de Saint-Denis sur 22.237 qui
étaient inscrits en 1932 sur l'ensemble des listes de la commune, soit
environ le tiers. Et nous avons relevé au passage les électeurs
originaires des Côtes-du-Nord que nous avons rencontrés, exactement
524, représentant également environ le tiers de l'ensemble, qui était
de 1.601, des électeurs émigrés de ce département. Or nous avons
constaté une distribution inverse suivant les cantons d'origine. Une
région compacte qui s'étend sur une partie des cantons du nord
(Plouaret, Belle-Isle-en-Terre, Bourbriac) comptait 22 originaires
inscrits dans la sixième section, 95 dans l'ensemble des trois autres ;
au contraire, une région du sud (parties des cantons de Maël-Carhaix,
Rostrenen, Saint-Nicolas-du-Pélem)en avait 92 dans la sixième section
et 21 dans les autres.
Si l'on joint cette dernière région à une voisine qui s'étend sur
Gouarec et Corlay et avait une distribution de ses originaires se
rapprochant de la sienne, on constatait le fait suivant : une
superficie égale à trois cantons et demie de la Cornouaille des
Côtes-du-Nord comptait 161originaires électeurs à Saint-Denis inscrits
dans cette sixième section, soit 70 % de ceux des Côtes-du-Nord pour
cette section et 7,8 % de tous les électeurs de cette section,
autrement dit 1/12°, alors que la population de cette superficie
cornouaillaise représente à peu près 1/1200e de celle de la France. Les
adresses nous ont aidé également à découvrir à quel point les Bretons
se sont rapprochés les uns des autres dans cette commune où ils
constituent, il est vrai, 1/11e de la population. Il est curieux de les
voir habiter les mêmes rues et souvent les mêmes maisons. Les rues de
Paris, de Gonesse, de Notre-Dame et du Grand-Pichet en abritaient un
certain nombre. Dans l'espace de quatre ans, de 1876 à 1879, on en
trouve sur le seul registre des mariages une quinzaine qui déclare
habiter au n° 29 de la rue du Saulger. Il se constituait ainsi, on le
voit, de véritables « Bretonneries ». Cette coutume s'est conservée.
Dans certaines rues il y a de nos compatriotes dans presque toutes les
maisons. Les listes électorales que nous avons consultées
nous disent qu'il n'est pas rare de trouver 4, 6, 8, 10électeurs du
sexe masculin originaires des Côtes-du-Nord, logeant au même numéro.
Même, en 1932, le n° 61 de la rue des Poissonniers en abritait 19, le
n° 10 de la même rue : 24, presque tous originaires de communes
différentes, mais voisines. Ce phénomène de rapprochement social, ces
courants migratoires déterminés, montrent le rôle important des
influences individuelles dans l'exode breton. Ce sont des parents, des
amis, des « pays » déjà partis, qui font signe à ceux qui sont restés
au village natal : ceux-ci ont demandé ce service ; ou
ceux-là, sachant les besoins des compatriotes, les invitent
spontanément, les pressent de venir et leur préparent les voies. On
sent aussi un peuple, sous la pression des causes que nous avons dites
ailleurs, contraint de
quitter
sa terre et qui s'engouffre partout où il trouve une issue.
Cf. Abbé Élie Gautier, Un siècle d'indigence. — La dure existence des paysans et des paysannes.
J.L. (octo.2017)